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Décisions

CA Paris, 25e ch. A, 29 février 2008, n° 06-03934

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Durand de Kéguelin de Rozière (Epoux)

Défendeur :

Edition de la Famille Educatrice (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Giroud

Conseillers :

Mme Blum, Guilguet-Pauthe

Avoués :

Mes Teytaud, Huyghe

Avocats :

Mes Fuhrer, Boissard

TGI Paris, du 29 nov. 2005

29 novembre 2005

Vu le jugement rendu le 29 novembre 2005 par le Tribunal de grande instance de Paris qui a condamné la société d'Édition de la Famille Éducatrice, outre aux dépens, à payer à M. Thierry Durand de Kéguelin de Rozière et Mme Carmen Guintrand, son épouse, la somme de 19 000 euro ainsi que celle de 2 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et a débouté les parties de leurs autres demandes;

Vu l'appel relevé par M. et Mme Durand de Kéguelin de Rozière, ci-après de Kéguelin, qui demandent à la cour, par leurs dernières conclusions du 4 janvier 2008, de les déclarer recevables et bien fondés en leurs demandes, d'infirmer le jugement et de :

- condamner la société d'Édition de la Famille Éducatrice, outre aux entiers dépens, à leur payer 2 142 526,27 euro au titre de leur préjudice économique, 150 000 euro au titre de leur préjudice moral et 30 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel;

- condamner la société d'Édition de la Famille Éducatrice à faire paraître, à ses frais, dans le prochain numéro bimestriel de la revue Famille et Éducation le dispositif de la décision à intervenir;

- en tant que de besoin, ordonner une mesure d'expertise;

- débouter la société d'Edition de la Famille Educatrice de toutes ses demandes;

Vu les dernières conclusions du 2 janvier 2008 par lesquelles la SARL société d'Édition de la Famille Éducatrice demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris et de :

- au visa de l'article 31 du NCPC, déclarer M. et Mme de Kéguelin irrecevables pour défaut de qualité à agir;

- au visa de l'article 10 CEDH, dire et juger que les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce sont insusceptibles de constituer une entrave à la liberté d'expression consacrée par ce texte;

- à titre subsidiaire, sur le fond, débouter M. et Mme de Kéguelin de l'ensemble de leurs moyens, fins et conclusions;

- condamner in solidum M. et Mme de Kéguelin à lui payer 10 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Sur ce, LA COUR,

Considérant que la société d'Édition de la Famille Éducatrice édite la revue bimestrielle Famille et Education, publiée sous l'égide de l'Union des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre UNAPEL, à destination des parents d'élèves de l'enseignement privé ; que l'institution Pierre Grise, établissement privé d'enseignement général hors contrat du Maine-et-Loire, y a publié régulièrement, depuis de nombreuses années, des annonces publicitaires, étant précisé que cet établissement ayant ouvert à Baugé en 1973, a été transféré en 1977 au Château de la Roche à Noyant-la-Gravoyère puis à la suite de la fermeture de cet établissement en 1995, a rouvert au Château de Saint-Hénis à Andigné où, à partir de 1997, n'ont plus été dispensés que des cours de soutien scolaire dans le cadre d'un centre de vacances d'une capacité maximale autorisée de 150 personnes;

Considérant qu'en 1999, la régie publicitaire de la société d'Édition de la Famille Éducatrice a refusé les annonces pour l'institution Pierre Grise et le jeu pédagogique Le petit Immortel qui lui était rattaché dans le numéro de juin/juillet/août de la revue Famille et Education, la société d'Édition de la Famille Educatrice prétextant initialement des problèmes de sécurité de l'établissement ; qu'aucune annonce pour l'institution Pierre Grise et le jeu Le Petit Immortel n'est parue dans les numéros suivants de la revue; que M. et Mme de Kéguelin ont, par courrier du 20 février 2000, saisi le Conseil de la concurrence de pratiques qu'ils estimaient anticoncurrentielles et ont demandé, dans le cadre des mesures conservatoires, qu'il soit enjoint aux directeurs du magazine Famille et Education et de la régie publicitaire de suspendre immédiatement leur refus et d'insérer dans le numéro d'avril/mai 2000 de la revue la publicité de l'institution Pierre Grise; que par décision du 18 mai 2000, le Conseil de la concurrence a rejeté la demande de mesure conservatoire, prenant acte de ce que la société d'Edition de la Famille Educatrice faisait état d'un examen positif de la demande de publication de l'institution Pierre Grise pour l'avenir et de la déclaration des époux de Kéguelin selon laquelle il était en tout état de cause, trop tard pour redresser la situation en ce qui concerne les cours de l'été 2000 ; que l'activité de l'institution Pierre Grise a cessé fin 1999, les murs de l'établissement étant vendus en octobre 2000; que par décision du 20 avril 2004, le Conseil de la concurrence, estimant qu'en "refusant sans motif valable de publier dans sa revue Famille et Education les annonces de cours de vacances de l'institution Pierre Grise, la SARL Famille Educatrice s'est rendue coupable d'une pratique discriminatoire", a considéré que cette pratique discriminatoire ne pouvait avoir pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché concerné et a dit qu'il n'est pas établi que la société Famille Educatrice a enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce;

Considérant que la société d'Édition de la Famille Éducatrice soulève l'irrecevabilité des demandes des époux de Kéguelin, sur le fondement de l'article 31 du Code de procédure civile, au motif qu'ils ne produisent aucun document établissant leur qualité à agir au nom et pour le compte de l'institution Pierre Grise;

Considérant que M. de Kéguelin justifie toutefois, notamment par la déclaration d'ouverture et l'autorisation d'exploitation qui lui a été donnée, qu'il était exploitant à titre personnel de l'établissement institution Pierre Grise ; qu'il prouve avoir déclaré à son nom à l'administration fiscale les revenus non commerciaux tirés de cette activité et avoir été redevable à titre personnel de la taxe professionnelle pour son exercice ; qu'il a ainsi qualité à agir en dommages-intérêts au titre de la rupture brutale et fautive des relations commerciales alléguée ; qu'en revanche, Mme de Kéguelin qui n'a pas été l'exploitante mais la directrice salariée de l'institution Pierre Grise n'a pas qualité pour ce faire ; que le jugement sera infirmé en ce qu'il l'a déclarée recevable à agir;

Considérant que M. de Kéguelin fait valoir que les refus successifs d'insertions publicitaires qui lui ont été opposés caractérisent la brusque rupture de relations commerciales établies engageant la responsabilité de la société d'Edition de la Famille Éducatrice en application de l'article L. 442-6 du Code de commerce;

Que la société d'Édition de la Famille Éducatrice objecte que ces dispositions ne sont pas applicables dans la mesure où M. de Kéguelin n'est pas commerçant ; qu'elles sont contraires aux dispositions de l'article 10 de la CEDH et ne peuvent s'appliquer à une entreprise de presse, libre de refuser sans motif des insertions publicitaires ; qu'elle soutient encore qu'il n'existe pas en l'espèce de relations commerciales établies et que ses refus d'insertion n'ont pas été fautifs;

Considérant qu'en application des dispositions de l'article 36 5° de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 dont l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce est issu, "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan : ... 5. de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels";

Considérant que M. de Kéguelin qui exerçait une activité, sinon commerciale, du moins économique, entretenait avec la société d'Edition de la Famille Educatrice des relations d'affaires ; que les sociétés de presse ne sont en outre pas exclues du champ d'application du texte ; que par ailleurs, si elles posent le principe de la liberté de la presse et de la responsabilité pénale du directeur de la publication, les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ne font pas obstacle, en l'espèce, à l'application de l'article 36 5° de l'ordonnance de 1986 dès lors qu'il existe entre les parties des relations commerciales établies au sens de ce texte;

Considérant que l'absence de contrat écrit régissant globalement les relations contractuelles entre les parties est indifférente à la solution du litige, seule devant être considérée une situation contractuelle née de la pratique instaurée entre les parties entretenant des relations d'affaires stables, suivies et anciennes quelle qu'en soit la forme ; que M. de Kéguelin a régulièrement fait paraître des encarts publicitaires pour son institution Pierre Grise et le jeu Le petit Immortel, dans la revue éditée par la société d'Édition de la Famille Educatrice et prouve avoir consacré un budget publicitaire de plus de 110 000 F par an au cours des quatre années précédant le premier refus d'insertion ; que la preuve est ainsi rapportée de l'existence de relations commerciales établies entre les parties;

Considérant que la volonté affichée par la société d'Édition de la Famille Éducatrice de changer de politique éditoriale, justifiant selon elle le refus de publication, ne la dispensait pas de prévenir M. de Kéguelin de ce changement ni de lui adresser le préavis écrit propre à lui permettre de faire face à cette situation nouvelle compte tenu de la durée de leurs relations ; qu'elle n'est pas fondée à se retrancher derrière les dispositions de l'article 10 de la CEDH et à se prévaloir d'un droit à la liberté d'expression dont l'exercice ménage précisément la protection des droits d'autrui, et en l'espèce, les droits de l'annonceur avec lequel elle entretenait des relations commerciales anciennes et confiantes;

Considérant que la société d'Édition de la Famille Éducatrice a décidé le 1er juin 1999 de ne plus voir l'Institution Pierre Grise "passer de la publicité dans Famille et Education jusqu'à nouvel ordre" ; qu'il importe peu que la société d'Édition de la Famille Educatrice allègue avoir accepté à partir du mois de mai 2000 de faire paraître à nouveau des insertions publicitaires ; qu'en refusant à compter de juin 1999 et sans préavis écrit, de faire paraître les annonces publicitaires de M. de Kéguelin dans sa revue, la société d'Edition de la Famille Educatrice a ainsi engagé sa responsabilité et doit indemniser M. de Kéguelin des conséquences de la brutalité de cette rupture;

Considérant que pour demander réparation d'un préjudice né non seulement de la brutalité de la rupture mais de l'arrêt définitif de l'activité de l'institut de Grise du fait de l'absence d'annonces passées dans la revue Famille et Education à compter du numéro de juin/juillet 1999, M. de Kéguelin soutient que la responsabilité de la société d'Édition de la Famille Éducatrice est également engagée sur le fondement des articles L. 420-2 du Code de commerce et 1382 du Code civil au titre d'un refus abusif et discriminatoire de publication;

Que la société d'Edition de la Famille Éducatrice est fondée à soutenir qu'elle n'a pas contrevenu aux dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce car si elle occupe une position dominante sur le marché des espaces publicitaires pour les établissements d'enseignement privés dans la presse spécialisée, M. de Kéguelin ne démontre pas que les pratiques incriminées ont eu un impact sur ce marché, qui constitue en l'espèce le marché de référence ; qu'en revanche, son comportement procède d'une faute et d'un abus dès lors qu'ayant constamment varié dans les raisons de son refus de publication, l'ultime prétexte qu'elle a avancé, à savoir le respect d'une nouvelle ligne éditoriale excluant la publicité des établissements hors contrat, ne résiste pas à l'examen ; qu'en effet, l'établissement d'enseignement privé hors contrat, géographiquement voisin de celui de M. de Kéguelin, a poursuivi ses publicités dans sa revue après juin 1999 et jusqu'en 2003 ; que la responsabilité de la société d'Édition de la Famille Educatrice est ainsi également engagée;

Considérant que M. de Kéguelin fait valoir que la suppression de la publicité dans la revue Famille et Education, indispensable à l'exercice de son activité "cours de vacances", a entraîné la disparition de l'école qu'il avait fondée et dont il tirait avec son épouse l'essentiel de ses revenus ; qu'il évalue à 46 000 euro le préjudice subi du fait de l'absence de parution de la publicité dans le numéro de juin 1999, laquelle aurait, selon lui, permis l'inscription d'une trentaine d'élèves supplémentaires et à 1 121 666 euro, sur la base d'une perte annuelle de revenus de 86 282 euro, le préjudice économique subi du fait de l'arrêt de l'activité qu'il pouvait, avec son épouse, escompter poursuivre encore pendant 13 ans ; qu'il prétend encore avoir perdu, du fait de l'arrêt de l'activité consécutive à l'absence de publicité, la possibilité de trouver un successeur et la valeur de son droit de présentation de clientèle qu'il évalue à la somme de 974 860,27 euro ; qu'il réclame enfin le remboursement d'une somme de 20 010 euro correspondant aux frais de déménagement liés à la vente de la propriété et une somme de 75 000 euro au titre du préjudice moral;

Considérant que la société d'Édition de la Famille Éducatrice réplique que la cessation d'activité n'est pas consécutive au défaut de publicité dans sa revue et que la preuve du préjudice prétendument subi n'est pas rapportée;

Considérant que M. de Kéguelin se borne à verser aux débats ses seules déclarations d'impôts sur le revenu bien qu'il ait eu la faculté de produire d'autres documents, notamment les déclarations 2035 liées à l'activité de l'institution Pierre Grise, permettant de vérifier les chiffres avancés dans le rapport d'analyse non contradictoire qu'il produit ; que ce rapport unilatéral qui fait état de données non justifiées par des pièces comptables, est sans pertinence ; qu'aucune mesure d'expertise ne saurait pallier la carence de l'appelant dont la demande subsidiaire à ce titre sera rejetée;

Considérant que M. de Kéguelin n'établit pas que la vente du domaine le 16 octobre 2000, entraînant l'arrêt définitif de l'activité, puis son déménagement sont en lien de causalité direct avec le comportement de la société d'Édition de la Famille Éducatrice à laquelle il avait fait savoir le 31 mai 2000 qu'il entendait poursuivre son activité en 2001 ; qu'il ne produit aucun document étayant l'affirmation selon laquelle il avait l'intention de céder son activité et qu'il en a été empêché par la faute de la société d'Édition de la Famille Educatrice; que ses déclarations fiscales au titre de l'impôt sur les revenus révèlent des résultats de revenus non commerciaux passés déficitaires de sorte que ses chances de trouver un successeur n'apparaissent pas sérieusement établies au regard des seuls documents produits ; que par ailleurs, M. de Kéguelin ne prouve pas l'existence d'une clientèle propre et stable susceptible de faire l'objet d'un droit de présentation puisqu'il affirme parallèlement que sans les insertions publicitaires pendant quelques mois, l'institution Pierre Grise ne pouvait plus fonctionner;

Considérant que c'est en conséquence par des motifs pertinents que la cour approuve que les premiers juges, ont retenu que le seul préjudice lié aux fautes de la société d'Edition de la Famille Educatrice résulte de la perte de chance d'avoir inscrit davantage d'élèves en 1999 et de parvenir à un exercice bénéficiaire en 2000;

Considérant que si pour l'exercice 1999, la perte de chance de recevoir des inscriptions complémentaires existe, son impact sur les résultats de l'établissement est limité, compte tenu du nombre d'élèves déjà inscrit au mois de mai 1999 et du nombre d'élèves inscrits postérieurement, en dépit de l'absence d'annonces publicitaires dans le numéro juin/juillet 1999 de la revue Famille et Education ; que la perte de chance d'obtenir des inscriptions, pour l'exercice 2000 apparaît sérieuse et importante, la société d'Édition de la Famille Éducatrice s'étant refusée à toutes nouvelles annonces publicitaires de juin 1999 jusqu'au mois de mai 2000 au moins; qu'à cette date, la perte de chance d'obtenir suffisamment d'élèves pour l'exercice 2000 était déjà acquise; qu'au vu du nombre moyen d'inscription reçues les années précédentes, du fait que la grande majorité des inscriptions provenaient des publicités effectuées par M. de Kéguelin dans la revue Famille et Education de la société d'Édition de la Famille Educatrice, de la capacité d'accueil de 150 personnes du centre de vacances, le préjudice né pour M. de Kéguelin de la perte de chance sera valablement réparé par la somme de 35 000 euro à titre de dommages-intérêts ; que la somme de 3 000 euro lui sera allouée à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral au titre des tracas occasionnés ; que ces indemnités réparant l'entier préjudice, il n'y a pas lieu de faire droit aux mesures de publication sollicitées, par ailleurs inopportunes;

Considérant que la société d'Édition de la Famille Éducatrice succombant, supportera les entiers dépens ; que vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer à M. de Kéguelin la somme de 6 000 euro pour ses frais irrépétibles de première instance et d'appel, le surplus des demandes à ce titre étant rejeté.

Par ces motifs, infirme le jugement sauf en ce qu'il a considéré M. de Kéguelin recevable en ses demandes; Statuant à nouveau, Déclare Mme Carmen Guintrand épouse Durand de Kéguelin de Rozière irrecevable en ses demandes; Condamne la SARL société d'Édition de la Famille Éducatrice à payer à M. Durand de Kéguelin de Rozière la somme de 38 000 euro à titre de dommages et intérêts ainsi que celle de 6 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile pour ses frais irrépétibles de première instance et d'appel; Déboute M. Durand de Kéguelin de Rozière du surplus de sa demande; Déboute la société d'Édition de la Famille Éducatrice de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne la SARL société d'Édition de la Famille Éducatrice aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.