CJCE, 2e ch., 11 novembre 2004, n° C-425/02
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Delahaye
Défendeur :
Ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Timmermans
Avocat général :
M. Léger
Juges :
M. Gulmann, Mme Colneric (rapporteur)
Avocats :
Mes Assa, Prüm-Carré
LA COUR (deuxième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte, en substance, sur l'interprétation de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant Mme Delahaye, épouse Boor, au ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative, au sujet du refus de ce dernier de maintenir la rémunération résultant du contrat de travail conclu à l'origine entre Mme Delahaye et Foprogest ASBL (association sans but lucratif) (ci-après "Foprogest"), personne morale de droit privé, après que l'entreprise de cette dernière avait été transférée à l'État luxembourgeois.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 dispose:
"La présente directive est applicable aux transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion."
4 L'article 2 de ladite directive dispose:
"Au sens de la présente directive, on entend par:
[...]
b) cessionnaire, toute personne physique ou morale qui, du fait d'un transfert au sens de l'article 1er paragraphe 1, acquiert la qualité de chef d'entreprise à l'égard de l'entreprise, de l'établissement ou de la partie d'établissement;
[...]"
5 L'article 3, paragraphes 1 et 2, de cette directive prévoit:
"1. Les droits et obligations qui résultent pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail existant à la date du transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire.
[...]
2. Après le transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, le cessionnaire maintient les conditions de travail convenues par une convention collective dans la même mesure que celle-ci les a prévues pour le cédant, jusqu'à la date de la résiliation ou de l'expiration de la convention collective ou de l'entrée en vigueur ou de l'application d'une autre convention collective.
Les États membres peuvent limiter la période du maintien des conditions de travail sous réserve que celle-ci ne soit pas inférieure à un an."
6 L'article 4 de la même directive est libellé comme suit:
"1. Le transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire. Cette disposition ne fait pas obstacle à des licenciements pouvant intervenir pour des raisons économiques, techniques ou d'organisation impliquant des changements sur le plan de l'emploi.
[...]
2. Si le contrat de travail ou la relation de travail est résilié du fait que le transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment du travailleur, la résiliation du contrat de travail ou de la relation de travail est considérée comme intervenue du fait de l'employeur."
7 La directive 77-187 a été modifiée par la directive 98-50-CE du Conseil, du 29 juin 1998 (JO L 201, p. 88), dont le délai de transposition a expiré, en vertu de l'article 2 de celle-ci, le 17 juillet 2001.
8 La directive 2001-23-CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprises, d'établissements ou de parties d'entreprises ou d'établissements (JO L 82, p. 16), a codifié la directive 77-187, compte tenu des modifications apportées à cette dernière par la directive 98-50.
La réglementation nationale
9 L'article 36 de la loi du 24 mai 1989 sur le contrat de travail (Mém. A 1989, p. 611, ci-après la "loi du 24 mai 1989") dispose:
"(1) S'il survient une modification dans la situation de l'employeur notamment par succession, vente, fusion, transformation de fonds, mise en société, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et les salariés de l'entreprise.
(2) Le transfert de l'entreprise résultant notamment d'une cession conventionnelle ou d'une fusion ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire.
Si le contrat de travail est résilié du fait que le transfert entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment du salarié, la résiliation du contrat est considérée comme intervenue du fait de l'employeur.
[...]"
10 L'article 37 de cette loi prévoit:
"Toute modification en défaveur du salarié portant sur une clause essentielle du contrat de travail doit, à peine de nullité, être notifiée aux salariés dans les formes et délais visés aux articles 19 et 20 et indiquer la date à laquelle elle sort ses effets. Dans ce cas, le salarié peut demander à l'employeur les motifs de la modification et l'employeur est tenu d'énoncer ces motifs dans les formes et délais prévus à l'article 22.
[...] La résiliation du contrat de travail découlant du refus du salarié d'accepter la modification lui notifiée constitue un licenciement susceptible du recours judiciaire visé à l'article 28."
11 Les modalités et montants de la rémunération des employés de l'État luxembourgeois sont fixés par voie de règlement grand-ducal.
Le litige au principal
12 Mme Delahaye, épouse Boor, a été salariée de Foprogest. Il n'y avait pas de convention collective régissant sa rémunération.
13 L'objet de Foprogest consistait notamment à promouvoir et à mettre en œuvre des activités de formation destinées à améliorer la situation sociale et professionnelle de demandeurs d'emploi et de chômeurs afin de permettre leur insertion ou réinsertion professionnelle. Les ressources de ladite association étaient constituées essentiellement de subsides, de dons et de legs.
14 L'activité de Foprogest a été transférée à l'État luxembourgeois, à savoir au ministre de l'Éducation nationale, de la Formation professionnelle et des Sports. L'activité ainsi reprise est dorénavant exercée sous la forme d'un service public administratif.
15 Avec effet au 1er janvier 2000, Mme Delahaye a été embauchée en qualité d'employée de l'État luxembourgeois. D'autres travailleurs précédemment employés par Foprogest ont également été repris par l'État. Cette opération a donné lieu à la conclusion de nouveaux contrats de travail entre ce dernier et les travailleurs concernés. C'est dans ces conditions que Mme Delahaye a conclu, le 22 décembre 1999, un contrat à durée indéterminée avec le ministre concerné.
16 En vertu du règlement grand-ducal concernant la rémunération des employés de l'État, Mme Delahaye s'est vu dès lors attribuer une rémunération inférieure à celle qu'elle percevait en application du contrat conclu à l'origine avec Foprogest.
17 Elle a soutenu, lors de l'audience, sans être contredite par le Gouvernement luxembourgeois, qu'elle a été classée par l'État luxembourgeois, sans reprise d'ancienneté, au premier degré, dernier échelon, de la grille des rémunérations, ce qui a eu pour conséquence de lui faire perdre 37 % de son salaire mensuel.
18 Les parties au principal s'opposent, pour l'essentiel, sur le point de savoir si l'État est tenu de maintenir, après la cession en cause, tous les droits du personnel, y compris notamment le droit à la rémunération, résultant du contrat du travail conclu entre les salariés et l'organisme cédant.
La question préjudicielle
19 La juridiction de renvoi relève que les parties au litige sont d'accord pour admettre l'existence d'un transfert d'entreprise au sens de l'article 36 de la loi du 24 mai 1989, appréciation qu'elle partage également.
20 Cette juridiction écarte explicitement l'argument soulevé par la partie défenderesse au principal, selon lequel la qualification d'économique de l'activité en cause pourrait être légitimement contestée, étant donné qu'il s'agit d'une activité de lutte contre le chômage pouvant relever de l'exercice de la puissance publique. À cet égard, ladite juridiction renvoie aux arrêts de la Cour du 19 mai 1992, Redmond Stichting (C-29-91, Rec. p. I-3189, en matière d'activité d'aide aux toxicomanes), du 10 décembre 1998, Hidalgo e.a. (C-173-96 et C-247-96, Rec. p. I-8237, en matière d'aide à domicile), et du 26 septembre 2000, Mayeur (C-175-99, Rec. p. I-7755).
21 Se fondant sur cette jurisprudence, la juridiction de renvoi admet que, dans l'affaire au principal, il a été procédé à un transfert d'entreprise au sens de la réglementation communautaire.
22 Selon cette juridiction, compte tenu de l'objet du litige tel qu'il subsiste en instance d'appel, il convient, tout d'abord, d'examiner la question de savoir si l'article 36 de la loi du 24 mai 1989, dont l'application doit se faire à la lumière des dispositions communautaires et notamment des directives 77-187 et 98-50 reprises dans la directive 2001-23, permet de n'opérer le transfert des droits et obligations du personnel, en cas de transfert au secteur public, que, comme l'a retenu le jugement dont il est fait appel, "dans la limite de sa compatibilité avec les règles de droit public". Il s'agirait, en d'autres termes, de déterminer si l'État, cessionnaire, peut substituer les règles d'indemnisation applicables à ses agents aux dispositions prévues par le contrat de travail antérieur.
23 La juridiction de renvoi relève, d'une part, que la réglementation communautaire prévoit, en principe, qu'en cas de transfert d'entreprise, les droits et obligations du cédant - en l'espèce Foprogest - sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire - en l'espèce l'État luxembourgeois. En outre, l'article 36 de la loi du 24 mai 1989 disposerait que, dans ce cas, tous les contrats de travail en cours subsistent entre le nouvel employeur et les salariés de l'entreprise.
24 D'autre part, cette juridiction rappelle que l'article 4, paragraphe 2, de la directive 77-187, repris textuellement au paragraphe 2, second alinéa, de l'article 36 de la loi du 24 mai 1989, dispose que si le contrat de travail ou la relation de travail est résilié du fait que le transfert entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs, la résiliation du contrat de travail est considérée comme intervenue du fait de l'employeur.
25 Elle estime que, bien que se situant dans le contexte d'une résiliation de la relation de travail, les dispositions de l'article 4, paragraphe 2, de la même directive n'en font pas moins nécessairement conclure à une possibilité de changement de la situation des travailleurs du fait du transfert.
26 Dès lors, resterait la question de savoir si le cessionnaire, l'État luxembourgeois, peut, sous la contrainte de sa réglementation interne et de droit public, imposer aux travailleurs repris à l'occasion du transfert un réaménagement de leur situation de rémunération, lequel donnerait, le cas échéant, ouverture à une procédure de résiliation de la relation de travail à l'initiative du travailleur, dans les conditions prévues à l'article 4, paragraphe 2, de la directive 77-187 ou, si, au contraire, le principe de la subsistance du contrat impose à l'État de maintenir, au mépris de sa propre réglementation, la rémunération résultant du contrat d'origine.
27 C'est dans ces conditions que la Cour administrative a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
"[...] Au vu des dispositions des directives 77-187-CEE, 98-50 CE et 2001-23 CE ci-dessus spécifiées en cas de transferts d'entreprise depuis une association sans but lucratif, personne morale de droit privé vers l'État, ce dernier en tant que cessionnaire [ne] peut[-il] être admis à mettre en œuvre la reprise des droits et obligations du cédant que dans la mesure de leur compatibilité avec ses propres règles de droit public, notamment en matière de rémunération où les modalités et montants des indemnités se trouvent fixés par voie de règlement grand-ducal, étant entendu par ailleurs que du statut d'employé public découlent pour les agents intéressés des avantages légaux notamment en matière de développement de carrières et de stabilité de l'emploi et que les agents intéressés, définies en cas de désaccord sur les 'modifications substantielles' de la relation de travail au sens de l'article 4, paragraphe 2, des directives, gardent le droit de demander la résiliation de cette relation suivant les modalités déférées au texte dont question ?"
Sur la question préjudicielle
28 Pour les raisons exposées par M. l'avocat général au point 27 de ses conclusions, les directives 98-50 et 2001-23 ne sont pas applicables au litige au principal. Par conséquent, seule l'interprétation de la directive 77-187 importe.
29 Par sa question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si cette dernière directive s'oppose à ce que, en cas de transfert d'entreprise d'une personne morale de droit privé à l'État, celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs concernés aux fins de se conformer aux règles nationales en vigueur relatives aux employés publics.
30 À cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, le transfert d'une activité économique d'une personne morale de droit privé à une personne morale de droit public entre en principe dans le champ d'application de la directive 77-187. Seule la réorganisation de structures de l'administration publique ou le transfert d'attributions administratives entre les administrations publiques en est exclue (arrêts du 15 octobre 1996, Henke, C-298-94, Rec. p. I-4989, point 14, et Mayeur, précité, points 29 à 34).
31 Or, selon l'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187, les droits et obligations qui résultent, pour le cédant, du contrat de travail ou d'une relation de travail sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire.
32 Étant donné que la directive 77-187 ne vise qu'à une harmonisation partielle de la matière en question (voir, notamment, arrêts du 10 février 1988, Tellerup, dit "Daddy's Dance Hall", 324-86, Rec. p. 739, point 16, et du 6 novembre 2003, Martin e.a., C-4-01, non encore publié au Recueil, point 41), ladite directive ne s'oppose pas, en cas de transfert d'une activité à une personne morale de droit public, à l'application du droit national prescrivant la résiliation des contrats de travail de droit privé (voir, en ce sens, arrêt Mayeur, précité, point 56). Toutefois, une telle résiliation doit s'analyser, conformément à l'article 4, paragraphe 2, de la directive 77-187, en une modification substantielle des conditions de travail, au détriment du travailleur, résultant directement du transfert, en sorte que la résiliation desdits contrats de travail doit, dans une telle hypothèse, être considérée comme intervenue du fait de l'employeur (voir arrêt Mayeur, précité, point 56).
33 Or, il doit en aller de même lorsque, comme dans l'affaire au principal, l'application des règles nationales régissant la situation des employés de l'État comporte la réduction de la rémunération des travailleurs concernés par le transfert. Une telle réduction doit, lorsqu'elle est substantielle, s'analyser en une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs en cause au sens de l'article 4, paragraphe 2, de la directive.
34 En outre, les autorités compétentes appelées à appliquer et à interpréter le droit national relatif aux employés publics sont tenues de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière de la finalité de la directive 77-187. Il serait contraire à l'esprit de ladite directive de traiter l'employé repris du cédant en ne tenant pas compte de son ancienneté dans la mesure où les règles nationales régissant la situation des employés de l'État prennent en considération l'ancienneté de l'employé de l'État pour le calcul de sa rémunération.
35 Par conséquent, il convient de répondre à la question préjudicielle que la directive 77-187 doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas en principe à ce que, en cas de transfert d'entreprise d'une personne morale de droit privé à l'État, celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs concernés aux fins de se conformer aux règles nationales en vigueur relatives aux employés publics. Toutefois, les autorités compétentes appelées à appliquer et à interpréter lesdites règles sont tenues de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière de la finalité de ladite directive en tenant notamment compte de l'ancienneté du travailleur, dans la mesure où les règles nationales régissant la situation des employés de l'État prennent en considération l'ancienneté de l'employé de l'État pour le calcul de sa rémunération. Dans l'hypothèse où un tel calcul aboutit à une réduction substantielle de la rémunération de l'intéressé, pareille réduction constitue une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs concernés par le transfert, de sorte que la résiliation de leur contrat de travail pour ce motif doit être considérée comme intervenue du fait de l'employeur, conformément à l'article 4, paragraphe 2, de la directive 77-187.
Sur les dépens
36 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs,
LA COUR (deuxième chambre) dit pour droit :
La directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas en principe à ce que, en cas de transfert d'entreprise d'une personne morale de droit privé à l'État, celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs concernés aux fins de se conformer aux règles nationales en vigueur relatives aux employés publics. Toutefois, les autorités compétentes appelées à appliquer et à interpréter lesdites règles sont tenues de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière de la finalité de ladite directive en tenant notamment compte de l'ancienneté du travailleur, dans la mesure où les règles nationales régissant la situation des employés de l'État prennent en considération l'ancienneté de l'employé de l'État pour le calcul de sa rémunération. Dans l'hypothèse où un tel calcul aboutit à une réduction substantielle de la rémunération de l'intéressé, pareille réduction constitue une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs concernés par le transfert, de sorte que la résiliation de leur contrat de travail pour ce motif doit être considérée comme intervenue du fait de l'employeur, conformément à l'article 4, paragraphe 2, de la directive 77-187.