CJCE, 6e ch., 12 novembre 1992, n° C-134/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kerafina-Keramische-und Finanz Holding AG, Vioktimatiki AEVE
Défendeur :
République hellénique, Organismos Oikonomikis Anasygkrotissis Epicheirisseon AE
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Díez de Velasco, Kapteyn
Avocats :
Mes Anastassopoulos, Anastassopoulou, Georgakopoulos, Karagiannis
LA COUR (sixième chambre),
1 Par arrêts du 31 janvier 1991, parvenus à la Cour le 24 mai suivant, l'Efeteio, Athinas, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital (JO 1977, L 26, p. 1, ci-après "deuxième directive"), ainsi que sur l'interprétation de la décision 88-167-CEE de la Commission, du 7 octobre 1987, concernant la loi n° 1386-1983 par laquelle le Gouvernement hellénique accorde des aides à l'industrie grecque (JO 1988, L 76, p. 18).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant certains actionnaires de la société Kerafina AVETE (ci-après "Kerafina") à la République hellénique et à l'Organismos Anasygkrotissis Epicheirisseon AE (organisme pour la restructuration des entreprises, ci-après "OAE"). Ce litige porte sur les augmentations du capital social de Kerafina réalisées dans le cadre du régime prévu par la loi hellénique n° 1386 du 5 août 1983 (Journal officiel de la République hellénique A, 107, du 8.8.1983, p. 14) et auquel Kerafina a été soumise par décision du ministre de l'Économie nationale (arrêté ministériel n° 271, Journal officiel de la République hellénique B, 113, du 4.3.1985).
3 L'OAE est un organisme du secteur public institué par la loi n° 1386-1983. Il a la forme d'une société anonyme et agit dans l'intérêt commun sous le contrôle de l'État. Selon l'article 2, paragraphe 2, de la loi, l'OAE a pour objet de contribuer au développement économique et social du pays par l'assainissement financier des entreprises, l'importation et l'application du savoir-faire étranger, le développement du savoir-faire national ainsi que par la création et l'exploitation d'entreprises nationalisées ou d'économie mixte.
4 L'article 2, paragraphe 3, de la loi n° 1386-1983 énumère les pouvoirs accordés à l'OAE pour la réalisation de ces objectifs. Il peut ainsi reprendre l'administration et la gestion courante d'entreprises en cours d'assainissement ou nationalisées, prendre des participations dans le capital d'entreprises, accorder des prêts et émettre ou contracter certains emprunts, acquérir des obligations ainsi que transférer des actions notamment aux travailleurs ou à leurs organisations représentatives, aux collectivités locales ou à d'autres personnes morales de droit public, aux institutions de bienfaisance, aux organisations sociales ou aux particuliers.
5 Selon l'article 5, paragraphe 1, de la loi n° 1386-1983, le ministre de l'Économie nationale peut décider de soumettre au régime de la loi les entreprises qui connaissent des difficultés financières graves.
6 Selon l'article 7 de cette même loi, le ministre compétent peut décider de transférer à l'OAE l'administration de l'entreprise soumise au régime de cette loi, d'aménager ses dettes d'une manière qui assure sa viabilité ou de procéder à sa liquidation.
7 L'article 8 de la loi n° 1386-1983 contient les dispositions relatives au transfert de l'administration de l'entreprise à l'OAE. L'article 8, paragraphe 1, tel que modifié par la loi n° 1472-1984 (Journal officiel de la République hellénique A, 112, du 6.8.1984, p. 1273), détermine les modalités d'un tel transfert et règle les relations entre les personnes chargées de l'administration nommées par l'OAE et les organes de l'entreprise. Il est ainsi prévu que la publication de la décision ministérielle de soumettre l'entreprise au régime de la loi met fin aux pouvoirs des organes administratifs de l'entreprise et que l'assemblée générale subsiste, mais qu'elle ne peut révoquer les membres du conseil de l'administration nommés par l'OAE.
8 L'article 8, paragraphe 8, de la loi n° 1386-1983 prévoit que l'OAE peut décider, pendant son administration provisoire de la société concernée, d'augmenter le capital social de cette société, par dérogation aux dispositions en vigueur en matière de sociétés anonymes. L'augmentation doit être approuvée par le ministre compétent. Les anciens actionnaires conservent leur droit préférentiel, qu'ils peuvent exercer dans un délai fixé dans la décision d'approbation ministérielle.
9 La loi n° 1386-1983 a fait l'objet d'une procédure engagée par la Commission en vertu de l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE et clôturée par sa décision 88-167, précitée. Il ressort de cette décision que la Commission a déclaré qu'elle ne formulait pas d'objections à la mise en œuvre de ladite loi, sous réserve, entre autres, que le Gouvernement hellénique modifie, pour le 31 décembre 1987 au plus tard, les dispositions concernant l'augmentation du capital de manière à les rendre conformes aux articles 25 et suivants ainsi qu'aux articles 29 et suivants de la deuxième directive.
10 Kerafina a été soumise aux dispositions de la loi n° 1386-1983 par la décision n° 271 du ministre de l'Économie nationale, précitée. Conformément à l'article 7, paragraphe 1, de la loi, l'OAE a repris la gestion de la société. Dans le cadre de son administration provisoire, l'OAE a décidé d'augmenter, au titre de l'article 8, paragraphe 8, de la loi, le capital de Kerafina. Le capital a ainsi été augmenté successivement de 200 000 000 DR et de 486 222 000 DR. Ces deux augmentations, qui ont été approuvées par le ministre de l'Industrie, de la Recherche et de la Technologie et à la suite desquelles l'OAE est devenu l'actionnaire majoritaire de Kerafina, font l'objet des litiges au principal.
11 Les anciens actionnaires de Kerafina ont estimé que les augmentations de capital décidées par l'OAE étaient contraires à l'article 25 de la deuxième directive et ont introduit, en novembre 1988, des recours devant le Polymeles Protodikeio, Athinas. Cette juridiction a rejeté leurs demandes. Les anciens actionnaires ont alors interjeté appel de ces jugements devant l'Efeteio, Athinas. Ce dernier a estimé que les affaires en cause soulevaient des problèmes d'interprétation de la deuxième directive et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Les dispositions combinées des articles 25, d'une part, 41, paragraphe 1, et 42, de l'autre, de la directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, sont-elles exemptes de conditions laissées à l'appréciation des États membres et sont-elles suffisamment précises, de sorte qu'un justiciable peut les invoquer devant une juridiction nationale à l'encontre de l'administration, en faisant valoir qu'une réglementation contenue dans une disposition de loi est incompatible avec les dispositions précitées ?
2) Une disposition de loi qui ne règle pas en tant que régime juridique fondamental les questions relatives à l'augmentation du capital social d'une société anonyme, mais vise à faire face à la situation exceptionnelle dans laquelle se trouvent, du fait de leur surendettement, des entreprises ayant une importance particulière d'un point de vue économique et social pour la collectivité, et qui, afin d'assurer la survie de ces entreprises et la continuation de leur activité, prévoit que l'augmentation du capital social peut être décidée par acte administratif, sous réserve, de toute façon, du droit préférentiel des anciens actionnaires lors de l'attribution des nouvelles actions, relève-t-elle, au sens de l'article 25 de la directive précitée, du champ d'application de cet article et, en cas de réponse affirmative, dans quelle mesure est-elle compatible avec cet article, considéré en liaison avec l'article 41, paragraphe 1, de ladite directive ?
3) La décision de la Commission, du 7 octobre 1987, par laquelle celle-ci a déclaré qu'elle n'avait pas d'objection à la mise en œuvre de la loi n° 1386-1983, sous réserve des conditions formulées dans la décision, parmi lesquelles figure la condition selon laquelle le Gouvernement hellénique modifiera, pour le 31 décembre 1987 au plus tard, les dispositions de la loi n° 1386-1983, précitée, de manière à les rendre conformes aux articles 25 et suivants ainsi que 29 et suivants de la deuxième directive 77-91-CEE, introduit-elle, pour la République hellénique, une dérogation à l'application de ladite directive jusqu'à l'expiration du délai précité (le 31 décembre 1987) ?"
12 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation applicable ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur les deux premières questions
13 Il y a lieu d'observer à titre liminaire que les deux premières questions préjudicielles soulèvent des problèmes sur lesquels la Cour s'est déjà prononcée à deux occasions, à savoir dans les arrêts du 30 mai 1991, Karella et Karellas (C-19-90 et C-20-90, Rec. p. I-2691), et du 24 mars 1992, Eleftheri Evangeliki Ekklissia (C-381-89, Rec. p. I-0000).
14 Les observations déposées dans les présentes affaires sont largement similaires à celles formulées au cours des deux procédures précédentes. Elles contiennent, en outre, un commentaire des arrêts précités. L'OAE et le Gouvernement hellénique ont ainsi fait observer que les réponses données par la Cour aux questions préjudicielles posées dans ces affaires étaient erronées, car la Cour n'aurait pas tenu compte de toutes les données nécessaires pour répondre de manière adéquate.
15 En effet, l'OAE et le Gouvernement hellénique ont estimé qu'en rendant ces arrêts la Cour n'a pris en considération ni les circonstances dans lesquelles la République hellénique avait transposé la deuxième directive en droit national ni la nature précise de la loi n° 1386-1983, qui relève du droit de la faillite et des mesures d'exécution forcée. Sur ce dernier point, l'OAE a précisé que la Communauté n'était aucunement compétente pour intervenir dans ce domaine du droit. Enfin, l'OAE a estimé que la Cour n'avait pas tenu compte des faits qui démontraient la nécessité d'augmenter le capital des sociétés soumises au régime de la loi n° 1386-1983.
16 A cet égard, il convient de rappeler d'abord quelques principes qui régissent la procédure préjudicielle prévue par l'article 177 du traité CEE. En premier lieu, la faculté de déterminer les questions à soumettre à la Cour est dévolue au seul juge national et les parties au principal ne sauraient en changer la teneur (voir en ce sens arrêt du 9 décembre 1965, Hessische Knappschaft, 44-65, Rec. p. 1191). En second lieu, l'article 177 ne permet à la Cour ni d'appliquer le droit communautaire à une espèce déterminée ni de statuer sur la validité d'une mesure de droit national au regard de celui-ci, comme il lui serait possible de le faire dans le cadre de la procédure de l'article 169 (voir en ce sens arrêt du 15 juillet 1964, Costa, 6-64, Rec. p. 1141).
17 Il y a lieu de constater ensuite que les observations déposées dans les présentes affaires n'ont apporté aucun nouvel élément d'appréciation susceptible de conduire la Cour à donner aux deux premières questions préjudicielles des réponses différentes de celles formulées dans les arrêts du 30 mai 1991 et du 24 mars 1992, précités, en réponse à des questions préjudicielles textuellement identiques.
18 Dans ces conditions, il suffit de renvoyer à la motivation de ces deux arrêts et, en particulier, au dispositif de l'arrêt du 30 mai 1991, selon lequel
- l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive est susceptible d'être invoqué devant les juridictions nationales par un particulier à l'encontre des autorités publiques, et
- les dispositions combinées de l'article 25 et de l'article 41, paragraphe 1, de la deuxième directive doivent être interprétées en ce sens qu'elles font obstacle à une réglementation nationale qui, afin d'assurer la survie et la continuation de l'activité des entreprises qui ont une importance particulière d'un point de vue économique et social pour la collectivité et se trouvent, du fait de leur surendettement, dans une situation exceptionnelle, prévoit qu'il peut être décidé par acte administratif d'augmenter leur capital social, sous réserve du maintien du droit préférentiel des anciens actionnaires lors de l'émission de nouvelles actions.
Sur la troisième question
19 Par cette question, le juge de renvoi cherche à savoir en substance si la décision 88-167 de la Commission a permis à la République hellénique de maintenir en vigueur jusqu'au 31 décembre 1987 les dispositions de la loi n° 1386-1983 contraires à la deuxième directive.
20 A cet égard, il convient de constater, en accord avec l'avocat général (point 4 de ses conclusions), que le pouvoir d'appréciation conféré par l'article 93 du traité à la Commission, en matière d'aides publiques, ne lui permet pas d'autoriser les États membres à déroger à des dispositions de droit communautaire autres que celles relatives à l'application de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
21 Par ailleurs, il ressort des termes mêmes de la décision 88-167 que la Commission n'avait aucunement l'intention d'autoriser les autorités helléniques à déroger à l'application de la deuxième directive. En effet, en précisant que les dispositions de la loi n° 1386-1983, qui étaient incompatibles avec cette directive, devaient être modifiées avant le 31 décembre 1987 au plus tard, la Commission a expressément invité le Gouvernement hellénique à mettre fin à cette violation du droit communautaire.
22 Il convient donc de répondre à la troisième question posée par l'Efeteio, Athinas, que la décision 88-167 n'a pas autorisé la République hellénique à maintenir en vigueur, jusqu'au 31 décembre 1987 au plus tard, les dispositions de la loi n° 1386-1983, contraires à la deuxième directive.
Sur les dépens
23 Les frais exposés par le Gouvernement hellénique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
statuant sur les questions à elle soumises par l'Efeteio, Athinas, par arrêts du 31 janvier 1991, dit pour droit:
1) L'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital, est susceptible d'être invoqué devant les juridictions nationales par un particulier à l'encontre des autorités publiques.
2) Les dispositions combinées des articles 25 et 41, paragraphe 1, de la deuxième directive doivent être interprétées en ce sens qu'elles font obstacle à une réglementation nationale qui, afin d'assurer la survie et la continuation de l'activité des entreprises qui ont une importance particulière d'un point de vue économique et social pour la collectivité et se trouvent, du fait de leur surendettement, dans une situation exceptionnelle, prévoit qu'il peut être décidé par acte administratif d'augmenter leur capital social, sous réserve du maintien du droit préférentiel des anciens actionnaires lors de l'émission de nouvelles actions.
3) La décision 88-167-CEE de la Commission, du 7 octobre 1987, concernant la loi n° 1386-1983 par laquelle le Gouvernement grec accorde une aide à l'industrie grecque, n'a pas autorisé la République hellénique à maintenir en vigueur, jusqu'au 31 décembre 1987 au plus tard, les dispositions de la loi n° 1386-1983, contraires à la deuxième directive.