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Décisions

CJCE, 2e ch., 24 juin 2004, n° C-212/02

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République d'Autriche

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Timmermans

Avocat général :

M. Poiares Maduro

Juges :

MM. Puissochet, Schintgen, Mmes Macken, Colneric

Avocat :

Me Roniger

CJCE n° C-212/02

24 juin 2004

LA COUR (deuxième chambre),

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 5 juin 2002, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 226 CE, un recours visant à faire constater que, dans la mesure où les Landesvergabegesetze (lois régionales relatives aux passations des marchés publics) des Länder de Salzbourg, de Styrie, de Basse-Autriche et de Carinthie ne prévoient pas, dans tous les cas, une procédure de recours permettant à un soumissionnaire écarté d'obtenir l'annulation de la décision d'attribution du marché, la République d'Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), et de la directive 92-13-CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14).

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

2 L'article 1er, paragraphe 3 de la directive 89-665 dispose :

"Les États membres assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures ou de travaux déterminé et ayant été ou risquant d'être lésée par une violation alléguée. En particulier, ils peuvent exiger que la personne qui souhaite utiliser une telle procédure ait préalablement informé le pouvoir adjudicateur de la violation alléguée et de son intention d'introduire un recours."

3 En outre, aux termes de l'article 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 89-665, les États membres veillent à ce que les mesures prises par eux prévoient, pour le cas où un litige naîtrait de la passation d'un marché public, les pouvoirs permettant :

"a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d'empêcher d'autres dommages d'être causés aux intérêts concernés, y compris des mesures destinées à suspendre ou à faire suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou de l'exécution de toute décision prise par les pouvoirs adjudicateurs;

b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause."

4 L'article 1er, paragraphe 3, et l'article 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 92-13 contiennent, en substance, les mêmes dispositions.

La réglementation nationale

5 Le Bundesvergabegesetz 2002 (loi de 2002 sur l'attribution des marchés), qui a été publié le 28 juin 2002 (BGBI. I, 2002-99), prévoit notamment une définition de la décision d'adjudication, une obligation de communiquer cette décision aux soumissionnaires ainsi qu'un délai de suspension au cours duquel l'adjudicateur ne peut accorder l'adjudication à un soumissionnaire sous peine de nullité.

6 Selon le Bundesvergabegesetz 2002, la réglementation doit être la même pour l'État fédéral, les Länder et les communes en matière d'adjudication des marchés.

7 Au niveau fédéral, le Bundesvergabegesetz 2002 est entré en vigueur le 1er septembre 2002. Pour les Länder, la réglementation équivalente, à savoir les Landesvergabegesetze, se présente de la manière suivante :

- Styrie : la loi complémentaire (LGB1. 2002-41) est entrée en vigueur le 16 mars 2002 et a été notifiée à la Commission le 1er juillet 2002.

- Basse-Autriche : la loi complémentaire (LGB1. 7200-5) est entrée en vigueur le 31 janvier 2002 et il n'est pas contesté qu'elle a été notifiée à la Commission.

- Carinthie : la loi complémentaire a été adoptée le 23 mai 2002 et son entrée en vigueur était prévue pour octobre 2002.

- Salzbourg : des dispositions analogues devaient être introduites avec l'entrée en vigueur dans ce Land de la loi fédérale le 1er janvier 2003.

8 Avant l'entrée en vigueur de ces textes, une circulaire de la chancellerie fédérale d'Autriche a prévu, d'une part, l'aménagement d'un délai entre la décision d'adjudication et la conclusion du contrat ainsi que, d'autre part, l'obligation faite aux adjudicateurs de communiquer les décisions d'adjudication à tous les soumissionnaires.

La procédure précontentieuse

9 La Commission, estimant que les autorités autrichiennes n'avaient pas respecté les conditions fixées par le traité CE en vue de la bonne transposition des directives 89-665 et 92-13 concernant les voies de recours que peuvent exercer des soumissionnaires écartés contre les décisions d'adjudication, a, par lettre du 22 novembre 1999, mis le Gouvernement autrichien en demeure de présenter ses observations dans un délai de deux mois. Ce dernier a communiqué sa réponse, le 8 février 2000, indiquant qu'il reconnaissait la plupart des griefs avancés par la Commission mais, précisant que, entre-temps, la législation fédérale avait subi des modifications et que de nouvelles lois avaient été adoptées au niveau des Länder.

10 La Commission a, le 18 juillet 2001, émis un avis motivé invitant la République d'Autriche à prendre les mesures nécessaires pour s'y conformer dans un délai de deux mois à compter de sa notification. La Commission prenait en compte les modifications législatives intervenues au niveau fédéral ou régional et ne retenait que les griefs qu'elle estimait ne pas être devenus sans objet.

11 Le Gouvernement autrichien a répondu à l'avis motivé par lettre du 26 septembre 2001, en indiquant que des modifications législatives étaient intervenues entre-temps dans les Länder du Burgenland et du Tyrol.

12 La Commission a estimé néanmoins que les directives 89-665 et 92-13 n'avaient pas été intégralement transposées en droit autrichien à l'issue du délai de deux mois fixé dans l'avis motivé et qui avait pris fin le 26 septembre 2001. Aucune procédure de recours permettant à un soumissionnaire écarté d'obtenir l'annulation de la décision d'adjudication, avant la conclusion du contrat d'attribution du marché, n'aurait été prévue dans les Landesvergabegesetze des Länder de Salzbourg, de Styrie, de Basse-Autriche et de Carinthie. La Commission a, en conséquence, décidé d'introduire le présent recours.

Sur le recours

Argumentation des parties

13 La Commission se réfère, pour fonder son recours en manquement, à la position prise par la Cour dans l'arrêt du 28 octobre 1999, Alcatel Austria e.a. (C-81-98, Rec. p. I-7671, point 43). La Cour a considéré que les dispositions de l'article 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 89-665 imposent aux États membres de prévoir dans tous les cas une procédure de recours permettant au requérant d'obtenir l'annulation de la décision du pouvoir adjudicateur précédant la conclusion du contrat, décision par laquelle celui-ci choisit le soumissionnaire ayant participé à la procédure de passation du marché avec lequel il conclura le contrat. Ce droit de recours offert aux soumissionnaires est indépendant de la possibilité pour ces derniers d'exercer un recours en indemnité lorsque le contrat a été conclu.

14 Or, la Commission constate que le système autrichien rend la décision d'attribution inattaquable pour deux raisons. D'une part, la concomitance de la décision d'attribution et de la conclusion du contrat priverait les intéressés de toute possibilité de recours pour obtenir l'annulation d'une décision illégale d'adjudication ou pour prévenir la conclusion du contrat. D'autre part, la décision du pouvoir adjudicateur notifiée à la personne à laquelle est attribué le marché ne pourrait, en règle générale, être attaquée dès lors que les soumissionnaires évincés ne sont pas destinataires de ladite décision. La législation nationale applicable aurait donc pour effet d'exclure la possibilité d'un recours en annulation contre la décision d'attribution. Une telle situation ne saurait être compatible avec les exigences des dispositions du droit communautaire en cause.

15 Les dispositions pertinentes de la directive doivent être mises en œuvre avec une force contraignante incontestable, avec la spécificité, la précision et la clarté requises afin que soit satisfaite l'exigence de la sécurité juridique (voir arrêts du 15 octobre 1986, Commission/Italie, 168-85, Rec. p. 2945, points 11 et 13; du 11 août 1995, Commission/Allemagne, C-433-93, Rec. p. I-2303, point 18, et du 19 mai 1999, Commission/France, C-225-97, Rec. p. I-3011, point 37).

16 Le Gouvernement autrichien fait valoir, à titre principal, qu'il n'existe aucune interdiction de communiquer la décision d'adjudication aux soumissionnaires dans les Länder. Il n'y aurait donc aucune obligation, pour respecter la réglementation communautaire, d'adopter des dispositions particulières prévoyant l'obligation de communiquer la décision d'adjudication. Il se réfère au point 49 de l'arrêt Alcatel Austria e.a., précité, selon lequel il faudrait examiner si les dispositions nationales ne peuvent pas être interprétées de manière conforme à la directive 89-665.

17 Le Gouvernement autrichien soutient que, en l'absence de réglementation explicite dans les Länder, les adjudicateurs et les instances de contrôle disposent d'une marge de manœuvre pour combler, au moyen de la méthode interprétative, d'éventuelles lacunes dans la procédure. Il en déduit que les dispositions nationales qui ne s'opposent pas à cette application conforme constituent une transposition suffisante de la directive, de sorte qu'aucune intervention du législateur ne serait nécessaire.

18 Le Gouvernement autrichien admet, toutefois, que, à la suite de l'arrêt Alcatel Austria e.a., précité, la chancellerie fédérale a pris une circulaire qui, jusqu'à l'adoption de dispositions légales, devait garantir une procédure conforme à celle qui découlait de cet arrêt lors de la passation des marchés publics. Il soutient, en outre, que ladite circulaire a pu servir de fondement aux arrêtés des Gouvernements des Länder de Salzbourg et de Carinthie.

19 Si le Gouvernement autrichien reconnaît que cette circulaire et les arrêtés adoptés dans les Länder n'ont pas un caractère contraignant, il estime cependant qu'ils créent des obligations pour l'administration en vue de l'interprétation des normes, dans le seul cadre du droit communautaire existant et en aucun cas contra ou praeter legem, de sorte qu'une transposition suffisante de la directive est garantie.

Appréciation de la Cour

20 Les dispositions des directives 89-665 et 92-13, destinées à protéger les soumissionnaires contre l'arbitraire du pouvoir adjudicateur, visent à renforcer les mécanismes existants pour assurer l'application effective des règles communautaires en matière de passation de marchés publics, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées (arrêt Commission/Allemagne, précité, point 23). Une telle protection ne peut être effective si le soumissionnaire n'est pas en mesure de se prévaloir de ces règles vis-à-vis du pouvoir adjudicateur.

21 Une protection juridique complète suppose, tout d'abord, l'obligation d'informer les soumissionnaires de la décision d'adjudication. Une législation relative à l'accès aux documents administratifs qui se contenterait de prévoir l'information des soumissionnaires sur les seules décisions qui les concernent directement, ne peut compenser l'absence d'une obligation d'informer l'ensemble des soumissionnaires de la décision d'attribution du marché avant la conclusion du contrat, afin que ceux-ci disposent d'une réelle possibilité d'intenter un recours.

22 L'absence d'interdiction d'une telle information ne peut libérer la République d'Autriche de son obligation d'adopter des dispositions législatives en vue de se conformer aux exigences de l'effet utile des directives 89-665 et 92-13. Cet État membre ne peut prétendre avoir assuré une application conforme de ces directives en faisant valoir que rien n'empêche le pouvoir adjudicateur de publier les décisions d'attribution un certain temps avant la conclusion du contrat. Cette faculté reviendrait à reconnaître au pouvoir adjudicateur la liberté de décider ou non d'informer les soumissionnaires de la décision d'attribution, alors que lesdites directives sont destinées à protéger les soumissionnaires contre l'arbitraire du pouvoir adjudicateur.

23 Cette protection juridique exige ensuite de prévoir la possibilité pour le soumissionnaire évincé d'examiner en temps utile la question de la validité de la décision d'attribution. Compte tenu des exigences de l'effet utile de la directive, il s'ensuit qu'un délai raisonnable doit s'écouler entre le moment où la décision d'attribution est communiquée aux soumissionnaires évincés et la conclusion du contrat, afin de permettre, notamment, d'introduire une demande de mesures provisoires jusqu'à ladite conclusion.

24 La République d'Autriche était donc tenue de mettre en place des procédures adéquates pour permettre l'annulation de décisions illégales et, conformément aux articles 1er, paragraphe 3, des directives 89-665 et 92-13, de s'assurer que les procédures de recours soient accessibles au moins à toutes les personnes ayant eu un intérêt à obtenir un marché public. Cette efficacité est conditionnée non seulement à l'existence d'un délai suffisant pour permettre aux soumissionnaires de réagir à la décision d'adjudication mais également à l'obligation de tenir informés les soumissionnaires de la décision d'attribution.

25 La circulaire fédérale, postérieure à l'arrêt Alcatel Austria e.a., précité, dont se prévaut le Gouvernement autrichien ne peut être regardée comme une transposition suffisante, même si son contenu a pu influencer certains arrêtés pris dans deux Länder, ces arrêtés ayant au demeurant été adoptés en dehors du délai fixé par l'avis motivé. En effet, les circulaires étant des pratiques administratives par nature modifiables au gré de l'administration et dépourvues d'une publicité adéquate, elles ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations du traité ni comme un moyen suffisant pour remédier, le cas échéant, à l'incompatibilité des dispositions législatives nationales avec le droit communautaire (voir arrêts précités Commission/Italie, points 11 et 13; Commission/Allemagne, point 18, et Commission/France, point 37). Ces circulaires n'ont qu'un caractère provisoire, comme l'a d'ailleurs admis le Gouvernement autrichien dans ses observations sur l'avis motivé et la lettre de mise en demeure de la Commission.

26 La transposition d'une directive dans l'ordre juridique interne exige que l'incompatibilité soit définitivement éliminée par des dispositions internes à caractère contraignant ayant la même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées (voir, en ce sens, arrêt du 12 septembre 2002, Commission/France, C-152-00, Rec. p. I-6973, point 19). L'État membre est tenu de prévoir un cadre légal précis dans le domaine concerné, l'exécution des directives communautaires devant être assurée par des mesures d'application appropriées (arrêt du 15 mars 1990, Commission/Pays Bas, C-339-87, Rec. p. I-851).

27 Enfin, si le Gouvernement autrichien soutient que des lois modificatives sont, depuis, intervenues, il ressort clairement de ses écritures qu'elles sont entrées en vigueur après l'expiration du délai de deux mois fixé dans l'avis motivé.

28 Or, l'existence d'un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l'État membre telle qu'elle se présentait au terme du délai fixé dans l'avis motivé. Les changements intervenus par la suite ne sauraient être pris en compte par la Cour (arrêts du 15 mars 2001, Commission/France, C-147-00, Rec. p. I-2387, point 26, et du 18 octobre 2001, Commission/Irlande, C-354-99, Rec. p. I-7657, point 45).

29 Il y donc lieu de constater que, dans la mesure où les Landesvergabegesetze (lois régionales relatives aux passations des marchés publics) des Länder de Salzbourg, de Styrie, de Basse-Autriche et de Carinthie ne prévoient pas, dans tous les cas, une procédure de recours permettant à un soumissionnaire écarté d'obtenir l'annulation de la décision d'attribution d'un marché, la République d'Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 89-665 et de la directive 92-13.

Sur les dépens

30 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République d'Autriche aux dépens et cette dernière ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (deuxième chambre),

déclare et arrête :

1) Dans la mesure où les Landesvergabegesetze (lois régionales relatives aux passations des marchés publics) des Länder de Salzbourg, de Styrie, de Basse-Autriche et de Carinthie ne prévoient pas, dans tous les cas, une procédure de recours permettant à un soumissionnaire écarté d'obtenir l'annulation de la décision d'attribution d'un marché, la République d'Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 2, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, et de la directive 92-13-CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications.

2) La République d'Autriche est condamnée aux dépens.