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Décisions

CA Colmar, 1re ch. civ. A, 5 décembre 2006, n° 03-02897

COLMAR

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Floris Anjou (SARL)

Défendeur :

Azur Flor (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Hoffbeck

Conseillers :

MM. Cuenot, Allard

Avocats :

Mes Spieser, Six, Boucon, Hecker

TGI Strasbourg, du 23 mai 2003

23 mai 2003

Selon assignation délivrée le 25 septembre 2001, la société Azur Flor, faisant grief à la société Floris Anjou d'avoir massivement débauché son personnel commercial et détourné sa clientèle, a introduit une action en concurrence déloyale devant le Tribunal de grande instance de Strasbourg en sollicitant le paiement d'une indemnité de 15 000 000 F.

La société Floris Anjou s'est opposée à cette demande en contestant avoir commis la moindre faute et en faisant grief à la demanderesse de tenter de porter atteinte au principe de la liberté du commerce et de la libre concurrence.

Par jugement rendu le 23 mai 2003, le Tribunal de grande instance de Strasbourg a :

- rejeté l'exception de nullité de l'assignation,

- constaté que la société Floris Anjou avait commis des actes de concurrence déloyale,

- condamné la société Floris Anjou à payer à la société Azur Flor la somme de 200 000 euro à titre de dommages et intérêts, avec les intérêts légaux à compter du jour du jugement,

- dit n'avoir lieu à expertise,

- condamné la société Floris Anjou à payer à la société Azur Flor une somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- déclaré le jugement exécutoire par provision,

- débouté la société Floris Anjou de sa demande de dommages et intérêts,

- fait masse des dépens y compris ceux de la procédure sur requête I com 312/2000 et condamné la société Floris Anjou à les supporter pour les 2/3 et la société Azur Flor à les supporter pour 1/3.

Les premiers juges ont principalement retenu :

- que l'assignation était clairement motivée en fait et endroit même si la demanderesse ne visait aucun texte légal;

- que les parties exerçaient des activités concurrentes;

- qu'il n'était pas démontré que la société Floris Anjou avait usé de manœuvres pour détourner les salariés de sa concurrente ;

- que l'embauche concomitante par la société Floris Anjou de la quasi-totalité de l'équipe commerciale de sa rivale avait, même en l'absence de toute faute intentionnelle, provoqué une désorganisation de la société Azur Flor qui avait dû embaucher et former une nouvelle équipe de vente au moment même où elle devait faire face à l'implantation d'un nouveau concurrent performant;

- qu'il n'était pas établi que la société Floris Anjou s'était appropriée une partie de la clientèle de la société Azur Flor en exploitant le savoir-faire des salariés débauchés ou en ayant recours à des manœuvres déloyales;

- que la perte de la clientèle de et la disparition du fonds de commerce de la société Azur Flor ne pouvaient être imputées en totalité à la faute de la société Floris Anjou;

- que le préjudice dont la société Azur Flor pouvait réclamer réparation, résultait de sa désorganisation, de la nécessité d'embaucher et de former une nouvelle équipe de vente.

Par déclaration reçue le 13 juin 2003, la société Floris Anjou a interjeté appel de cette décision. La société Azur Flor a formé un appel incident.

Aux termes de ses conclusions déposées le 20 janvier 2006, la société Floris Anjou demande à la cour de :

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Floris Anjou à verser à la société Azur Flor la somme de 200 000 euro pour le préjudice prétendument subi;

- débouter la société Azur Flor de ses prétentions;

- condamner la société Azur Flor à lui verser la somme de 85 000 euro pour procédure abusive;

- condamner la société Azur Flor à lui verser la somme de 85 000 euro à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral et commercial;

- condamner la société Azur Flor à lui payer la somme de 50 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Au soutien de son appel, elle fait valoir en substance :

- qu'elle ne s'est livrée à aucune manœuvre pour embaucher les salariés de sa concurrente, qui souhaitaient vivement quitter leur employeur et qui ont fait acte de candidature spontanée;

- que les salariés embauchés étaient libres de tout engagement;

- que l'appelante n'a en aucun cas détourné la clientèle de la société Azur Flor, qui a été immédiatement séduite par son concept de vente ; que les fichiers clients de sa concurrente ne lui étaient d'aucune utilité;

- que la société Azur Flor n'a subi aucune désorganisation du fait du départ de ses salariés ; qu'elle a pu rapidement pallier leur départ;

- que la société Azur Flor n'établit pas un lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice invoqué, la dégradation de sa santé financière étant antérieure à l'implantation de la société Floris Anjou;

- que le rapport non contradictoire de M. Benhessa n'est pas opposable à la société Floris Anjou; qu'au surplus, ce rapport comporte de nombreuses erreurs qui lui retirent toute fiabilité et crédibilité;

- que le préjudice allégué est fantaisiste.

Selon conclusions récapitulatives remises le 16 juin 2006, la société Azur Flor rétorque :

- que la société Floris Anjou a une activité identique à celle de la concluante;

- que la société Floris Anjou a simultanément débauché l'intégralité de la force de vente de la société Azur Flor, la désorganisant totalement;

- que ce débauchage massif s'est accompagné d'un détournement de clientèle;

- que la désorganisation du site d'Illkirch et ce détournement de clientèle ont privé la concluante de son principal débouché pour l'écoulement de sa production de roses;

- que le grave déséquilibre financier occasionné par les fautes de la société Floris Anjou a contraint la concluante à fermer son établissement d'Illkirch puis à cesser toute activité, en dépit de ses efforts pour redresser la situation;

- que les pertes de la société Azur Flor ne peuvent s'expliquer par la seule bonne implantation et les seules qualités de sa concurrente;

- qu'il n'existe aucun motif de remettre en question les constatations de M. Benhessa, expert judiciaire, relatives au détournement de clientèle.

En conséquence, elle prie la cour de :

sur l'appel principal,

- déclarer la société Floris Anjou mal fondée en son appel principal;

- condamner la société Floris Anjou aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme de 8 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

sur l'appel incident,

- déclarer la concluante recevable en son appel incident;

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la société Floris Anjou ne s'était pas rendue coupable d'un détournement déloyal de sa clientèle et ce qu'il a limité l'indemnisation de la société Azur Flor à la somme de 200 000 euro;

- juger que la société Floris Anjou s'est rendue coupable de concurrence déloyale en débauchant l'intégralité de l'équipe commerciale de la société Azur Flor et en détournant de manière illicite sa clientèle;

- condamner la société Floris Anjou à lui payer la somme de 1 730 000 euro en réparation du préjudice subi avec les intérêts légaux à compter de l'arrêt à intervenir;

- subsidiairement, désigner un expert ayant mission de déterminer l'étendue exacte du préjudice de la société Azur Flor et condamner la société Floris Anjou à lui payer, à titre provisionnel, la somme de 450 000 euro avec les intérêts légaux à compter du prononcé du jugement;

- confirmer le jugement entrepris pour le surplus;

- condamner la société Floris Anjou aux dépens nés de l'appel incident.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 22 septembre 2006.

Sur ce, LA COUR,

Vu les pièces et les écrits des parties auxquels il est renvoyé pour l'exposé du détail de leur argumentation,

Attendu que l'appel principal a été interjeté suivant les formes légales, dans le mois du prononcé du jugement entrepris ; qu'il est régulier en la forme et recevable; que l'appel incident de la société Azur Flor, régulièrement formalisé par voie de conclusions, est recevable;

Attendu que les sociétés Azur Flor et Floris Anjou, qui exploitaient l'une et l'autre un commerce de gros de fleurs et de plantes et qui s'adressaient à la même clientèle de fleuristes et de centrales d'achat, étaient concurrentes même si leurs procédés de vente n'étaient pas totalement identiques;

Attendu que le 29 juin 1989, M. Balmer, responsable avant-vente entré au service de la société Azur Flor le 13 décembre 1983, M. Eck, délégué commercial embauché le 10 octobre 1985, Mme Schutt, déléguée commerciale embauchée le 25 octobre 1978, M. Monami, délégué commercial embauché le 17 janvier 1983 et M. Ruggaber, délégué commercial embauché le 7 décembre 1992, ont présenté leurs démissions;

Attendu qu'il résulte des investigations menées par Me Schaeffer, huissier de justice désigné le 24 novembre 2000 par le Président de la Chambre commerciale de Strasbourg à l'effet de dresser un constat, que ces cinq salariés ont été embauchés le 31 août 1999 par la société Floris Anjou qui ouvrait un établissement à Illkirch-Graffenstaden, commune où la société Azur Flor avait son principal point de vente; que M. Balmer a été embauché en qualité de responsable d'unités, c'est-à-dire de responsable du dépôt strasbourgeois de l'intimée, M. Eck de vendeur qualifié, Mme Schutt de responsable secrétariat, M. Monami de responsable activité plantes et M. Ruggaber d'assistant commercial et logistique;

Attendu qu'il importe peu que le changement d'employeur ne se soit pas traduit par une amélioration des revenus de ces salariés, Mme Schutt et M. Ruggaber ayant seuls retiré une augmentation peu significative de leurs salaires, que ceux-ci semblent avoir été attirés par le renom et la puissance économique du groupe Agora auquel appartient la société Floris Anjou ou qu'ils aient été libres de toute obligation non-concurrence ; que ces démissions concomitantes ont concerné l'ensemble de l'équipe commerciale de la société Azur Flor qui s'est trouvée privée de sa force de vente au moment même où un concurrent puissant s'implantait sur le marché (inauguration de son site du 26 septembre 1999); que ces départs brutaux ont désorganisé la société Azur Flor; que la société Floris Anjou avait conscience de la valeur et de l'utilité de ces salariés démissionnaires puisqu'elle n'a pas hésité à leur proposer des salaires similaires à leurs précédents appointements de délégués commerciaux, alors même que leur mission se bornait, selon les écritures de l'intimée, à installer la marchandise, la mettre en valeur sur le site, à vérifier sa qualité et à renseigner la clientèle; que la société Floris Anjou savait que le débauchage massif entraînerait une grave désorganisation de sa concurrente locale la mieux implantée sur le marché alsacien (21 % des ventes selon l'étude de marché menée par le groupe Agora), que celle-ci a d'ailleurs normalement tenté de limiter en embauchant dès le mois d'août 1999 un nouveau responsable de site puis en recrutant une nouvelle équipe commerciale, et l'affaiblirait;

Attendu, dans ces conditions, que le recrutement des anciens salariés de l'appelante présentait un caractère fautif; qu'en dépit de l'absence de preuve d'un démarchage déloyal de la clientèle de sa concurrente ou d'un détournement de ses fichiers, la société Floris Anjou a engagé sa responsabilité vis à vis de la société Azur Flor;

Attendu, quelles que puissent être les imperfections de son travail, que M. Benhessa, expert commis par l'ordonnance susvisée du 24 novembre 2000 à l'effet de "vérifier si les anciens clients de la société Azur Flor ... (figuraient) sur la liste dés clients de la société Floris Anjou" et, "dans l'affirmative", de "vérifier à partir de quel mois les relations d'affaires (s'étaient) instaurées et relever l'ensemble du chiffre d'affaires réalisé par la société Floris Anjou avec lesdits clients, client par client et depuis l'instauration des relations d'affaires", a pu constater un transfert prompt et massif de la clientèle de la société Azur Flor vers ce nouvel acteur ; qu'il a évalué à 19 142 147 F (14 619 332F d'après l'intimée) le chiffre d'affaires réalisé par la société Floris Anjou sur la période du 1er octobre 1999 au 30 septembre 2000 avec la clientèle de la société Azur Flor à la date du 1er juillet 1999, alors que celle-ci, qui avait réalisé un chiffre d'affaires de 18 601 634 F sur la période du 1er juillet 1998 au 30 juin 1999, n'accomplissait plus qu'un chiffre d'affaires de 6 501 504 F avec cette même clientèle sur la période du 1er juillet 1999 au 30 juin 1990;

Attendu qu'il résulte des éléments de comptabilité analytique fournis par la société Azur Flor (annexes n° 17, 18, 23) que son site d'Illkirch avait été à l'origine d'une perte de 1 431 443 F au 30 juin 2000, les pertes de la société s'élevant alors à 848 234 F, tandis qu'il avait généré l'exercice précédent un bénéfice de 1 031 647 F, la société réalisant pour sa part un bénéfice de 151 167 F ; qu'il apparaît que l'équilibre financier de la société Azur Flor était conditionné par la rentabilité de l'activité commerciale de son site strasbourgeois;

Attendu que la clientèle des fleuristes n'étant pas captive, ni même très fidèle selon l'enquête menée par le groupe Agora qui établit que les fleuristes ont en général plusieurs fournisseurs qu'ils sollicitent concurremment, il est incontestable que l'implantation de la société Floris Anjou se serait de façon traduite pour la société Azur Flor par une perte de clientèle, même en l'absence d'actes déloyaux; que la disparition du fonds de la société Azur Flor et les pertes accumulées à compter de l'exercice clos le 30 juin 1999 ne peuvent être imputées aux seuls agissements fautifs de la société Floris Anjou; que le départ simultané de son équipe commerciale a empêché la victime de prospecter efficacement sa clientèle traditionnelle pour tenter de la fidéliser et d'en développer une nouvelle; que la désorganisation a privé l'appelante d'une chance de résister à l'offensive de sa nouvelle concurrente; qu'eu égard à l'ampleur des variations précédemment évoquées, les premiers juges ont à bon droit évalué le préjudice éprouvé par la société Azur Flor à 200 000 euro;

Attendu que sa responsabilité ayant été retenue, la société Floris Anjou n'est pas fondée à soutenir que l'action de son adversaire serait abusive ; que la société Floris Anjou sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts;

Attendu que chaque partie conservera la charge de ses propres dépens et de ses frais irrépétibles;

Par ces motifs, LA COUR, Déclare la société Floris Anjou recevable en son appel principal; Déclare la société Azur Flor recevable en son appel incident; Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions; Déboute la société Floris Anjou de ses demandes de dommages et intérêts; Déboute les parties de leurs demandes présentées sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.