CJCE, 6 avril 1962, n° 13-61
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kledingverkoopbedrijf de Geus en Uitdenbogerd
Défendeur :
Robert Bosch Gmbh, Maatschappij tot voortzetting van de zaken der Firma Willem van Rijn (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Hoogenbergh, Verzijl
LA COUR,
A) Quant à la compétence de la Cour
Attendu que les parties Bosch et van Rijn et le Gouvernement de la République française ont exprimé un doute sur la question de savoir si la demande de la Cour d'appel de la Haye est susceptible de décision préjudicielle, du fait qu'un pourvoi en cassation est formé contre l'arrêt qui a formulé cette demande;
Que ce doute résulte d'une interprétation de l'article 177 du traité d'après laquelle une telle demande ne serait susceptible de décision que si l'arrêt ou le jugement qui la formulé avait acquis force de chose jugée;
Que cette interprétation de l'article 177 n'est pas confirmée par la lettre de celui-ci; qu'en outre elle méconnaît que le droit national de la juridiction, qui demande une décision préjudicielle, et le droit communautaire constituent deux ordres juridiques distincts et différents;
Qu'en effet, de même que le traité n'interdit pas à la Cour de cassation nationale de connaître du pourvoi, mais abandonne l'examen de sa recevabilité au droit interne et à l'appréciation du juge national, le traité subordonne la compétence de la Cour de justice à la seule existence d'une demande au sens de l'article 177, sans qu'il y ait lieu, pour le juge communautaire, d'examiner si la décision du juge national a acquis force de chose jugée d'après les dispositions de son droit national;
Attendu que les parties Bosch et van Rijn ainsi que le Gouvernement de la République française soutiennent ensuite que la demande de la Cour d'appel de la Haye ne serait pas susceptible d'une décision préjudicielle, du fait qu'elle ne se limite pas à une simple question d'interprétation au sens de l'article 177, mais qu'elle tend en réalité, comme son libellé l'indique, à faire trancher par la Cour de justice une question visant l'application du traité à un cas d'espèce déterminé;
Que, cependant, le traité ne prévoit ni explicitement ni implicitement la forme dans laquelle la juridiction nationale doit présenter sa demande de décision préjudicielle;
Que, le sens des termes "l'interprétation du traité" de l'article 177 pouvant constituer lui-même l'objet d'une interprétation, il est loisible au juge national de libeller sa demande dans une forme directe et simple qui laisse à la Cour de justice le soin de ne statuer sur cette demande que dans les limites de sa compétence, c'est-à-dire seulement dans la mesure où elle comprend des questions d'interprétation du traité;
Que les termes directs dans lesquels la présente demande a été formulée permettent d'en dégager avec netteté les questions d'interprétation incluses dans cette demande;
Attendu que le Gouvernement de la République française allègue encore qu'aussi longtemps que les règlements visés à l'article 87 du traité n'auront pas été arrêtés, la Cour de justice ne peut se prononcer sur l'interprétation de l'article 85, l'application de celui-ci ressortissant jusqu'alors aux seules autorités nationales;
Que cet argument ne saurait être accueilli;
Que, même dans l'hypothèse où l'application des articles 85 et suivants du traité appartiendrait aux autorités nationales, il n'en resterait pas moins que l'article 177, qui vise l'interprétation du traité, demeure applicable, de sorte que le juge national est, selon les cas, habilité ou tenu à demander une décision préjudicielle;
Que ce raisonnement est justifié aussi bien par la lettre que par le sens de l'article 177; qu'en effet, d'une part, cette disposition ne contient aucune réserve relative aux articles 85 et suivants, tandis que, d'autre part, une harmonisation des jurisprudences telle que l'envisage l'article 177 s'impose particulièrement dans les cas où l'application du traité est confiée aux autorités nationales;
Attendu que dès lors la Cour de justice est compétente pour se prononcer sur la présente demande de décision préjudicielle, au sens de l'article 177 du traité.
B) Quant au fond
Attendu que l'arrêt de la Cour d'appel de la Haye soulève la question de savoir si l'article 85 était applicable des l'entrée en vigueur du traité;
Qu'en principe la réponse est affirmative;
Que, les articles 88 et 89 du traité conférant des compétences respectivement aux autorités nationales et à la Commission pour l'application de l'article 85, ils présupposent l'applicabilité de cette disposition dès l'entrée en vigueur du traité;
Que, cependant, les articles 88 et 89 ne sont pas de nature à assurer une application complète et intégrale de l'article 85 telle que leur seule existence permettrait de conclure que l'article 85 aurait, dès l'entrée en vigueur du traité, produit tous ses effets et que notamment la nullité de plein droit prévue au second alinéa de celui-ci ne serait produite dans tous les cas qui tombent sous la définition de l'alinéa premier et pour lesquels une déclaration au titre de l'alinéa 3 n'aurait pas encore été faite;
Qu'en effet l'article 88 ne prévoit une décision des autorités des Etats membres sur l'admissibilité d'ententes que lorsque ces dernières sont soumises à leur approbation dans le cadre du droit régissant la concurrence, en vigueur dans leurs pays;
Que l'article 89, tout en attribuant à la Commission une compétence générale de surveillance et de contrôle, ne l'habilite qu'à constater d'éventuelles violations des articles 85 et 86, sans lui donner compétence pour l'octroi des déclarations au sens de l'article 85, alinéa 3;
Qu'enfin aucun de ces deux articles ne contient de réglementation transitoire pour les ententes existant au moment de l'entrée en vigueur du traité;
Que d'ailleurs il convient de constater que les auteurs du premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (Journal officiel, p. 204-62) se sont inspirés d'une conception identique;
Qu'en effet il résulte des dispositions combinées des articles 6, alinéa 2, et 5, alinéa 1, de ce règlement que la Commission peut encore faire des déclarations en vertu de l'alinéa 3 de l'article 85 pour des ententes existant dès avant l'entrée en vigueur dudit règlement et pour lesquelles elle est habilitée à donner alors une force rétroactive même au-delà de la date à laquelle l'entente a été notifiée;
Qu'il s'ensuit que les auteurs du règlement paraissent avoir prévu également qu'au moment de l'entrée en vigueur dudit règlement il existe des ententes auxquelles l'article 85, alinéa 1, est applicable, mais au sujet desquelles une décision au sens de l'alinéa 3 n'a pas encore été prise, sans que ces ententes soient de ce fait nulles de plein droit;
Que l'interprétation contraire aboutirait à la conséquence inadmissible que certaines ententes auraient d'abord été nulles pendant plusieurs années sans qu'aucune autorité ait jamais constaté cette nullité, alors qu'ultérieurement celle-ci se trouverait effacée avec effet rétroactif;
Que, d'une manière plus générale, il serait contraire au principe général de la sécurité juridique - règle de droit à respecter dans l'application du traité - de frapper de nullité de plein droit certains accords avant même qu'il ait été possible de savoir, donc de constater à quels accords s'applique l'ensemble de l'article 85;
Qu'ainsi conformément au texte de l'article 85, alinéa 2, qui, parlant des accords ou décisions "interdits en vertu du présent article", parait considérer le premier et le troisième alinéa dudit article comme formant un tout indivisible il faut admettre que, jusqu'à l'entrée en vigueur du premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité, la nullité de plein droit n'a joué qu'à l'égard des accords et décisions considérés par les autorités des Etats membres, sur la base de l'article 88, comme tombant sous le coup de l'article 85, alinéa 1, et non susceptibles d'un relèvement d'interdiction au sens de l'article 85, alinéa 3, ou au regard desquels la Commission a procédé à la constatation prévue à l'article 89, alinéa 2;
Attendu que la Cour d'appel de la Haye n'ayant pas pu préciser dans son arrêt de renvoi l'époque à laquelle il faut se placer pour statuer sur la nullité éventuelle de l'accord en cause, il importe d'examiner également cette question pour la période qui suit l'entrée en vigueur du règlement;
Qu'en ce qui concerne les accords et décisions existant lors de l'entrée en vigueur de ce règlement, la nullité de plein droit ne joue pas à leur égard du seul fait qu'ils tomberaient sous le coup de l'article 85, alinéa 1;
Que ces accords et décisions doivent être considérés comme valables lorsqu'ils tombent sous l'article 5, alinéa 2, dudit règlement; qu'ils doivent être considérés comme provisoirement valables lorsque, tout en ne relevant pas de cette disposition, ils sont notifiés à la Commission conformément à l'article 5, alinéa 1, dudit règlement;
Que cette validité n'a pas un caractère définitif, puisque la nullité de plein droit édictée à l'article 85, alinéa 2, joue lorsque les autorités des Etats membres exercent la compétence que leur attribue l'article 88 du traité et que leur conserve l'article 9 dudit règlement pour appliquer l'article 85, alinéa 1, et pour déclarer interdits certains accords ou décisions;
Qu'en outre, le refus de la Commission de prendre une décision au sens de l'article 85, alinéa 3, à l'égard d'accords et de décisions tombant sous le coup de cet article entraîne leur nullité à compter de l'entrée en vigueur dudit règlement;
Que, cependant, les dispositions de l'article 7 de ce règlement donnent à la Commission la possibilité - même si l'accord ou la décision ne sont pas susceptibles d'être relevés d'interdiction en application de l'article 85, alinéa 3 - de limiter l'effet de l'interdiction de l'article 85, c'est-à-dire la nullité de plein droit, à une période déterminée lorsque les intéressés sont disposés à résilier ou à modifier ces accords ou décisions;
Que cette disposition de l'article 7 dudit règlement ne se comprend que s'il n'y a pas nullité de plein droit aussi longtemps que la Commission ne s'est pas prononcée sur les accords et décisions qui lui ont été notifiés ou que les autorités des Etats membres n'ont pas déclaré que l'article 85 était applicable;
Attendu que la demande de la Cour de la Haye porte sur la question de savoir si l'interdiction d'exporter imposée par la société Robert Bosch à Stuttgart à ses acheteurs et acceptée par eux tombe sous le coup de l'article 85, alinéa 1, du traité;
Que cette question ne saurait être considérée comme une pure question d'interprétation du traité, parce que le contexte dans lequel figure cette interdiction sommaire n'ayant pas été exposé à la Cour, celle-ci ne saurait statuer sur ce point sans procéder à un examen préalable; qu'un tel examen ne relève pas de la compétence de la Cour de justice statuant en vertu de l'article 177 du traité;
Que, dans ces conditions, la Cour doit se borner à constater qu'il n'est pas exclu que les interdictions d'exporter que vise la Cour d'appel tombent sous la définition de l'article 85, alinéa 1, et qu'elles répondent notamment aux termes : " accords... qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres...";
Qu'au surplus, si ces interdictions tombent sous le coup de l'article 85, alinéa 1, il ne peut être admis sans plus que l'article 4, alinéa 2, du premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité leur soit appliqué de manière telle qu'en vertu de l'article 5, alinéa 2 de celui-ci elles seraient dispensées de notification et, partant, devraient être considérées comme valables;
Qu'en effet, selon l'article 4, alinéa 2, numéro 1, les accords relatifs à l'importation ou à l'exportation entre Etats membres ne bénéficient pas de l'exemption de notification, tandis que l'interdiction d'exporter à des effets autres que ceux visés par le numéro 2 de l'article 4, alinéa 2, et un objet différent de ceux prévus au numéro 3 de cette disposition.
Attendu que les frais exposés par la Commission de la CEE et les gouvernements des Etats membres, qui ont soumis leurs observations à la Cour de justice, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement;
Qu'en l'espèce la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant la Cour d'appel de la Haye; qu'ainsi la décision sur les dépens incombe à cette Cour;
LA COUR
se prononçant sur la demande de décision préjudicielle au sens de l'article 177 du traité CEE qui lui a été soumise par la Cour d'appel de la Haye par lettre du 10 juillet 1961, décide :
1. Jusqu'à l'entrée en vigueur du règlement, visé à l'article 87, joint à l'article 85, alinéa 3, du traité, l'article 85, alinéa 2, de celui-ci ne sort ses effets qu'à l'égard des accords et décisions au sujet desquels les autorités des Etats membres ont expressément décidé, sur la base de l'article 88 du traité, qu'ils tombent sous le coup des dispositions de l'alinéa 1 de l'article 85 et qu'ils ne peuvent bénéficier de la déclaration visée à l'alinéa 3 ou bien à l'égard desquels la Commission a constaté, par décision prise en vertu de l'article 89, alinéa 2, qu'ils sont contraires à l'article 85;
2. Les autres accords et décisions qui tombent sous l'interdiction de l'article 85, alinéa 1, et qui existent lors de l'entrée en vigueur du premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité ne doivent être considérés comme nuls de plein droit, s'ils ont été notifiés en temps utile conformément à l'article 5 de ce règlement, que pour autant que la Commission décide qu'ils ne sont susceptibles ni d'une décision prévue à l'article 85, alinéa 3, ni d'une application de l'article 7, alinéa 1, du règlement, ou bien encore que les autorités des Etats membres décident d'exercer les pouvoirs que leur attribue l'article 88 du traité, conjointement avec l'article 9 dudit règlement;
3. Les accords et décisions qui tombent sous l'interdiction de l'article 85, alinéa 1, et qui, existant lors de l'entrée en vigueur du premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité et ne relevant pas de l'article 5, alinéa 2, n'ont pas en temps utile été notifiés conformément à l'article 5, alinéa 1, de ce règlement, sont nuls de plein droit dès le moment de l'entrée en vigueur de ce règlement;
4. Le surplus de la demande n'est pas susceptible de décision préjudicielle;
5. Il appartient à la Cour d'appel de la Haye de statuer sur les dépens de la présente instance.