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Décisions

CJCE, 4e ch., 15 novembre 1983, n° 288-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

MJJ Duijnstee

Défendeur :

Lodewijk Goderbauer

CJCE n° 288-82

15 novembre 1983

LA COUR,

1 Par arrêt du 29 octobre 1982, parvenu à la Cour le 3 novembre 1982, le Hoge Raad des Pays-Bas a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la convention), trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 16, paragraphe 4, et 19 de la convention.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un pourvoi en cassation formé par M. Ferdinand M. J. J. Duijnstee contre un arrêt rendu le 20 mai 1981 par le Gerechtshof De's-Hertogenbosch en confirmation d'un jugement de l'Arrondissementsrechtbank de Maastricht.

3 Le 28 novembre 1979, M. Duijnstee avait, en sa qualité de syndic de la faillite de la société BV Schroefboutenfabriek, cité en référé devant le President de l'Arrondissementsrechtbank de Maastricht M. Lodewijk Goderbauer, ancien directeur de cette entreprise, pour qu'il lui soit fait injonction de transférer à la société en faillite les demandes de brevet déposées et les brevets délivrés dans vingt-deux pays, parmi lesquels certains Etats contractants de la convention, pour une invention que M. Goderbauer avait réalisée lorsqu'il était employé dans cette société. La demande de M. Duijnstee, qui se fondait sur le fait que l'office néerlandais des brevets avait reconnu à la société BV Schroefboutenfabriek le droit au brevet néerlandais pour l'invention de M. Goderbauer, fut rejetée le 19 décembre 1979.

4 Le 21 décembre 1979, M. Goderbauer a cité à son tour le syndic de la faillite devant l'Arrondissementsrechtbank de Maastricht en faisant valoir que dans la mesure où, et pour autant que, les brevets et demandes de brevets mentionnés dans la citation appartiendraient à la société en faillite, M. Goderbauer possédait à l'égard du syndic un droit de rétention sur ces brevets et demandes. M. Duijnstee a alors introduit une demande reconventionnelle dans le sens de sa précédente demande en référé du 28 novembre 1979.

5 Par jugement du 24 avril 1980, l'Arrondissementsrechtbank de Maastricht a rejeté tant la demande de M. Goderbauer que la demande reconventionnelle de M. Duijnstee. Ce jugement fut confirmé en appel par le Gerechtshof De's-Hertogenbosch par arrêt du 20 mai 1981.

6 C'est contre cette décision que M. Duijnstee a formé pourvoi en cassation en invoquant la violation de la loi néerlandaise sur les brevets d'invention.

7 Bien que le pourvoi en cassation ne se fonde que sur un moyen tiré de la violation du droit néerlandais en matière de brevets, le Hoge Raad a cependant émis des doutes quant à sa propre compétence pour connaitre de l'affaire en raison de certains éléments touchant le droit d'autres Etats qui, en vertu de l'article 16, paragraphe 4, de la convention, pourraient entrainer la compétence exclusive des juridictions d'autres Etats contractants.

8 En premier lieu, le Hoge Raad s'est demandé si, à supposer qu'en l'espèce la compétence exclusive pour connaître de l'affaire appartienne à une juridiction d'un autre Etat contractant, il y aurait lieu de reconnaître cette compétence même si aucune des parties au litige ne l'a invoquée. En effet, l'article 419, paragraphe 1, du Code de procédure civile néerlandais limite l'examen du Hoge Raad "aux moyens invoqués à l'appui du pourvoi", tandis que l'article 19 de la convention prévoit que 'le juge d'un Etat contractant, saisi à titre principal d'un litige pour lequel une juridiction d'un autre Etat contractant est exclusivement compétente en vertu de l'article 16, se déclare d'office incompétent'.

9 Par sa première question, le Hoge Raad demande donc à la Cour de préciser si l'obligation que l'article 19 de la convention imposé au juge d'un Etat contractant de se déclarer d'office incompétent implique qu'une disposition comme l'article 419, paragraphe 1, du Code de procédure civile néerlandais est privée d'effet en ce sens que le juge de cassation doit inclure dans son examen la question de savoir si la décision attaquée a été rendue dans un litige de l'espèce visée à l'article 19 et si, en cas de réponse affirmative, ce juge doit annuler cette décision, alors même que ladite question n'a pas fait l'objet d'un moyen en cassation.

10 Afin de répondre à cette question, il convient de prendre en considération les objectifs poursuivis par la convention.

11 Ainsi qu'il ressort du préambule de la convention, les Etats contractants, soucieux de 'renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies', ont considéré qu'il importait à cette fin de 'déterminer la compétence de leurs juridictions dans l'ordre international, de faciliter la reconnaissance et d'instaurer une procédure rapide afin d'assurer l'exécution des décisions ainsi que des actes authentiques et des transactions judiciaires'.

12 Tant les dispositions concernant la détermination de la compétence que celles relatives à la reconnaissance et à l'exécution des décisions ont donc pour objet de renforcer la protection juridique des personnes établies dans la Communauté.

13 Or, le principe de la sécurité juridique dans l'ordre communautaire et les objectifs poursuivis par la convention, en vertu de l'article 220 du traité, sur lequel elle se fonde, exigent que l'égalité et l'uniformité des droits et obligations, qui découlent de la convention pour les Etats contractants et pour les personnes intéressées, doivent être assurées, quelles que soient les règles établies en la matière dans l'ordre juridique de ces Etats.

14 Il faut conclure que la convention, se proposant de déterminer la compétence des juridictions des Etats contractants dans l'ordre intracommunautaire en matière de compétence civile, doit prévaloir sur les dispositions internes qui sont incompatibles avec elle.

15 Il y a donc lieu de répondre à la première question en ce sens que l'article 19 de la convention impose au juge national l'obligation de se déclarer d'office incompétent chaque fois qu'il constate l'existence d'une compétence exclusive d'une juridiction d'un autre Etat contractant au sens de l'article 16 de la convention, même dans le cadre d'un pourvoi en cassation alors que la règle de procédure nationale limite l'examen de la juridiction aux moyens invoqués par les parties.

16 Par sa deuxième question, le Hoge Raad vise à savoir si la notion de litige' en matière d'inscription ou de validité des brevets', au sens de l'article 16, paragraphe 4, de la convention, attribuant une compétence exclusive aux juridictions de l'état contractant compétent pour la délivrance du brevet, doit être définie sur la base du droit de l'état contractant aux tribunaux duquel cette disposition renvoie ou bien sur la base de la loi du for ou encore sur la base d'une interprétation autonome de la disposition en cause.

17 La Cour a eu plusieurs fois l'occasion de se prononcer sur les critères de référence à utiliser pour la qualification des notions figurant dans la convention. Ainsi, dans son arrêt du 22 février 1979 (Gourdain, 133-78, Recueil p. 743), elle a dit qu'en vue d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et des obligations qui découlent de celle-ci pour les Etats contractants et les personnes intéressées' il importe de ne pas interpréter l'article premier de la convention' comme un simple renvoi au droit interne de l'un ou de l'autre des Etats concernés' et de 'considérer les notions utilisées à l'article premier comme des notions autonomes qu'il faut interpréter en se référant, d'une part, aux objectifs et au système de la convention et, d'autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l'ensemble des systèmes de droit nationaux'. L'exigence d'une interprétation autonome a été retenue par la Cour également dans son arrêt du 21 juin 1978 (Ott, 150-77, Recueil p. 1432), pour ce qui est des notions figurant aux articles 13 et 14, alinéa 2, de la convention, et dans son arrêt du 22 mars 1983 (Peters Bau-Unternehmung, 34-82, non encore publié), pour ce qui est des notions figurant à l'article 5, paragraphe 1, de la convention.

18 En l'espèce, tant une interprétation sur la base de la loi de l'état contractant dont les tribunaux sont compétents aux termes de l'article 16, paragraphe 4, qu'une interprétation sur la base de la loi du for risquerait d'amener à une divergence de solutions préjudiciable à l'égalité et à l'uniformité des droits et des obligations que les personnes intéressées tirent de la convention.

19 Aussi la notion de litige 'en matière d'inscription ou de validité des brevets', mentionnée à l'article 16, paragraphe 4, doit elle être considérée comme une notion autonome destinée à recevoir une application uniforme dans tous les Etats contractants.

20 Cette réponse donnée à la deuxième question oblige la Cour à préciser le contenu de la notion de litige 'en matière d'inscription ou de validité des brevets', dans la mesure ou le Hoge Raad a demandé, par sa troisième question, si cette notion peut recouvrir un litige du type de celui qui fait l'objet de l'affaire principale.

21 Pour répondre à la troisième question, il y a lieu de se référer également aux objectifs et au système de la convention.

22 A cet égard, il importe d'observer que la compétence exclusive pour les litiges en matière d'inscription ou de validité des brevets, attribuée aux juridictions des Etats contractants sur les territoires desquels le dépôt ou l'enregistrement du brevet a été demandé ou a été effectué, est justifiée par le fait que ces juridictions sont les mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou l'existence du dépôt ou de l'enregistrement.

23 En revanche, ainsi qu'il est expressément mentionné dans le rapport d'experts concernant la convention de Bruxelles (JO C 59, p. 36), pour 'les autres actions, y compris les actions en contrefaçon, les règles générales de la convention sont applicables'. Cette indication confirme le caractère restrictif de la disposition de l'article 16, paragraphe 4.

24 Il s'ensuit que sont à considérer comme des litiges 'en matière d'inscription ou de validité des brevets' les litiges dans lesquels l'attribution d'une compétence exclusive aux juges du lieu de délivrance du brevet est justifiée à la lumière des éléments susmentionnés, tels que les litiges portant sur la validité, l'existence ou la déchéance du brevet ou sur la revendication d'un droit de priorité au titre d'un dépôt antérieur.

25 Si, par contre, le litige ne porte pas lui-même sur la validité du brevet ou l'existence du dépôt ou de l'enregistrement, il faut estimer qu'aucune raison particulière ne plaide pour l'attribution d'une compétence exclusive aux juridictions de l'état contractant ou le brevet a été demandé ou délivré et que, par conséquent, un tel litige ne relève pas de l'article 16, paragraphe 4.

26 Dans un cas comme celui de l'espèce, ni la validité des brevets ni la régularité de leur inscription dans les différents pays ne sont contestés par les parties au principal. La solution du litige dépend en effet uniquement de la question de savoir si le titulaire du droit au brevet est M. Goderbauer ou bien la société en faillite BV Schroefboutenfabriek, ce qui doit être établi sur la base des rapports juridiques ayant existé entre les intéressés. Il n'y a dès lors pas lieu d'appliquer la règle du for spécial figurant à l'article 16, paragraphe 4.

27 A cet égard, il y a lieu de rappeler qu'une distinction très nette entre la compétence pour les litiges concernant le droit au brevet, notamment dans le cas où le brevet a trait à l'invention d'un employé, et la compétence pour les litiges en matière d'inscription ou de validité d'un brevet a été retenue tant dans la convention de Munich sur le brevet européen du 5 octobre 1973 que dans la convention de Luxembourg sur le brevet communautaire du 15 décembre 1975 (JO 1976, L 17), non encore en vigueur. Bien que ces deux conventions ne soient pas d'application en l'espèce, le fait qu'elles admettent expressément une telle distinction constitue un élément qui confirme l'interprétation donnée par la Cour aux dispositions correspondantes de la convention de Bruxelles.

28 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question en ce sens que la notion de litige' en matière d'inscription ou de validité des brevets' ne recouvre pas un différend entre un employé, auteur d'une invention pour laquelle un brevet a été demande ou obtenu, et son employeur lorsque le litige porté sur leurs droits respectifs sur ce brevet découlant de leur relation de travail.

Sur les dépens

29 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (quatrième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad des Pays-Bas, par arrêt du 29 octobre 1982, dit pour droit :

1) l'article 19 de la convention imposé au juge national l'obligation de se déclarer d'office incompétent chaque fois qu'il constate l'existence d'une compétence exclusive d'une juridiction d'un autre Etat contractant au sens de l'article 16 de la convention, même dans le cadre d'un pourvoi en cassation alors que la règle de procédure nationale limite l'examen de la juridiction aux moyens invoqués par les parties.

2) la notion de litige 'en matière d'inscription ou de validité des brevets', mentionnée à l'article 16, paragraphe 4, doit être considérée comme une notion autonome destinée à recevoir une application uniforme dans tous les Etats contractants.

3) la notion de litige 'en matière d'inscription ou de validité des brevets' ne recouvre pas un différend entre un employé, auteur d'une invention pour laquelle un brevet a été demandé ou obtenu, et son employeur lorsque le litige porte sur leurs droits respectifs sur ce brevet découlant de leur relation de travail.