Ministre de l’Économie, 11 juin 2008, n° ECEC0820774S
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ECONOMIE
Défendeur :
Conseil de la société Groupe Lactalis SA
MINISTRE DE L'ECONOMIE, DE L'INDUSTRIE ET DE L'EMPLOI
Maître,
Par dépôt d'un dossier déclaré complet le 7 mai 2008, vous avez notifié la prise de contrôle exclusif des sociétés Milupa Nutricia SAS (ci-après " Milupa Nutricia ") et SD France SAS (ci-après " SD France "), filiales opérationnelles du groupe Numico (ci-après " Numico ") par la société Groupe Lactalis SA (ci-après " Lactalis "). Cette opération a été formalisée par un contrat d'achat d'actions en date du 29 avril 2008.
1. LES ENTREPRISES CONCERNÉES ET L'OPÉRATION
Les entreprises concernées par la présente opération sont : Lactalis, l'acquéreur et Milupa Nutricia et SD France, les cibles.
Lactalis est une société anonyme placée sous le contrôle exclusif de la société holding BSA, elle-même détenue en totalité par les membres de la famille Besnier, qui ne détiennent aucune autre participation contrôlante dans d'autres secteurs. L'ensemble des participations contrôlantes de la société BSA seront ci-après désignées, pour les besoins de la présente décision, " groupe Lactalis ". Le groupe Lactalis intervient essentiellement dans le secteur des produits laitiers, à travers notamment la production et la commercialisation de laits de consommation, beurre, fromages et produits ultrafrais, crème et produits laitiers industriels. Lactalis est présent dans le secteur du lait infantile à travers deux divisions spécialisées, Lactel et Lactalis Nutrition Santé.
En 2007, le chiffre d'affaires total mondial du groupe Lactalis s'est élevé à [...] milliards d'euro hors taxes, dont environ [> 50 millions d'euro] d'euro en France.
Milupa Nutricia et SD France sont des filiales à 100 % de la société holding Nutricia, elle-même filiale à 100 % de Numico. Milupa Nutricia et SD France sont actives dans les secteurs de l'alimentation pour bébés et du lait infantile.
En 2007, le chiffre d'affaires total des activités rachetées s'est élevé à [> 50] millions d'euro hors taxes exclusivement réalisés en France.
L'opération s'inscrit dans le cadre de la mise en œuvre des engagements pris par le groupe Danone auprès de la Commission européenne lors du rachat du groupe Numico (1). A cette occasion, Danone s'est engagé à céder la totalité des activités de nutrition infantile de Numico en France. Numico y est actif par l'intermédiaire de la société holding Nutricia, qui détient les filiales Milupa Nutricia et SD France.
L'opération consiste en la prise de contrôle exclusif des sociétés Milupa Nutricia et SD France par la société Lactalis. En effet, le contrat d'achat d'actions stipule que Nutricia, filiale de Numico, s'engage à céder 100 % du capital actionnarial et des droits de vote de ses filiales Milupa Nutricia et SD France à Lactalis (2).
En ce qu'elle entraîne la prise de contrôle exclusif des sociétés Milupa Nutricia et SD France par la société Lactalis, l'opération notifiée constitue bien une opération de concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce. Compte tenu des chiffres d'affaires des entreprises concernées, elle ne revêt pas de dimension communautaire, et est soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatifs à la concentration économique.
2. LES MARCHÉS CONCERNÉS
Les entreprises sont simultanément actives dans le domaine de la nutrition infantile et plus précisément dans le secteur des laits infantiles et des boissons pour bébés.
Le ministre chargé de l'économie, dans sa décision Orlait/Comalait (3), a laissé ouverte la question d'une éventuelle segmentation en fonction des types de lait.
La Commission européenne, dans la décision précitée Danone/Numico, a défini précisément les marchés de la nutrition infantile. Elle a ainsi distingué le marché du lait 1er et 2e âges, le marché du lait de croissance et le marché des boissons pour bébés.
2.1. Les marchés de produits
2.1.1. Le marché du lait 1er et 2e âges
La Commission européenne a défini le lait 1er et 2e âges comme le lait substituable au lait maternel pour les nourrissons de 0 à 12 mois. Elle a envisagé trois types de segmentation sur ce marché.
D'une part, elle a fait une distinction entre les laits 1er âge et les laits 2e âge, conformément à la directive 2006-141-EC du 22 décembre 2006 qui différencie les " préparations pour nourrissons " et les " préparations de suite ". Les préparations pour nourrissons sont utilisées pour l'alimentation des nourrissons de 0 à 6 mois, tandis que les préparations de suite sont utilisées pour l'alimentation des bébés de 6 à 12 mois et sont destinées à permettre la transition entre l'allaitement au sein ou l'alimentation par un lait 1er âge et l'introduction d'aliments solides à partir du douzième mois environ.
La Commission européenne a cependant laissé la question de cette segmentation ouverte, étant donné que le moment à partir duquel les parents utilisent les laits 2e âge dépend de chaque nourrisson et que les parents tendent en général à conserver la même marque lorsqu'ils passent du lait 1er âge au lait 2e âge.
D'autre part, la Commission européenne a envisagé de distinguer les laits standards, les laits thérapeutiques et les laits médicaux. Les laits thérapeutiques sont destinés à des nourrissons ayant des problèmes de santé ou de digestion. Ils sont en général de 40 à 50 % plus chers que les laits standards. Les laits médicaux sont une catégorie spécifique de laits thérapeutiques qui peuvent être administrés à des nourrissons présentant des problèmes sévères de santé et ils ne sont délivrés que sur ordonnance.
Toutefois, la Commission européenne a conclu qu'il n'était pas pertinent de définir un marché distinct des laits médicaux. En effet, la Commission a relevé que certains laits thérapeutiques font l'objet d'un remboursement par la sécurité sociale tout comme les laits médicaux. Elle a par ailleurs laissé ouverte la question d'une segmentation entre laits standards et laits thérapeutiques, les fabricants fournissant en règle générale ces deux types de produits.
Enfin, tout en laissant cette question ouverte, la Commission a envisagé une segmentation du marché du lait 1er et 2e âges en fonction des canaux de distribution en distinguant d'un côté, les ventes en grandes et moyennes surfaces (ci-après " GMS ") et d'un autre côté, les ventes en officines.
Au cas d'espèce, la définition exacte du marché peut être laissée ouverte, car quelle que soit la segmentation retenue, les conclusions de l'analyse concurrentielle demeureront inchangées.
2.1.2. Le marché du lait de croissance
Selon la décision précitée de la Commission européenne, il s'agit des laits à destination de l'alimentation des enfants de un à trois ans.
Au cas d'espèce, les parties envisagent une distinction en fonction des canaux de distribution (GMS et officines) ainsi qu'une distinction entre les produits vendus sous marque de distributeur (MDD) et les produits vendus sous marque de fabriquant (MDF). Toutefois, seule la première segmentation sera examinée pour la présente analyse, Numico n'étant pas actif sur le segment des laits de croissance vendus sous MDD.
2.1.3. Le marché des boissons pour bébés
Selon la Commission européenne, les boissons pour bébés englobent toutes les boissons, hormis celles à base de lait, à destination des bébés et des enfants telles que les jus, sirops et tisanes. Dans la décision Danone/Numico précitée, la Commission européenne a considéré un seul marché global des boissons pour bébés.
L'instruction du dossier n'ayant pas permis de remettre en cause la présente approche, l'analyse concurrentielle sera menée sur un marché global des boissons pour bébés.
2.2. Les marchés géographiques
Dans la décision Danone/Numico précitée, la Commission européenne a estimé que les marchés étaient de dimension nationale. L'instruction du dossier n'a pas permis de remettre en cause la présente approche, l'analyse concurrentielle sera en conséquence menée sur des marchés de dimension nationale.
3. L'ANALYSE CONCURRENTIELLE
Il conviendra d'envisager les possibles effets unilatéraux de l'opération, puis les éventuels effets coordonnés de l'opération.
3.1. Analyse des effets horizontaux
3.1.1. Le marché du lait 1er et 2e âges
Les parts de marché des parties et de leurs concurrents sur le marché du lait 1er et 2e âges sont les suivantes :
<emplacement tableau>
Sur le marché du lait 1er et 2e âges, les parts de marché4 de la nouvelle entité s'élèveront à [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis). Sur ce marché, la nouvelle entité sera confrontée à la concurrence de grands groupes tels que Nestlé et Danone qui détiennent respectivement [30-40] % et [30-40] % de parts de marché.
Sur un éventuel marché des laits 1er âge, la part de marché de la nouvelle entité s'élèvera à [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
Sur un éventuel marché des laits 2e âge, la part de marché de la nouvelle entité s'élèvera à [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
Sur le segment des laits 1er et 2e âges vendus en GMS, la position de la nouvelle entité sera de [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pur Lactalis).
Sur le segment des laits 1er et 2e âges vendus en officine, la position de la nouvelle entité sera de [20-30] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
Sur le segment des laits standards, la position de la nouvelle entité sera de [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
Sur le segment des laits thérapeutiques (y compris les laits médicaux), la position de la nouvelle entité sera de [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
L'opération n'est donc pas de nature à entraîner de problèmes horizontaux sur le marché du lait 1er et 2e âges, ainsi que sur ses éventuelles segmentations.
3.1.2. Le marché du lait de croissance
Les parts de marché des parties et de leurs concurrents sur le marché du lait 1er et 2e âge* sont les suivantes :
<emplacement tableau>
Sur le marché du lait de croissance (5), la part de marché de la nouvelle entité s'élèvera à [20-30] % ([0-10] % pour Numico et [10-20] % pour Lactalis). Sur ce marché, la nouvelle entité sera confrontée à la concurrence de grands groupes tels que Nestlé, Danone et Ordesa qui détiennent respectivement [10-20] %, [20-30] % et [20-30] % de parts de marché.
Sur le segment de la vente du lait de croissance vendu en officine, la position de la nouvelle entité demeurera inchangée dans la mesure où Numico n'est pas présent sur ce segment.
Sur le segment de la vente du lait de croissance vendu en GMS sous MDF, la position de la nouvelle entité s'élèvera à [20-30] % ([0-10] % pour Numico et [10-20] % pour Lactalis). Sur le segment de la vente du lait de croissance vendu en GMS sous MDD, la position de la nouvelle entité demeurera inchangée, Numico n'étant pas actif sur ce segment.
L'opération n'est donc pas de nature à entraîner de problèmes horizontaux sur le marché du lait de croissance, ainsi que sur ses éventuelles segmentations.
3.1.3. Le marché des boissons pour bébé
Sur le marché des boissons pour bébé, la part de marché de la nouvelle entité s'élèvera à [10-20] % ([10-20] % pour Numico et [0-10] % pour Lactalis).
Compte tenu de la faible addition de parts de marché ainsi que de la présence de concurrents puissants tels que Nestlé et Danone, l'opération n'est pas de nature à entraîner de problèmes horizontaux sur le marché des boissons pour bébés.
3.2. Analyse des effets coordonnés de l'opération
Il convient d'examiner le risque de création ou de renforcement d'une position dominante collective.
En effet, sur le marché du lait 1er et 2e âges, la part de marché cumulée de la nouvelle entité et de ses deux principaux concurrents (Danone et Nestlé) sera supérieure à 80 %. Tandis que sur le marché du lait de croissance, la part de marché cumulée de la nouvelle entité et de ses trois principaux concurrents (Danone, Nestlé et Ordesa) sera supérieure à 85 %.
La question du risque de création ou de renforcement d'une position dominante collective sur le marché des boissons pour bébé ne semble pas pertinente au regard de la très faible addition de parts de marché qu'entraîne l'opération.
Dans son arrêt Airtours plc contre Commission (6), le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE) a dégagé trois conditions cumulatives pour la qualification du risque de création ou de renforcement d'une position dominante collective : une transparence du marché, permettant à chaque oligopoleur de connaître la stratégie des autres et de s'assurer que personne ne s'écarte de la ligne d'action commune (transparence du marché), la menace de représailles efficaces, qui dissuade chaque oligopoleur de s'écarter durablement de l'équilibre collusif et l'absence de possibilité de contestation de la stratégie oligopolistique par les concurrents résiduels ou potentiels, ainsi que par les clients.
En premier lieu, il ressort de l'instruction du dossier que les conditions d'un marché suffisamment transparent ne sont pas réunies. En effet, du point de vue de la demande et plus particulièrement concernant la distribution dans les officines (laits thérapeutiques principalement), les ventes peuvent intervenir à travers quatre canaux différents : i) directement entre le pharmacien et le délégué de chaque marque ; ii) entre un groupement de pharmaciens et le délégué de chaque marque ; iii) entre un pharmacien et un grossiste-répartiteur distribuant plusieurs marques ; iv) entre un groupement de pharmacien et un grossiste-répartiteur. Concernant la distribution en GMS, les termes des accords entre un fournisseur et un distributeur ne sont pas connus des autres acteurs. Du point de vue de l'offre, la diversité des produits proposés aux consommateurs (à titre d'exemple, plus de quatre-vingt dix références en GMS de laits liquides 1er et 2e âge et de croissance) et l'absence de participations croisées entre les groupes renforcent l'opacité du marché.
Dès lors, le premier critère n'est pas rempli et il apparaît que la présente opération n'est pas de nature à susciter la création ou le renforcement d'une position dominante collective.
A titre subsidiaire, il convient de souligner que les deux autres critères ne sont pas non plus remplis. Tout d'abord, les différences structurelles entre les opérateurs rendent difficile le maintien d'un comportement collusif. En effet, sur ces marchés interviennent tant des groupes laitiers que des groupes spécialisés dans la nutrition infantile. De plus, le contre-pouvoir exercé par les GMS ainsi que la présence de nombreux opérateurs de moindre importance rend plausible la remise en cause d'un équilibre collusif par les tiers.
En définitive, il apparaît que l'opération n'est pas de nature à permettre l'émergence ou le renforcement d'une position dominante collective sur les marchés des laits 1er et 2e âges et de croissance.
En conclusion, il ressort de l'instruction du dossier que l'opération notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence. Je vous informe donc que j'autorise cette opération.
Je vous prie d'agréer, Maître, l'expression de ma considération distinguée.
NOTA : Des informations relatives au secret des affaires ont été occultées à la demande des parties notifiantes, et la part de marché exacte remplacée par une fourchette plus générale. Ces informations relèvent du " secret des affaires ", en application de l'article R. 430-7 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence.
Notes :
1 COMP/M.4842, décision du 31 octobre 2007, Danone/Numico
2 [...].
3 C2007-73/Lettre du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Emploi du 2 août 2007, aux conseils de la société Orlait, relative à une concentration dans les secteurs de la collecte et de la commercialisation du lait (C2007-73).
4 Toutes les parts de marché citées dans la présente sont exprimées en volume.
5 Céréales liquides incluses.
* erreur matérielle : lire " marché du lait de croissance " au lieu de " marché du lait 1er et 2e âge ".
6 Affaire T-342-99 Airtours plc contre Commission, Rec.2002 p.II-02585.