CJCE, 23 mai 1985, n° 53-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Allied Corporation, Transcontinental Fertilizer Company, Kaiser Aluminium, Chemical Corporation
Défendeur :
Conseil des Communautés européennes, Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes D'Hondt, Van der Mensbrugghe, Lebrun, Hooper, Philip Bentley, Didier
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 31 mars 1983, les requérantes ont introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours tendant à l'annulation du règlement n° 101-83 du Conseil, du 17 janvier 1983, instituant un droit antidumping définitif sur certains engrais chimiques originaires des Etats-Unis d'Amérique (JO L 15, p. 1, et L 82, p. 27).
A - Sur la recevabilité
2 Le Conseil, sans soulever une exception formelle, exprime des doutes quant à la recevabilité des recours. Ni le fait d'être visées dans le règlement ou de se voir imposer un taux spécifique, ni celui d'avoir été impliquées dans l'enquête préalable ne permettraient aux requérantes de se prétendre individuellement et directement concernées. La saisine directe de la Cour présenterait certains avantages au niveau de la protection juridique, mais aboutirait au résultat inhabituel d'ouvrir une seconde voie de recours parallèlement aux voies ouvertes devant le juge national. La Cour n'aurait jamais admis qu'un acte puisse revêtir le caractère double de décisions à l'égard des entreprises expressément visées et d'acte réglementaire à l'égard des autres intéressés.
3 Selon les requérantes, leur recours viserait un acte spécifique, détachable du règlement de base et autonome par rapport à celui-ci, qui, bien que pris sous l'apparence d'un règlement, les concernerait directement, individuellement et exclusivement, tant en ce qui concerne le fait générateur, à savoir les prétendues pratiques de dumping et la résiliation des engagements, qu'en ce qui concerne le dispositif, à savoir l'institution d'un droit spécifique supérieur au taux général. L'instauration d'un droit d'abord provisoire, puis définitif, ne saurait être conçue comme la conséquence automatique d'une résiliation des engagements contractes. Le texte de rattachement éventuel ne serait d'ailleurs pas l'article 1er du règlement de base, mais l'article 2, exemptant certaines sociétés nommément désignées et revêtant, de ce fait, un caractère décisionnel. L'exportateur ainsi personnalisé ne saurait se voir dénier le droit d'agir au motif que l'importateur soumis au droit général ne disposerait pas d'une telle voie de recours.
4 La Cour rappelle qu'elle a déjà dit pour droit dans son arrêt du 21 février 1984 (Allied Corporation e.a. , 239-82 et 272-82, Rec. 1984, p. 1005) que les actes portant institution des droits antidumping sont de nature à concerner directement et individuellement celles des entreprises productrices et exportatrices qui peuvent démontrer qu'elles ont été identifiées dans les actes de la Commission ou du Conseil ou concernées par les enquêtes préparatoires.
5 Les trois requérantes étant expressément visées par le règlement attaqué, il s'ensuit que leur recours est recevable.
B - Sur le fond
6 Les principaux griefs des requérantes concernent le calcul de la valeur normale des engrais chimiques en question et la constatation de l'existence d'un préjudice pour la production communautaire.
Sur le calcul de la valeur normale
7 Les requérantes font grief à la Commission et au Conseil de ne pas avoir procédé au calcul de la valeur normale sur une des bases mentionnées à l'article 2, paragraphe 3 et suivants, du règlement n° 3017-79.
8 L'article 2 du règlement n° 3017-79 fait référence, dans son paragraphe 3, au prix comparable réellement pratiqué dans le pays d'origine ou à l'exportation vers un Etat tiers, ou encore, à une valeur construite. S'il existe des raisons valables de suspecter que ces prix ne couvrent pas les coûts de production, le paragraphe 4 permet de se référer aux autres ventes pratiquées sur le marché d'origine ou à l'exportation vers des pays tiers, à une valeur construite ou à des prix ajustés.
9 L'article 7, paragraphe 7, sous b), dudit règlement prévoit que " lorsqu'une partie concernée ou un pays tiers refuse l'accès ou ne fournit pas les informations nécessaires dans un délai raisonnable ou fait obstacle, de façon significative, à l'enquête, des conclusions préliminaires ou finales, positives ou négatives, peuvent être établies sur la base des données disponibles ". Selon les requérantes, il faut utiliser les données disponibles afin de calculer la valeur normale selon une des méthodes prévues à l'article 2.
10 En outre, les requérantes contestent l'utilisation par la Commission et le Conseil, pour l'établissement de la valeur normale, du critère des prix contenus dans les engagements dénoncés. La formule d'ajustement contenue dans les engagements, qui faisait référence à un index des prix publiés par le Gouvernement fédéral des Etats-Unis, serait sans aucun rapport avec l'évolution réelle des coûts de production, ce qui aurait d'ailleurs été une des raisons de la dénonciation. La réaction des autorités communautaires, en prenant le prix de l'engagement comme base de calcul de la valeur normale, enlèverait toute signification pratique à la possibilité de dénonciation de l'engagement, en particulier lorsque cette dénonciation était motivée par le fait que ce prix n'était plus réaliste.
11 Le Conseil rappelle qu'en l'absence de coopération des requérantes, il aurait été impossible d'établir la valeur normale autrement que sur la base des engagements dénoncés. Le prix de l'engagement, donnée disponible au sens de l'article 7, paragraphe 7, sous b), serait fondé sur la valeur normale et aurait un lien avec les critères de l'article 2 ; en effet, l'engagement aurait consisté à pratiquer un prix éliminant les marges de dumping sans les dépasser. Les requérantes auraient librement accepté la formule d'indexation dont elles auraient elles-mêmes choisi le paramètre.
12 Selon la Commission, la requérante Allied Corporation n'aurait pas collaboré à l'enquête menée par elle. Elle n'aurait pas non plus pu retenir les données publiées concernant les prix pratiqués sur le marché américain, puisque les exportateurs et les importateurs concernés en ont contesté l'exactitude et qu'elle avait des raisons de croire que, même si ces prix reflétaient avec précision la situation du marché américain, elles ne rendaient pas suffisamment compte des coûts fixés et variables à la production. La Commission a, par contre, tenu compte du fait qu'en 1981, Allied Corporation avait souscrit un engagement de prix afin de maintenir la correspondance entre ses prix à l'exportation et la valeur normale, et que cet engagement comportait une formule d'indexation prévoyant l'ajustement semestriel des prix à l'exportation. La Commission, en prenant comme période de référence la période entre juillet 1982 et la fin de 1982, a calculé le prix d'engagement pour cette période de référence en appliquant la formule d'indexation, et a utilisé ce prix afin d'établir la valeur normale. Pour les mêmes raisons, la Commission a également utilisé les engagements souscrits par les requérantes Kaiser et Transcontinental afin de calculer la valeur normale.
13 Ce moyen doit être rejeté. Dans le cas où une entreprise ne collabore pas à une enquête antidumping de la Commission, et que les données disponibles ne permettent pas à la Commission d'établir la valeur normale sur une des bases mentionnées à l'article 2 du règlement n° 3017-79, il est licite pour elle de se baser sur les prix d'engagement souscrits par l'entreprise, qui peuvent être considérés comme se rapprochant le plus de la réalité économique, à moins que la Commission ne dispose d'éléments indiquant que ces prix ne correspondent plus à cette réalité. De même, l'utilisation de l'index général des prix, prévu pour ajuster le niveau de prix souscrits dans l'engagement, aux fins de recalculer la valeur normale, est licite si l'index à un rapport raisonnable avec les coûts de l'entreprise. Même si les requérantes ont raison de dire que l'application de l'index en question à la période de référence utilisée par la Commission donne des résultats qui ne reflètent pas les augmentations de leurs coûts, la Commission a démontré que les solutions alternatives proposées par les requérantes donnaient des résultats encore plus défavorables à celle-ci. Les requérantes n'ont donc pas été en mesure d'établir leur grief.
Sur le préjudice
14 Les requérantes contestent en outre la constatation de la Commission selon laquelle l'industrie communautaire de production d'engrais aurait subi un préjudice en raison des activités de dumping des requérantes.
15 En particulier, elles font valoir que les prix de leurs produits, au niveau du commerce de détail sur le marché le plus important des communautés, à savoir la France, étaient supérieurs à ceux pratiqués par les producteurs néerlandais, et qu'on ne pouvait ainsi parler de préjudice. Les importations en provenance des Etats-Unis, pour la campagne 1981-1982, auraient diminué de 50 % par rapport à 1979-1980, tandis que celles en provenance des Pays-Bas auraient augmenté de 800 %. Le Conseil aurait omis de prendre en considération l'effet du blocage des prix en France, des pratiques anticoncurrentielles de l'industrie française et des droits antidumping institués en 1980. De toute façon, même s'il y avait préjudice, un niveau de droit moindre aurait suffi pour le faire disparaitre.
16 Le Conseil fait valoir qu'après avoir baissé au cours de la campagne 1981-1982, suite à l'institution des droits antidumping, les exportations en provenance des Etats-Unis auraient fortement augmenté en 1982. Les exportations néerlandaises, qui n'auraient d'ailleurs pas augmenté dans les proportions indiquées, auraient été effectuées au prix de pertes considérables. Les pratiques anticoncurrentielles constatées en France porteraient sur une période et des produits différents. L'institution d'un droit antidumping serait ainsi justifiée, même si le préjudice n'est pas exclusivement dû aux importations incriminées. La Commission partage les vues du Conseil sur l'existence d'un dumping et d'un préjudice.
17 Il convient de rappeler que, selon les termes de l'article 13, paragraphe 3, du règlement n° 3017-79, le montant des droits antidumping ne peut dépasser la marge de dumping et doit être moindre si ce droit moindre suffit à faire disparaitre le préjudice.
18 Il en ressort que le Conseil, lorsqu'il adopte un règlement antidumping, est tenu d'établir si le montant des droits est nécessaire pour faire disparaitre le préjudice. Or, en l'espèce, rien dans le dossier ne permet de constater que le Conseil a pris en considération cet aspect du problème.
19 En effet, dans les considérants du règlement n° 101-83, le Conseil traite en détail de la question de savoir si le préjudice a été cause par les importations des Etats-Unis ou par les ventes sur le marché français par des producteurs établis en d'autres Etats membres. Par contre, le Conseil ne se prononce pas sur la question du montant des droits nécessaires pour faire disparaitre le préjudice : sa seule référence à cet égard concerne l'avis de la Commission selon lequel " des niveaux inferieurs constitueraient, pour Allied Corporation, une récompense pour avoir dénoncé son engagement, et s'être ensuite abstenue de collaborer, et pour Kaiser et Transcontinental, une récompense pour avoir dénoncé leur engagement ". Cette considération n'est pas pertinente pour l'application de l'article 13, paragraphe 3, du règlement. L'instruction de l'affaire n'a pas non plus révélé d'autres éléments de nature à indiquer que le Conseil avait eu égard à cet article en fixant le montant des droits antidumping. Il convient par conséquent d'en conclure que le règlement a été adopté en méconnaissance de l'article 13 précité et doit donc être annulé.
Sur les dépens
20 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le Conseil ayant succombé pour l'ensemble de ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens. La Commission doit être également condamnée aux dépens de son intervention.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) le règlement n° 101-83 du Conseil, du 17 janvier 1983, est annulé.
2) le Conseil est condamné aux dépens et la Commission est condamnée aux dépens occasionnés par son intervention.