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Décisions

CA Poitiers, 1re ch. civ., 20 février 2008, n° 03-01282

POITIERS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cholet Enrobés (SNC)

Défendeur :

Carrière de la Roche Atard (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Savatier

Conseillers :

Mme Kamianecki, M. Chapelle

Avoués :

SCP Musereau Mazaudon-Provost-Cuif, SCP Tapon-Michot

Avocats :

Mes Hajdenberg, Giboin

TGI Bressuire, du 7 avr. 2003

7 avril 2003

Par une convention du 16 février 1996, la société Carrière Nivet, qui détient le capital de la société Carrière de la Roche Atard (ci-après : la Carrière), a mis à la disposition de la société Jean Lefebvre, aux droits de laquelle vient la société Cholet Enrobés, un terrain pour y installer une centrale d'enrobage qui sera alimentée par les granulats produits par la Carrière.

Une pratique commerciale s'est instaurée, Cholet Enrobés se fournissant en matériaux auprès de la Carrière à un prix fixé d'accord entre les parties selon des quantités déterminées par le client à partir de sa production d'enrobé. Lorsque la Carrière ne peut fournir suffisamment de matériaux, elle rembourse le surcoût supporté par Cholet Enrobés si celle-ci a dû en acheter à un autre fournisseur.

A partir de l'année 2000, la demande de matériaux est plus forte et la Carrière a entendu contrôler les quantités fournies à Cholet Enrobés.

En juillet 2001, la Carrière a mis fin à l'usage antérieur et a indiqué à Cholet Enrobés de nouvelles conditions de vente et de facturation.

Celle-ci a alors assigné le 21 février 2002 la Carrière en répétition des sommes qu'elle prétend indûment payées au nouveau tarif, en fixation du prix selon les mêmes conditions que celles pratiquées aux autres clients et en paiement de dommages-intérêts.

Par jugement du 7 avril 2003, le Tribunal de grande instance de Bressuire statuant en matière commerciale, a rejeté toutes les demandes.

Statuant sur l'appel de Cholet Enrobés, la cour d'appel, par un arrêt du 4 octobre 2005, auquel il est renvoyé pour un plus ample exposé des faits et de la procédure a :

- rejeté la fin de non-recevoir tirée de la nouveauté des demandes formées sur le fondement des articles L. 420-2 et L. 420-3 du Code de commerce par Cholet Enrobés,

- confirmé le jugement en ce qu'il a débouté cette société de ses prétentions fondées sur le prêt à usage du 12 février 1996,

- réformé le jugement pour le surplus et statuant à nouveau a :

"- dit que jusqu'au mois de juillet 2001, il a existé entre les SNC Carrière de la Roche Atard et la SNC Cholet Enrobés des relations contractuelles établies et équilibrées, comportant pour la SNC Carrière de la Roche Atard, une obligation de fourniture de granulats pour enrobé à la SNC Cholet Enrobés, avec prise en charge du supplément de coût des matériaux commandés qu'elle n'avait pu fournir et que son cocontractant avait dû acquérir auprès d'un autre fournisseur, et pour la SNC Cholet Enrobés une obligation d'approvisionnement exclusif auprès de la SNC Carrière de la Roche Atard ;

- dit qu'au mois de juillet 2001, la SNC Carrière de la Roche Atard occupait une position dominante en tant que fournisseur sur le marché des granulats pour enrobés du Choletais et que Cholet Enrobés se trouvait dans un état de dépendance économique à son égard ;

- dit qu'en modifiant, de juillet 2001 à février 2002, les conditions contractuelles existant entre les parties sur divers points essentiels (refus de prise en charge du supplément de coût des fournitures extérieures, imposition de frais de transport, de pesage et de stockage, raccourcissement des délais de paiement) le tout sans concertation ni préavis sérieux, la SNC Carrière de la Roche Atard n'a pas agi de bonne foi, au sens de l'article 1134 alinéa 3 du Code civil, à l'égard de la SNC Cholet Enrobés ; "

- statuant avant dire droit sur le surplus : ordonné une expertise ;

L'expert, qui a reçu mission, notamment, de comparer les nouvelles conditions appliquées à Cholet Enrobés à celles des autres clients de la Carrière, a déposé son rapport le 27 juillet 2006.

LA COUR :

Vu les conclusions du 7 décembre 2006 par lesquelles Cholet Enrobés demande de :

- dire qu'elle est victime d'une pratique de prix discriminatoire résultant d'une position dominante et d'un état de dépendance économique,

- "considérer" la Carrière responsable des préjudices subis,

- la condamner à :

- "restituer à Cholet Enrobés le trop perçu par elle des frais de pesage, transport et stockage injustifiés d'un montant de 688 964,61 euro et les intérêts du jour de chaque paiement, indûment perçus",

- "indemniser Cholet Enrobés des préjudices qu'elle a subis du fait de la pratique discriminatoire à son égard, d'un montant de 151 571,76 euro",

- "rembourser à Cholet Enrobés :

1) le surcoût des factures de livraison de produits provenant de carrières tierces, d'un montant de 300 787,87 euro HT,

2) les frais de stockage sur les produits provenant de carrières tierces, d'un montant de 102 175,51 euro HT

et les intérêts de droit sur cette somme, à compter de la mise en demeure adressée par Cholet Enrobés le 25 janvier 2002, et à compter du jour de l'assignation pour le surplus"

- indemniser Cholet Enrobés des :

- préjudice financier à elle causé par la réduction injustifiée des délais de paiement, évalué à 17 305,68 euro ;

- "préjudice relatif à la perte de marge, d'un montant qui sera réactualisé : mémoire" ;

- préjudice consécutif à l'atteinte à son image de marque estimé à 100 000 euro ;

- préjudice résultant de la perte de valeur de son fonds de commerce, évalué à 834 900 euro ;

- enjoindre sous astreinte de 1 000 euro "par jour d'infraction constatée" à la Carrière de :

- cesser d'appliquer des prix abusifs à Cholet Enrobés,

- cesser de lui facturer des frais de pesage, stockage, transport,

- continuer à assumer le différentiel de prix pour toute livraison par une tierce carrière due à la défaillance de la Carrière,

- condamner la Carrière à lui payer les frais irrépétibles qu'elle a dû exposer "qu'elle se réserve de chiffrer ultérieurement" ;

Vu les conclusions du 2 mars 2007 par lesquelles la société Carrière de la Roche Atard demande de rejeter les prétentions de Cholet Enrobés et, subsidiairement, de réduire sa réclamation à la somme de 23 000 euro ;

Sur ce :

Considérant que s'il est définitivement jugé que la Carrière est en position dominante sur le marché considéré au sens de l'article L. 420-2 du Code du commerce, encore faut-il, pour que cette situation lui soit utilement reprochée, qu'elle ait "exploité abusivement" cette situation dans les conditions prévues à l'article 420-1 de ce Code, c'est-à-dire notamment en ce que son comportement "a eu pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence" ;

Que, de même s'il est définitivement jugé que Cholet Enrobés est dans un état de dépendance économique au sens du texte susvisé, c'est-à-dire dans une situation où elle est dans l'obligation de poursuivre ses relations commerciales avec son fournisseur s'il lui est impossible de s'approvisionner en produits substituables dans des conditions équivalentes, encore faut-il, pour que cette situation lui ouvre droit à réparation, que cette situation ait été exploitée abusivement ;

Considérant que l'expert conclut à la spécificité de Cholet Enrobés dans la clientèle de la Carrière, en ce qu'elle est son client le plus important, à un point tel qu'il n'existe pas de client comparable en volume et en situation d'exploitation, celle-ci étant sur le site même de la carrière produisant le granulat utilisé par ce producteur d'enrobé ;

Qu'il ressort de ses opérations et conclusions que, même si l'augmentation du prix pratiqué pour Cholet Enrobés est entre 2001 et 2002 de 10,26 %, alors qu'il n'y a pas eu d'augmentation pour les autres catégories de clients, et que l'indice de base du secteur a augmenté seulement de 1,67 %, ce nouveau prix demeure inférieur à celui de tous les autres clients (43 F la tonne pour une fourchette de 53 à 68 F pour ceux de la catégorie bénéficiant des prix les plus bas) qui se voient appliquer des frais de transport s'ils ne viennent pas chercher eux-mêmes les matériaux, mais pas de frais de pesage qui sont compris dans le prix ; que même en ajoutant les frais de pesage et de transport réclamés à partir de juillet 2001 à Cholet Enrobés, les conditions de vente demeurent préférentielles et plus favorables que celles consenties à n'importe quel autre client, étant observé que n'est pas fondé le grief fait à la Carrière en ce qu'elle demande une redevance pour frais de stockage des matériaux provenant d'autres carrières dans la mesure où elle met effectivement à la disposition de son cocontractant le terrain qu'elle exploite pour entreposer ces matériaux qu'elle n'a pas produit, de sorte qu'elle lui délivre ainsi un réel service ;

Que, partant, loin d'avoir exploité abusivement sa position sur le marché ou l'état de dépendance de son client, ce que n'allègue pas expressément et ne démontre pas Cholet Enrobés, il apparaît que la Carrière a continué à favoriser Cholet Enrobés après avoir augmenté ses prix, ce qu'elle avait la liberté de faire, n'étant tenue par aucune convention si ce n'est les pratiques antérieures ;

Qu'il s'ensuit que sa demande d'une somme de 151 571,76 euro à titre d'indemnisation du préjudice qui serait né de la pratique discriminatoire invoquée, n'est pas fondée ;

Considérant que s'il a été définitivement jugé que la Carrière n'a pas agi de bonne foi en modifiant ses conditions contractuelles de juillet 2001 à février 2002, la cour ayant relevé que "en mettant un terme sans concertation préalable et avec un préavis de trois jours seulement à la prise en charge des frais relatifs aux matériaux provenant d'une autre carrière, alors qu'il ne s'agissait pas d'une mauvaise pratique mais d'un système régulateur des relations contractuelles et économiques établies depuis de très longues années entre les parties, la SNC Carrière de la Roche Atard a agi avec une brutalité exclusive de toute bonne foi ; qu'il en est de même du fait d'avoir imposé, sans concertation et sans préavis, des frais de transport, de pesage et de stockage de ses produits, ainsi que des frais de stockage des matériaux provenant d'autres carrières, qui n'avaient jamais été réclamés auparavant ; qu'il en est de même encore de la réduction "dès la prochaine commande" des délais de paiement de 110 à 30 jours", le dommage qui en serait résulté ne se confond pas avec le montant des sommes payées sur ces nouvelles bases de tarification depuis leur application en 2001 et jusqu'au 30 novembre 2006 comme Cholet Enrobés en forme la demande, mais serait seulement le préjudice né de la brutalité du changement de tarification ;

Que, cependant, elle ne distingue pas dans ses prétentions ce préjudice et ne met pas la cour en mesure de l'apprécier alors qu'il lui appartient d'en établir la réalité ; qu'elle n'allègue et ne justifie d'ailleurs pas que ces changements dans la tarification ont eu des conséquences sur ses résultats ;

Qu'il s'ensuit que la demande d'une somme de 688 964,61 euro fondée sur l'application de cette tarification, qu'elle soit présentée comme la répétition de sommes indues ou comme la réparation d'un préjudice, ne peut être accueillie telle qu'elle est formulée ; qu'il en est de même des demandes de remboursement des sommes de 300 787,87 euro pour surcoût lié à la fourniture auprès d'autres carrières et de 102 175,51 euro pour frais de stockage des matériaux ainsi achetés à d'autres carrières ;

Considérant que la brutalité relevée de la modification des conditions de paiement qui sont passées sans préavis de 100 jours à 30 jours en 2002 a eu pour Cholet Enrobés un coût dont elle justifie dans ses conclusions qui a été de 3 200 euro en 2002 ; que ce coût est constitutif d'un dommage uniquement pour la période pendant laquelle un préavis aurait dû courir compte tenu de l'ancienneté de la pratique remise en cause, sans qu'en elle même cette remise en cause soit critiquable, ce nouveau délai étant d'ailleurs celui prévu par les articles L. 442-6 et L. 441-6 du Code de commerce ; qu'au vu des circonstances de la cause, il sera intégralement réparé par l'allocation d'une somme de 1 000 euro ;

Considérant que la demande de préjudice né de la perte de marge n'a pas été chiffrée par Cholet Enrobés ; qu'elle ne peut donc être accueillie ;

Qu'elle ne justifie pas de la réalité d'un préjudice consécutif à son image de marque dont elle se borne, sans autre explication, à fixer le montant à 100 000 euro après avoir indiqué qu'il est lié à un manque de compétitivité dont elle n'apporte pas la preuve ;

Qu'alors que l'expert a relevé qu'elle n'était pas établie, elle ne justifie pas plus la perte de valeur de son fonds de commerce à raison des pratiques qu'elle impute à la Carrière ;

Qu'elle sera donc déboutée de ses demandes de ces chefs ;

Considérant qu'elle n'est pas fondée à demander qu'il soit enjoint à la Carrière de cesser d'appliquer les prix et conditions de vente qu'elle pratique dont il a été dit qu'elle avait la liberté de fixer ainsi qu'elle l'a fait ;

Considérant que l'équité et la situation des parties commandent de ne pas faire application en l'espèce des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Vu son arrêt du 4 octobre 2005 ; Condamne la société Carrière de la Roche Atard à payer à la société Cholet Enrobés la somme de 1 000 euro à titre de dommages-intérêts pour le préjudice né du brusque changement des conditions de paiement ; Déboute la société Cholet Enrobés de toutes ses autres demandes ; Condamne la société Carrière de la Roche Atard aux dépens de première instance et d'appel lesquels comprendront le coût de l'expertise et dit que ces derniers seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.