Livv
Décisions

CJCE, 2e ch., 8 septembre 2005, n° C-129/04

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Espace Trianon (SA), Société wallonne de location-financement (SA)

Défendeur :

Office communautaire et régional de la formation professionnelle et de l'emploi

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Timmermans

Avocat général :

Mme Stix-Hackl

Juges :

MM. Gulmann, Schintgen, Arestis, Klucka

Avocats :

Mes Coenraets, Lépinois, Uyttendaele, Mareschal, Gerard

CJCE n° C-129/04

8 septembre 2005

LA COUR (deuxième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation de l'article 1er de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1, ci-après la "directive 89-665").

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant Espace Trianon SA (ci-après "Espace Trianon") et la société wallonne de location-financement SA (ci-après "Sofibail"), membres de l'association momentanée "Espace Trianon-Sofibail", à l'office communautaire et régional de la formation professionnelle et de l'emploi (ci-après le "FOREM"), au sujet d'une procédure d'attribution de marché public.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3 L'article 1er de la directive 89-665 dispose:

"1. Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d'application des directives 71-305-CEE, 77-62-CEE et 92-50-CEE [...], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l'article 2 paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

[...]

3. Les États membres assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures ou de travaux déterminé et ayant été ou risquant d'être lésée par une violation alléguée. [...]"

4 L'article 2, paragraphe 1, de la directive 89-665 dispose:

"Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant:

[...]

b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause;

[...]"

5 L'article 21 de la directive 93-37-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 199, p. 54), dispose:

"Les groupements d'entrepreneurs sont autorisés à soumissionner. La transformation de tels groupements en une forme juridique déterminée ne peut être exigée pour la présentation de l'offre, mais le groupement retenu peut être contraint d'assurer cette transformation lorsque le marché lui a été attribué."

La réglementation nationale

6 En vertu de l'article 14, paragraphe 1, des lois coordonnées, du 12 janvier 1973, sur le Conseil d'État (Moniteur belge du 21 mars 1973, p. 3461), le Conseil d'État est compétent pour connaître des recours en annulation introduits contre des décisions d'attribution de marché public.

7 L'article 19, premier alinéa, des mêmes lois coordonnées, qui réglemente, notamment, la qualité pour agir en matière de recours en annulation, dispose:

"Les [...] recours en annulation [...] peuvent être portés devant la section d'administration par toute partie justifiant d'une lésion ou d'un intérêt et sont soumis par écrit à la section dans les formes et délais déterminés par le Roi."

8 En ce qui concerne la décision d'agir en justice, l'article 522, paragraphe 2, du code des sociétés prévoit pour les sociétés anonymes:

"Le conseil d'administration représente la société à l'égard des tiers et en justice soit en demandant, soit en défendant. Toutefois, les statuts peuvent donner qualité à un ou plusieurs administrateurs pour représenter la société soit seuls, soit conjointement. Cette clause est opposable aux tiers. [...]"

9 Ledit code réglemente le statut des sociétés momentanées, anciennement dénommées "associations momentanées". La société momentanée est définie à l'article 47 du même code comme étant une "société sans personnalité juridique qui a pour objet de traiter, sans raison sociale, une ou plusieurs opérations de commerce déterminées".

Les litiges au principal et les questions préjudicielles

10 Le 30 septembre 1997, le FOREM, en tant que pouvoir adjudicateur, a fait publier au Journal officiel des Communautés européennes un avis de marché ayant pour objet "la conception, la réalisation et le financement d'un immeuble d'environ 6 500 m2" à l'usage de sa direction régionale de Liège.

11 Le 20 février 1998 a eu lieu l'ouverture des offres. Cinq offres avaient été déposées, dont l'une émanait de l'association momentanée Espace Trianon-Sofibail.

12 Le 22 décembre 1998, le marché a été attribué par le comité de gestion du FOREM à une autre association momentanée, CIDP-BPC. Le 8 janvier 1999, le même comité de gestion a confirmé sa décision du 22 décembre 1998. Le 25 janvier 1999, la décision d'attribution a été notifiée à Espace Trianon et à Sofibail.

13 Respectivement les 19 février 1999 et 8 mars 1999, ces deux dernières sociétés ont déposé des requêtes tendant à l'annulation des décisions du comité de gestion du FOREM des 22 décembre 1998 et 8 janvier 1999.

14 Le Conseil d'État observe, dans sa décision de renvoi, que les décisions d'agir en justice d'Espace Trianon ont été prises par deux de ses administrateurs et non par son conseil d'administration conformément à ses statuts. Dès lors, elles sont irrégulières. Il relève que, en revanche, les décisions d'agir en justice de Sofibail ne sont pas contestables.

15 Étant donné que lesdites sociétés ont déposé leur offre au nom de l'association momentanée Espace Trianon-Sofibail et que les décisions d'agir en justice d'Espace Trianon sont irrégulières, le Conseil d'État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes, dans le but de déterminer si les recours de Sofibail sont recevables dès lors qu'elle demeure seule à contester les décisions du comité de gestion du FOREM des 22 décembre 1998 et 8 janvier 1999:

"1) L'article 1er de la directive 89-665 [...] fait-il obstacle à une disposition d'une législation nationale telle que l'article 19, alinéa 1er, des lois sur le Conseil d'État, coordonnées le 12 janvier 1973, interprétée comme obligeant les membres d'une association momentanée ne disposant pas de la personnalité juridique qui, en tant que telle, a participé à une procédure d'attribution d'un marché public et ne s'est pas vu attribuer ledit marché, à agir tous ensemble, en leur qualité d'associé ou en leur nom propre, pour exercer un recours contre la décision d'attribution dudit marché ?

2) La réponse à la question serait-elle différente dans l'hypothèse où les membres de l'association momentanée auraient agi tous ensemble, mais où l'action de l'un de ses membres serait irrecevable ?

3) L'article 1er de la directive 89-665 [...] fait-il obstacle à une disposition d'une législation nationale telle que l'article 19, alinéa 1er, des lois sur le Conseil d'État, coordonnées le 12 janvier 1973, interprétée comme interdisant à un membre d'une telle association momentanée d'exercer à titre individuel soit en sa qualité d'associé, soit en son nom propre, un recours contre la décision d'attribution ?"

Sur les questions préjudicielles

16 Les première et troisième questions, qu'il convient d'examiner ensemble, visent à savoir si l'article 1er de la directive 89-665 s'oppose à une règle nationale selon laquelle, lorsqu'une association momentanée ne disposant pas de la personnalité juridique a participé en tant que telle à une procédure d'attribution de marché public et ne s'est pas vu attribuer ledit marché, seul l'ensemble des membres de cette association peuvent former un recours à l'encontre de la décision d'attribution. Par la deuxième question, la juridiction de renvoi demande en substance si la réponse aux première et troisième questions serait différente si les membres de l'association momentanée ont agi ensemble, mais que l'action de l'un d'eux est jugée irrecevable.

17 Il convient de rappeler que, conformément à l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665, les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs doivent pouvoir faire l'objet de recours efficaces et que, conformément au paragraphe 3 dudit article, les procédures de recours doivent être accessibles au moins à toutes les personnes ayant un intérêt à obtenir un marché public.

18 Espace Trianon, Sofibail et la Commission des Communautés européennes soutiennent que, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, une règle nationale de procédure qui exige que les membres d'une association momentanée agissent en justice ensemble, et doivent donc être d'accord à l'unanimité pour exercer un recours contre une décision d'attribution de marché public, ne respecte pas l'exigence d'accessibilité des procédures de recours visées à l'article 1er, paragraphe 3, de la directive 89-665. Selon eux, une protection juridictionnelle efficace doit permettre que les membres d'une telle association disposent d'un droit de recours individuel.

19 À cet égard, il convient de relever que ledit article 1er, paragraphe 3, en se référant à toute personne ayant un intérêt à obtenir un marché public, vise, dans une situation telle que celle au principal, la personne qui, en présentant son offre pour le marché public en cause, a démontré son intérêt à obtenir celui-ci.

20 Or, dans cette situation, c'est l'association momentanée en tant que telle qui a soumissionné, et non pas ses membres à titre individuel. Ce sont également tous les membres de cette association qui, s'ils s'étaient vu attribuer le marché en cause, auraient eu l'obligation de signer le contrat et d'exécuter les travaux.

21 Contrairement à d'autres situations soumises à la Cour (voir notamment arrêts du 12 février 2004, Grossmann Air Service, C-230-02, Rec. p. I-1829, point 28, et du 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Lochau, C-26-03, non encore publié au Recueil, point 41), rien ne s'est opposé dans l'affaire au principal à ce que les membres de l'association momentanée introduisent tous ensemble, en leur qualité d'associé ou en leur nom propre, un recours en annulation contre les décisions des 22 décembre 1998 et 8 janvier 1999.

22 Dès lors, une règle nationale de procédure qui exige qu'un recours en annulation contre la décision d'un pouvoir adjudicateur d'attribuer un marché public soit introduit par l'ensemble des membres formant une association momentanée soumissionnaire ne limite pas l'accessibilité à un tel recours d'une façon contraire à l'article 1er, paragraphe 3, de la directive 89-665.

23 Il en est d'autant plus ainsi que, comme il ressort du dossier, en droit belge, les membres d'une telle association peuvent à tout moment, avant d'introduire un recours, régler la question concernant la capacité d'agir en justice de l'association par la voie d'un accord interne, sans aucune autre formalité.

24 Par ailleurs, ne saurait être retenu l'argument de la Commission selon lequel une règle telle que celle en cause dans l'affaire au principal, qui impliquerait une exigence pour les groupements d'entrepreneurs d'adopter une forme juridique déterminée pour la présentation de l'offre, serait contraire à l'article 21 de la directive 93-37. En effet, la règle nationale en cause au principal se limite à exiger que l'association momentanée, pour agir en justice, assure sa représentation conformément aux règles applicables à la forme juridique que ses membres ont eux-mêmes adoptée pour pouvoir soumissionner.

25 En outre, il y a lieu de relever que la règle de procédure visée dans la présente affaire s'applique de la même façon à tous les recours qu'introduisent les membres des associations momentanées en relation avec les opérations que celles-ci effectuent dans le cadre de leur activité, sans qu'il importe de savoir si les demandes sont fondées sur une violation du droit communautaire ou du droit national, qu'elles soient relatives à des marchés publics de travaux ou à d'autres opérations.

26 Compte tenu de ce qui précède, il ne saurait pas davantage être considéré qu'une règle telle que celle en cause au principal est de nature à porter atteinte à l'exigence de recours efficaces consacrée par l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665. Ce principe n'exige pas qu'un recours soit déclaré recevable lorsque n'ont pas été respectées les dispositions relatives à la représentation en justice découlant de la forme juridique adoptée pour ce qui concerne la personne qui agit.

27 Enfin, s'agissant de la deuxième question, rien n'indique qu'il y a lieu de traiter différemment le cas où le recours a été dès le départ introduit par seulement certains des membres de l'association momentanée et celui où il a été, dans un premier temps, introduit par l'ensemble desdits membres, mais où le recours de l'un de ceux-ci a été, dans un second temps, jugé irrecevable.

28 Dans les deux cas, le recours est irrecevable en vertu de règles nationales qui ne font qu'exiger des requérants qu'ils respectent les conditions afférentes à la représentation en justice conformément à la forme juridique que les membres ont eux-mêmes choisie. De telles exigences sont d'application générale et ne limitent pas de façon contraire à la directive 89-665 l'effectivité des recours et leur accessibilité aux soumissionnaires. De plus, l'irrecevabilité de l'action de l'un des membres de l'association momentanée peut être motivée par des circonstances démontrant qu'aucune volonté d'agir en justice du membre en cause n'a été valablement constituée.

29 Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de répondre aux questions posées que:

- l'article 1er de la directive 89-665 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce que, selon le droit national, seul l'ensemble des membres d'une association momentanée sans personnalité juridique ayant participé, en tant que telle, à une procédure d'attribution de marché public et ne s'étant pas vu attribuer ledit marché, puissent former un recours à l'encontre de la décision d'attribution et non seulement l'un de ses membres à titre individuel;

- il en va de même si tous les membres d'une telle association momentanée agissent ensemble mais que l'action de l'un de ses membres est jugée irrecevable.

Sur les dépens

30 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, LA COUR (deuxième chambre), dit pour droit:

L'article 1er de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce que, selon le droit national, seul l'ensemble des membres d'une association momentanée sans personnalité juridique ayant participé, en tant que telle, à une procédure d'attribution de marché public et ne s'étant pas vu attribuer ledit marché, puissent former un recours à l'encontre de la décision d'attribution et non seulement l'un de ses membres à titre individuel.

Il en va de même si tous les membres d'une telle association momentanée agissent ensemble mais que l'action de l'un de ses membres est jugée irrecevable.