CJCE, 5e ch., 5 octobre 1988, n° 301-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sharp Corporation
Défendeur :
Conseil des Communautés européennes, Commission des Communautés européennes, Committee of European Typewriter Manufacturers
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Bosco
Avocat général :
M. Slynn
Juges :
MM. Moitinho de Almeida, Everling, Galmot, Joliet
Avocats :
Mes Vajda, Griffith, Ehle
LA COUR,
Par requête déposée au greffe de la Cour le 7 octobre 1985, la société Sharp corporation (ci-après "Sharp"), ayant son siège à Osaka, Japon, a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation du règlement n° 1698-85 du Conseil, du 19 juin 1985, instituant un droit antidumping définitif sur les importations de machines à écrire électroniques originaires du Japon (JO L 163, p. 1 ), dans sa totalité ou à tout le moins en ce qui concerne la requérante. En particulier, Sharp demande l'annulation des dispositions dudit règlement instituant un droit antidumping définitif de 32 % sur les machines à écrire électroniques originaires du Japon qu'elle exporte dans la Communauté, ainsi que l'annulation des dispositions prévoyant la perception définitive des droits antidumping provisoires prévus par le règlement n° 3643-84 de la Commission, du 20 décembre 1984, instituant un droit antidumping provisoire sur les importations de machines à écrire électroniques originaires du Japon (JO L 335, p . 43), au moins dans la mesure où les montants perçus excédent un taux de 16,08 %.
Sharp est une entreprise qui a commencé à produire des machines à écrire électroniques (ci-après "MEE") en 1982, et dont la production dans ce secteur a toujours été destinée uniquement à l'exportation. En 1984, elle a fait l'objet, avec d'autres producteurs japonais, d'une plainte déposée auprès de la Commission par une association de fabricants européens, le Committee of European Typewriter Manufacturers (ci-après " CETMA "), qui l'accusait de vendre ses produits dans la Communauté à des prix de dumping.
La procédure antidumping engagée par la Commission sur la base du règlement n° 2176-84 du Conseil, du 23 juillet 1984, relatif à la défense contre les importations qui font l'objet d'un dumping ou de subventions de la part de pays non membres de la Communauté économique européenne (JO L 201, p. 1), a conduit d'abord à imposer à Sharp un droit antidumping provisoire de 21,1 %. Le Conseil, sur proposition de la Commission, a ensuite fixé le droit antidumping définitif à 32 %, par son règlement n° 1698-85, contre lequel Sharp a introduit le présent recours.
La Commission et le CETMA ont été admis à intervenir dans l'affaire au soutien des conclusions de la partie défenderesse.
Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
A l'appui de son recours, Sharp invoque les cinq moyens suivants :
- prise en considération d'une marge bénéficiaire excessive dans le calcul de la valeur normale;
- comparaison de la valeur normale et du prix à l'exportation à des stades commerciaux différents;
- déduction sur des bases erronées du crédit à l'acheteur dans le calcul du prix à l'exportation;
- discrimination par rapport à d'autres entreprises,
- illégalité du recouvrement du droit provisoire au taux plein.
Sur le moyen tiré de la prise en considération d'une marge bénéficiaire excessive dans le calcul de la valeur normale Sharp fait valoir que la marge bénéficiaire correspondant au bénéfice de la société canon pour les ventes de MEE sur le marché japonais, qui lui a été attribuée afin de construire la valeur normale de ses produits en l'absence de ventes intérieures, ne peut être considérée comme une " marge bénéficiaire raisonnable " aux termes de l'article 2, paragraphe 3, sous b), II), du règlement n° 2176-84. L'utilisation de la marge d'un autre producteur ne saurait être combinée avec celle des coûts de production du producteur intéressé pour la construction de la valeur normale des produits de celui-ci. L'utilisation d'une telle marge serait, en outre, contraire au principe de la sécurité juridique, dans la mesure où elle empêche le producteur intéressé, qui ne peut pas connaître les marges de ses concurrents, de faire le nécessaire pour éviter de se trouver en situation de dumping.
A cet égard, il convient de rappeler d'abord que, selon l'article 2, paragraphe 3, sous b ), II ), du règlement n° 2176-84, l'élément à ajouter au titre du bénéfice dans la construction de la valeur normale ne doit pas " en règle générale, et à condition qu'un bénéfice soit normalement réalisé lors des ventes de produits de la même catégorie générale sur le marché intérieur du pays d'origine ... être supérieur au bénéfice normal ". Rien dans ce texte n'interdit d'utiliser comme " marge bénéficiaire raisonnable " le bénéfice normalement réalisé par une société autre que celle qui fait l'objet de l'enquête antidumping.
Quant à l'argument selon lequel la méthode suivie par les institutions conduit à des résultats imprévisibles en raison de l'impossibilité pour le producteur concerné de connaître les marges bénéficiaires de ses concurrents, il y a lieu de remarquer que des références à des éléments non connus du producteur concerné s'avèrent fréquemment nécessaires dans le système du règlement n° 2176-84, lorsqu'il n'est pas possible, comme en l'espèce, d'avoir recours aux prix réels, et qu'un certain degré d'imprévisibilité ne constitue dès lors pas une violation du principe de la sécurité juridique .
Il importe encore de souligner que si la valeur normale ne pouvait être construite, pour les producteurs n'opérant pas à l'intérieur, que sur la base d'un bénéfice hypothétique, on risquerait de discriminer les autres fabricants pour lesquels la marge bénéficiaire réalisée sur les modèles qu'ils vendent au japon est utilisée dans la construction de la valeur normale des autres modèles. Une solution comme celle adoptée par les institutions, permettant de sauvegarder dans les limites du possible la sécurité juridique sans pour autant nuire à l'égalité de traitement, apparaît des lors comme conforme à l'économie du règlement n° 2176-84. En outre, en l'espèce, tout risque d'arbitraire a été écarté du fait que les institutions ont appliqué à Sharp le bénéfice de Canon, qui est le moins élevé parmi ceux des sociétés commercialisant leurs produits sur le marché japonais.
Au vu des considérations qui précèdent, le premier moyen doit être rejeté.
Sur le moyen tiré de la comparaison de la valeur normale et du prix à l'exportation à des stades commerciaux différents Sharp soutient que la comparaison entre la valeur normale et le prix à l'exportation a été faite de manière incorrecte en ce que des prix à l'exportation établis au stade " sortie d'usine " du fabricant ont été comparés avec des valeurs normales construites au stade "sortie du distributeur exclusif ".
Même si Sharp ne vend pas de MEE au Japon et son distributeur exclusif affilié au Japon s'occupe uniquement de la vente d'autres produits, la valeur normale de ses MEE doit être construite, aux fins de l'enquête antidumping, comme si elles étaient vendues sur le marché intérieur. Or, l'organisation particulière des fabricants japonais de MEE, concernés par l'enquête antidumping, qui commercialisent leurs produits par l'intermédiaire d'un distributeur associé, sans disposer d'un propre département de vente - organisation qui a été mise en place aussi par Sharp pour les produits qu'elle vend sur le marché intérieur et qui serait appliquée également aux MEE si celles-ci étaient commercialisées sur le marché japonais - ne permet pas de considérer comme valeur normale le prix pratiqué par la société mère, mais rend nécessaire de prendre en considération les prix du distributeur exclusif affilié.
Il ressort des considérations qui précèdent que les institutions n'ont pas agi de manière erronée lors de la comparaison entre valeur normale et prix à l'exportation. Le moyen doit dès lors être rejeté.
Sur le moyen tire de la déduction sur des bases erronées du crédit à l'acheteur dans le calcul du prix à l'exportation Sharp soutient que le calcul du prix à l'exportation a été faussé par le fait que les crédits à l'achat accordés par sa filiale allemande SEEG ont été déduits à tort sur la base de leur valeur dans les monnaies nationales des clients établis dans d'autres Etats membres, et non sur la base des frais à engager pour emprunter le même montant en DM.
A l'égard de ce moyen, il importe de souligner que, selon l'article 2, paragraphe 8, sous b), le " prix à l'exportation peut être construit sur la base du prix auquel le produit importé est revendu pour la première fois à un acheteur indépendant ". Afin de déterminer le prix de revente réel, il semble approprié, dans les circonstances d'espèce, de ne pas se baser sur les frais de crédit du vendeur, mais de prendre en considération la valeur que le crédit représente pour l'acheteur indépendant.
Un tel procédé s'impose d'autant plus que les acheteurs établis dans des Etats membres autres que la République fédérale d'Allemagne se procurent normalement un crédit dans leur propre pays et pourraient même être empêchés par des dispositions de droit interne sur le contrôle des changes de chercher un crédit à l'étranger. Les institutions n'ont donc pas agi de manière erronée en estimant que la valeur des crédits à l'achat à retenir était celle exprimée dans la monnaie nationale des clients.
Dans ces conditions, le moyen doit être rejeté.
Sur le moyen tiré de la discrimination par rapport à d'autres entreprises Sharp fait valoir que l'adoption d'un droit antidumping définitif à son égard doit être considérée comme nulle pour des motifs de discrimination, puisque les institutions ont imposé ce droit à Sharp sans imposer en même temps un droit antidumping, au moins provisoire, à la société Nakajima qui se serait trouvée dans les mêmes conditions, et que, plus tard, la Commission a clos la procédure à l'égard de Nakajima sur la base de constatations auxquelles elle est parvenue en utilisant une marge bénéficiaire et une période de référence différentes de celles utilisées pour la requérante.
A cet égard, il y a lieu d'observer que, après l'adoption du règlement n° 3643-84, précité, la Commission a constaté qu'elle s'était trompée dans les calculs qui l'avaient conduite à considérer la marge de dumping de Nakajima comme étant " de minimis ". La réouverture de la procédure concernant Nakajima, qui a été décidée par la Commission dans un très bref délai, n'aurait toutefois pu s'accompagner d'une suspension des effets du règlement n° 3643-84 vis-à-vis des entreprises pour lesquelles l'existence d'une importante marge de dumping avait été établie, sans que cela risque d'apporter un préjudice irréparable à l'industrie communautaire qui devait être protégée par ce règlement.
La procédure antidumping relative à l'importation des MEE fabriquées par Nakajima a ensuite abouti à une décision de la Commission du 12 février 1986 (JO L 40, p. 29), qui a établi que la marge de dumping de cette société devait être considérée comme négligeable.
Etant donné que l'exclusion de Nakajima du nombre des sociétés assujetties à un droit antidumping définitif découle de cette décision, une discrimination en faveur de Nakajima ne saurait, même si elle était établie, conduire à l'annulation du règlement imposant un droit antidumping définitif à Sharp, qui a été adopté sur la base de constatations correctement effectuées au cours de l'enquête antidumping et conformément aux règles fixées par le règlement n° 2176-84. Le moyen tiré de la discrimination doit, par conséquent, être rejeté.
Sur le moyen tiré de l'illégalité du recouvrement du droit provisoire au taux plein
Sharp fait valoir que le Conseil n'aurait dû recouvrer, par son règlement n° 1698-85, qu'un droit provisoire réduit, égal à 16,08 %, résultant de la correction d'une erreur arithmétique reconnue par la Commission après l'adoption du règlement n° 3643-84.
Il ressort, toutefois, d'une lettre de la Commission du 7 février 1985 que celle-ci avait décelé, pour sa part, deux inexactitudes de signe contraire à la précédente et qu'elle entendait prendre en considération l'ensemble de ces erreurs dans les propositions qu'elle soumettrait au Conseil, pour la fixation du droit antidumping définitif.
Le Conseil a déclaré, de son coté, sans être contredit, qu'il a tenu compte de ces deux groupes d'erreurs.
A la lumière de ce qui précède, il y a lieu d'estimer que les inexactitudes défavorables à Sharp se compensaient avec celles qui lui étaient favorables, et que le Conseil a agi correctement en percevant le droit provisoire au taux initial.
Le cinquième moyen avancé par Sharp doit dès lors être rejeté.
Au vu des constatations qui précèdent, il y a lieu de rejeter le recours dans son ensemble comme non fondé.
Sur les dépens
Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Sharp ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, y compris ceux des parties intervenantes qui ont conclu en ce sens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Déclare et arrête :
1) le recours est rejeté.
2) la requérante est condamnée aux dépens, y compris ceux des parties intervenantes.