CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 19 juin 2008, n° 07-04428
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Auto Hall (SA)
Défendeur :
Nissan West Europe (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Maron
Conseillers :
MM. Boilevin, Coupin
Avoués :
SCP Jupin & Algrin, SCP Jullien Lecharny Rol, Fertier
Avocats :
Mes Bertin, Bricogne, Selas Vogel & Vogel
Faits, procédure et moyens des parties
La société Auto Hall était concessionnaire de la société Nissan France, dont la dénomination sociale est aujourd'hui Nissan West Europe, ci-après désigné Nissan, sur le territoire de la ville d'Alès depuis 1986, selon des contrats successifs dont le dernier a été signé le 15 avril 1996 par le président de la société Auto Hall, Monsieur Jacques Delenne.
Ce dernier est décédé le 27 mars 2002 et la société Nissan, s'appuyant sur le caractère intuitu personae du contrat, en a notifié à la société Auto Hall la résiliation le 15 mai 2002.
Estimant cette résiliation abusive, la société Auto Hall a assigné la société Nissan devant le Tribunal de commerce de Versailles pour lui réclamer une somme en principal de 2 117 632 euro de dommages et intérêts. La société Nissan s'est opposée à cette prétention en déniant le caractère abusif de la résiliation et en discutant, subsidiairement, la réalité du préjudice.
Par jugement du 12 novembre 2004, cette juridiction a dit que la résiliation avait été décidée à bon droit en application du contrat. Elle a considéré que le refus d'agrément de Monsieur Cyril Delenne, fils du dirigeant décédé, ne constituait pas une faute. Elle a débouté la société Auto Hall de ses demandes en la condamnant à payer à la société Nissan 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Appelante de cette décision, la société Auto Hall soutient que la société Nissan a engagé sa responsabilité en résiliant, à effet immédiat, le contrat de concession par lettre du 15 mai 2002 et en faisant échec à toute possibilité de pouvoir bénéficier d'une procédure d'agrément impartiale et équitable alors qu'elle était dirigée par Monsieur Cyril Delenne.
Elle estime que les premiers juges devaient apprécier la gravité des circonstances qui ont conduit la société Nissan à se prévaloir des dispositions de l'article 8 § 2 du contrat pouvant justifier une rupture à effet immédiat.
Elle affirme que la société Nissan avait accepté de longue date que Monsieur Cyril Delenne, qui était devenu dirigeant de fait depuis quelques années, succède à son père.
Elle souligne l'absence d'obstacle inhérent à la personnalité de Monsieur Cyril Delenne pour poursuivre l'exécution normale du contrat de concession.
Elle en déduit que la société Nissan ne pouvait se prévaloir du décès de Monsieur Jacques Delenne pour invoquer une modification dans la situation du concessionnaire telle qu'elle aurait pu porter atteinte à la bonne exécution du contrat.
Elle relève à cet égard que la société Nissan a voulu prolonger jusqu'au 30 septembre 2003 les relations contractuelles.
Elle explique que la société Nissan avait antérieurement incité messieurs Jacques et Cyril Delenne à céder leur affaire à un Monsieur Robert, concessionnaire Renault et Nissan de la région et soutient que le concédant a exploité les circonstances du décès de Monsieur Jacques Delenne en détournant de son objet la procédure extraordinaire prévue à l'article 8 § 2 du contrat pour imposer la restructuration de son réseau.
Elle fait en outre le grief à la société Nissan d'avoir refusé de l'agréer après le dépôt de candidature de Monsieur Cyril Delenne, sans procéder à un examen sérieux et équitable puisqu'elle avait décidé, dès 1999, de confier la concession d'Alès à Monsieur Robert.
Elle chiffre son préjudice à la somme de 2 117 632 euro qui correspond à deux années de marge brute moyenne.
Elle demande en conséquence à la cour d'infirmer le jugement et de condamner la société Nissan à lui payer cette somme ainsi que 20 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Nissan réplique que la résiliation extraordinaire du contrat ne peut être considérée comme abusive dès lors qu'elle correspond à une application des dispositions contractuelles qui prévoyaient que le décès du dirigeant emportait la possibilité pour elle de résilier le contrat de concession.
Elle considère que l'implication de Monsieur Cyril Delenne dans la gestion de la concession est indifférente puisqu'il n'a jamais été agréé et que Monsieur Jacques Delenne, seul signataire du contrat, est demeuré président de la société Auto Hall.
Elle affirme que le juge n'avait pas à apprécier la gravité des circonstances qui l'ont conduite à appliquer la clause contractuelle et dénie toute mauvaise foi dans cette décision.
Rappelant la liberté de choix de ses cocontractants, elle estime qu'elle avait le droit de ne pas donner son agrément. Elle expose, à titre subsidiaire, les justifications de son refus d'agréer Monsieur Cyril Delenne.
Elle soutient, subsidiairement, l'absence de préjudice subi par la société Auto Hall en raison de la résiliation du contrat en expliquant que celle-ci a rompu le délai de préavis afin de se rapprocher d'un autre constructeur. Elle souligne, de surcroît, le caractère exorbitant des sommes réclamées.
Elle conclut ainsi à confirmation du jugement, au débouté de la société Auto Hall à laquelle elle réclame 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La procédure a été clôturée par une ordonnance du conseiller de la mise en état du 7 février 2008.
Motifs de la décision
Sur la résiliation du contrat de concession
Considérant que le contrat du 15 avril 1996 stipule en son article 8 § 2 que la société Nissan pourra "à tout moment, résilier ce contrat par lettre recommandée avec accusé de réception, sans mise en demeure préalable, dans les cas suivants : modification dans l'entreprise du concessionnaire telle que décès, mise en société, changement de dirigeant, et, d'une façon générale, tout ce qui implique que la situation du concessionnaire est modifiée, le présent contrat étant consenti à titre strictement personnel en raison de la personnalité du signataire" ;
Considérant que le contrat a été conclu entre la société Nissan et Monsieur Jacques Delenne " agissant tant en son nom personnel qu'au nom de la Auto Hall SA dont il est le Président directeur Général " ; qu'est constant le décès de Jacques Delenne intervenu soudainement le 27 mars 2002 ;
Considérant que, par lettre du 14 mai 2002, la société Auto Hall sous la signature de Monsieur Cyril Delenne, confirmait le décès du président, informait de son remplacement par son fils et sollicitait la poursuite des relations commerciales par la conclusion d'un contrat de concessionnaire;
Considérant qu'en exprimant une telle demande de signature d'un contrat nouveau, la société Auto Hall confirmait sa parfaite conscience de l'importance du caractère personnel de la relation contractuelle ;
Considérant que, dès le lendemain 15 mai 2002, la société Nissan confirmait les termes de discussions intervenues lors d'une visite du 26 avril précédent, affirmait que le décès de Jacques Delenne justifiait une résiliation du contrat dans les termes suivants "Ainsi une modification dans l'entreprise du concessionnaire justifie contractuellement une résiliation de plein droit du contrat" et ajoutait "Compte tenu des circonstances douloureuses liées au décès de votre père, nous avons décidé de maintenir provisoirement jusqu'au 5 juillet 2002 le contrat de concession liant nos deux sociétés. Ce délai laisse le temps aux deux parties de trouver une solution. Il nous permettra d'étudier les différentes candidatures qui pourraient se présenter pour la reprise de la représentation Nissan";
Considérant que, contrairement à ce qu'indiquait cette lettre, le décès du dirigeant de la société Auto Hall n'emportait pas résolution, "de plein droit" du contrat mais ouvrait seulement à la société Nissan la faculté d'en prononcer la résiliation ;
Considérant que cette possibilité reposait explicitement sur le caractère intuitu personae des relations contractuelles ; que l'exercice de ce droit devait s'inscrire dans ce cadre et ne pouvait, sans revêtir un caractère abusif, viser à contourner les obligations contractuelles tenant, notamment, au nécessaire délai de préavis auquel était soumis toute volonté unilatérale de résiliation ;
Considérant qu'il ne peut être fait aucun grief à la société Nissan d'avoir assorti sa notification de l'exercice du droit de résiliation d'un délai raisonnable d'un mois et demi qui permettait de régler les affaires en cours et d'examiner une ou des candidatures à la reprise de sa représentation sur le secteur d'Alès ;
Considérant cependant que, dans sa lettre du 15 mai 2002, la société Nissan confirmait à la société Auto Hall qu'un Monsieur Robert, concessionnaire Nissan à Montpelier, Nîmes et Arles serait un candidat susceptible d'obtenir son agrément ; que dans une lettre du 3 juillet 2002 informant Monsieur Cyril Delenne du rejet de sa candidature, elle exprimait être disposée à reporter au 31 juillet 2002 la date d'effet de la résiliation du contrat ;
Considérant que le 23 juillet 2002, le président de la société Nissan adressait à la société Auto Hall, à l'attention de Monsieur Cyril Delenne, un courrier ainsi libellé :
"Je fais suite à votre visite à Trappes ce 11 juillet, dont je vous remercie.
Vous avez réitéré votre souhait qu'Auto Hall continue à Alès l'exploitation de la marque Nissan à laquelle votre famille est très attachée. Vous nous avez également indiqué votre refus d'entamer une négociation avec le candidat repreneur que nous vous avons présenté, Monsieur Robert, ou d'ailleurs avec un quelconque repreneur.
Nous vous réitérons que votre candidature ne correspond pas à celle que Nissan souhaite aujourd'hui pour le territoire d'Alès. Toutefois, à titre commercial et eu égard aux circonstances, nous avons décidé d'accepter de rallonger substantiellement la période de préavis précédant la résiliation du contrat actuel de concession avec la société Auto Hall.
Cette prorogation vous est donc accordée jusqu'au 30 septembre 2003, date correspondant par ailleurs à l'entrée en vigueur du nouveau règlement d'exemption qui entraînera de profondes modifications dans le réseau de distribution Nissan.
La fin de nos relations contractuelles interviendra donc le 30 septembre 2003 ";
Considérant que ces échanges de correspondances traduisent une contradiction majeure dans la position de la société Nissan qui, ayant exercé un droit de résiliation du contrat sans préavis, prorogeait les relations commerciales d'abord jusqu'au 5 juillet 2002 puis jusqu'au 31 juillet 2002, et, enfin rallongeait de quatorze mois un préavis que ne stipulait pas la résiliation, alors qu'elle refusait dans le même temps d'agréer la candidature de Monsieur Cyril Delenne dont elle n'ignorait pas, depuis plus de deux mois, qu'il était le dirigeant légal de la société Auto Hall ;
Considérant que cette attitude qui visait clairement à maintenir sa présence sur le territoire d'Alès au travers d'une concession, dont le dirigeant n'était pas agréé et dont elle encourageait la cession, l'a conduite à proposer de différer du 15 mai 2002 au 30 septembre 2003, la résiliation pourtant prononcée sur le seul critère du décès de Jacques Delenne ;
Considérant qu'il est dès lors établi, par les propositions exprimées par la société Nissan elle-même, qu'aucune exigence de relations intuitu personae ne présidait à la poursuite des relations entre le représentant français du constructeur et son concessionnaire ;
Considérant que la société Auto Hall n'a jamais exprimé par écrit l'acceptation d'une quelconque prorogation jusqu'au 30 septembre 2003 des relations contractuelles; qu'elle a même protesté, par lettre du 24 juillet 2002 de pressions ou interventions intempestives et transmis le suivi de cette affaire à son conseil;
Considérant que le désir de la société Nissan de ne pas perdre la concession qu'elle avait pourtant résiliée était tel que, nonobstant la protestation de la société Auto Hall, elle lui a écrit le lendemain 25 juillet que : " si vous souhaitez aujourd'hui résilier de votre propre initiative votre contrat de concession au 31 juillet prochain, nous vous rappelons qu'il vous appartient de nous le faire savoir officiellement par un courrier de résiliation, compte tenu que votre contrat se poursuit normalement jusqu'au 30 septembre 2003 ";
Considérant que la société Auto Hall a cessé toutes relations commerciales avec la société Nissan qui en a pris acte par lettre du 9 août 2002 en protestant de la violation d'accords ; que cette dernière a néanmoins écrit le 10 septembre 2002 à la société Auto Hall : "Bien qu'il n'existe plus entre nos deux sociétés de liens commerciaux, nous souhaitons vous faire savoir qu'une concessionnaire de notre réseau nous a indiqué être disposé à acquérir le fonds de commerce de Auto hall, sous réserve qu'y soit inclus le droit au bail afin de pouvoir disposer d'un site d'exploitation" ;
Considérant que les conclusions de la société Nissan précisent que l'auteur de cette proposition de rachat est le même Monsieur Robert que Nissan avait initialement recommandé comme repreneur;
Considérant que, si comme le rappelle la société Nissan, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites l'article 1134 du Code civil édicte aussi qu'elles doivent être exécutées de bonne foi ;
Considérant qu'en résiliant le contrat tout en cherchant à conserver sa position commerciale sur le territoire, la société Nissan a exercé abusivement le droit que lui réservait l'article 8 § 2 du contrat, lequel était fondé sur le seul caractère essentiel de la relation personnelle avec Jacques Delenne décédé ; que la proposition, devenue exigence, de poursuivre le contrat jusqu'au 30 septembre 2003, alors qu'elle refusait d'agréer le nouveau dirigeant de la société Auto Hall, enlève tout crédit à la prétendue prépondérance de l'intuitu personae dans la collaboration ; que cet exercice abusif ouvre à la société Auto Hall le droit à indemnisation du préjudice qui en est résulté pour elle;
Sur le refus d'agrément de Monsieur Cyril Delenne
Considérant que dans sa lettre du 14 mai 2002, Monsieur Cyril Delenne, nouveau président de la société Auto Hall, sollicitait, en réalité, la reprise, le contrat ayant été résilié par Nissan, des relations commerciales avec la société Nissan par la conclusion d'un contrat de concessionnaire ; que dès le 6 juin suivant, la société Nissan lui adressait un questionnaire de candidature conforme à ses procédures que Monsieur Cyril Delenne lui a retourné le 18 juin :
Considérant que par lettre du 3 juillet 2002, la société Nissan répondait ne pas pouvoir retenir cette candidature ; qu'elle justifiait sa décision par la perspective des incidences de l'entrée en vigueur du nouveau règlement automobile européen;
Considérant que le principe de la liberté contractuelle inclut celle de ne pas contracter ainsi que le libre choix du cocontractant ;
Considérant que la candidature de Monsieur Delenne a été examinée dans des délais qui ne peuvent être critiqués ; que la société Auto Hall n'apporte aucun élément de nature à établir que la société Nissan aurait manqué de sérieux et d'objectivité dans son examen ;
Considérant que la décision de la société Nissan ne présente aucun caractère arbitraire ; qu'elle a été explicitée par les perspectives nouvelles résultant de la modification de la réglementation européenne ; que la décision a été prise au regard des intérêts commerciaux légitimes de la société Nissan et en considération de la résiliation notifiée du contrat de concession;
Que le refus opposé par la société Nissan à la demande d'agrément de la société Auto Hall ne présente pas le caractère fautif allégué par cette dernière qui sera déboutée de sa prétention indemnitaire de ce chef;
Sur le préjudice
Considérant qu'en exerçant de manière abusive son droit à résiliation du contrat au motif du décès de Jacques Delenne, la société Nissan a privé la société Auto Hall du bénéfice d'un préavis de deux ans que la réglementation en vigueur comme le contrat lui réservaient ; qu'elle a ainsi contraint la société Auto Hall à une reconversion précipitée ;
Considérant que la société Auto Hall a promptement réagi à la décision de résiliation et rapidement mis en place une solution de remplacement consistant à rejoindre le réseau des distributeurs du constructeur Seat ; que cette réalité, qui n'est pas discutée, se trouve confirmée par un constat d'huissier dressé le 14 octobre 2002 ; que la société Auto Hall n'a, au demeurant, pas donné de suite à la proposition de la société Nissan de proroger jusqu'au 30 septembre 2003, les relations commerciales ;
Considérant que, nonobstant la résiliation du contrat de concession Nissan, le bénéfice réalisé par la société Auto Hall a connu l'évolution suivante :
- exercice 2001 : 38 988 euro,
- exercice 2002 : 88 373 euro,
- exercice 2003 : 122 732 euro;
qu'en revanche, le chiffre d'affaires réalisé au cours de exercice 2002 a enregistré une baisse de 4,52 % comparativement à celui de exercice précédent ;
Considérant que ces résultats démontrent que la perte de marge alléguée ne correspond aucunement à deux années d'activité puisque la société Auto Hall a été rapidement en mesure de relancer celle-ci sous un autre panonceau ; qu'elle s'est trouvée, au contraire, limitée à la période d'incertitude économique qui a suivi la résiliation sans préavis du contrat de concession Nissan ;
Qu'au regard de la marge brute moyenne des exercices 1999, 2000 et 2001, telle que certifiée par l'expert comptable de la société Auto Hall, il convient de fixer le préjudice effectivement subi par cette dernière à la somme de 20 000 euro que la société Nissan sera condamnée à lui payer;
Sur les autres demandes
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la société Auto Hall la charge des frais non compris dans les dépens qu'elle a été contrainte d'engager en première instance et en cause d'appel ; que la société Nissan sera condamnée à lui payer une indemnité de 7 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Considérant que l'équité ne commande pas d'allouer des sommes sur le fondement du même texte à la société Nissan qui, succombant, doit être condamnée aux dépens des deux instances ;
Par ces motifs, Statuant en audience publique, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris, et statuant à nouveau, Condamne la société Nissan West Europe à payer à la société Auto Hall la somme de 20 000 euro de dommages et intérêts ainsi que celle de 7 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Dit n'y avoir lieu à application du même texte au bénéfice de la société Nissan West Europe, Condamne cette dernière aux dépens des deux instances, Dit que ceux d'appel pourront être recouvrés directement par la SCP Jupin Algrin, avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.