CJCE, 7 février 1973, n° 39-72
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
1. Attendu que, par requête déposée au greffe le 3 juillet 1972, la Commission a saisi la Cour, en vertu de l'article 169 du traité CEE, d'un recours visant à faire reconnaître qu'en ne prenant pas les mesures nécessaires pour permettre, sur son territoire, l'application effective et dans les délais appropriés du régime de primes à l'abattage de vaches laitières (appelées ci-après " primes à l'abattage ") et de primes à la non-commercialisation du lait et des produits laitiers (appelées ci-après " primes à la non-commercialisation "), la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du règlement du Conseil n° 1975-69, du 6 octobre 1969, instituant un régime de primes à l'abattage des vaches et de primes à la non-commercialisation du lait et des produits laitiers (JO n° L 252, p. 1) et du règlement de la Commission n° 2195-69, du 4 novembre 1969, établissant des modalités d'application relatives au règlement précité (JO n° L 278, p. 6);
2. Attendu que le règlement n° 1975-69, modifié notamment par le règlement du Conseil n° 580-70, du 26 mars 1970 (JO n° L 70, p. 30), a introduit, en vue de réduire les excédents de lait et de produits laitiers existant à l'époque dans la Communauté, un régime de primes destiné à encourager l'abattage de vaches laitières et la non-commercialisation du lait et des produits laitiers;
Que les modalités d'application de ce régime ont été fixées par la Commission dans le règlement n° 2195-69, modifié et complété itérativement dans la suite;
Qu'en vertu de ces dispositions, il incombait aux Etats membres de prendre, dans les délais fixés, un ensemble de mesures d'application en ce qui concerne notamment la présentation et la vérification des demandes des exploitants agricoles, l'enregistrement de l'engagement par lequel les demandeurs renoncent totalement et définitivement à la production ou à la cession de lait, la notification à la Commission du nombre et de l'importance des demandes reçues, le contrôle de l'exécution des engagements souscrits, enfin le versement des primes aux ayants droit;
3. Qu'en ce qui concerne, d'une part, les primes à l'abattage, les règlements précisés ont fixé du 1er au 20 décembre 1969 la période dans laquelle les demandes d'octroi de la prime devaient être déposées auprès de l'autorité nationale compétente, et du 9 février au 30 avril 1970 la période d'abattage avec, pour les vaches laitières veillant entre le 1er avril et le 31 mai 1970, une prorogation de 30 jours après le jour du vêlage;
Que le versement des primes devait intervenir, conformément aux modalités fixées par les articles 4 du règlement n° 1975-69 et 10 du règlement n° 2195-69, dans un délai de 2 mois à partir de l'établissement de la preuve de l'abattage, sauf en ce qui concerne le solde dû aux exploitants agricoles détenant plus de cinq vaches laitières, dont le versement était à l'expiration d'une période de trois ans;
4. Qu'en ce qui concerne, d'autre part, les primes à la non-commercialisation, les demandes devaient être reçues par l'autorité nationale compétente à partir du 1er décembre 1969, alors que le premier acompte devait être versé dans les trois mois de l'engagement souscrit par le bénéficiaire;
5. Qu'en raison d'une amélioration constatée dans le secteur du lait et des produits laitiers, le Conseil à, par le règlement n° 1290-71, du 21 juin 1971 (JO n° L 137, p.1), abrogé le régime de primes à l'abattage et à la non-commercialisation prévu par le règlement n° 1975-69;
6. Attendu qu'à la suite de l'entrée en vigueur des règlements n° 1975-69 et 2195-69, le Gouvernement italien a présenté au Parlement un projet de loi concernant les dispositions nécessaires en vue de l'application, en Italie du régime des primes à l'abattage et à la non-commercialisation;
Que, par circulaire du 23 mars 1970, le ministre de l'Agriculture a donné aux inspections provinciales des directives en vue de l'instruction des demandes déjà introduites, dans l'attente de l'approbation de la mesure législative qui devait, notamment, débloquer les fonds nécessaires à la mise en œuvre des règlements;
Que, selon les explications fournies par le Gouvernement italien, des doutes étant apparus au cours des discussions parlementaires sur l'opportunité de donner exécution aux prescriptions communautaires relatives aux primes à la non-commercialisation, les dispositions afférentes du projet de loi ont été disjointes et le Parlement a ajourné sa décision à leur sujet;
Que, dans ces conditions, le régime des primes à la non-commercialisation n'a fait l'objet d'aucune mesure d'application dans la République italienne;
7. Qu'ainsi, la loi n° 935, du 26 octobre 1971, relative à " l'application des règlements communautaires dans le secteur zootechnique et dans celui des produits laitiers ", publiée à la Gazetta ufficiale n° 294, du 22 novembre 1971, ne comporte que des dispositions autorisant le gouvernement à prendre les mesures d'application relatives au versement des primes à l'abattage et prévoit les moyens financiers en vue du paiement de ces seules primes;
Qu'en exécution de cette loi, la mise en œuvre du régime de primes à l'abattage a été assurée par un décret du 22 mars 1972, tandis qu'un décret ultérieur, du 27 mars 1972, a mis à la disposition de l'Administration les moyens financiers nécessaires au versement des primes à l'abattage;
Qu'il résulte des informations fournies en cours d'instance que le versement des primes aux ayants droit a effectivement débuté vers la fin du mois d'octobre de l'année 1972;
Sur l'exception préliminaire
8. Attendu que la partie défenderesse, sans entrer dans le fond du litige, expose que la poursuite de l'action introduite par la Commission ne serait plus justifiée en raison des circonstances;
Qu'en effet, les difficultés qui avaient initialement retardé le versement des primes à l'abattage étant dépassées, le paiement de ces primes serait en cours et de ce fait la raison d'être de la procédure intentée par la Commission aurait disparu;
Que, quant à l'absence de versement de la prime à la non-commercialisation, la situation serait devenue entre temps irrévocable, au motif qu'il ne serait plus possible matériellement de satisfaire avec effet rétroactif aux obligations qui auraient dû être exécutées dans la période visée par les dispositions communautaires en question;
Que, dans ces conditions, l'action de la Commission aurait perdu son objet sur les deux plans, de manière que la Cour n'aurait plus qu'à constater le non-lieu à statuer;
9. Attendu que l'objet d'un recours introduit au titre de l'article 169 est fixé par l'avis motivé de la Commission et que, même au cas où le manquement aurait été éliminé postérieurement au délai déterminé en vertu de l'alinéa 2 du même article, la poursuite de l'action conserve un intérêt;
Que cet intérêt subsiste, dans le cas présent, alors qu'en ce qui concerne les primes à l'abattage, l'obligation imposée à la République italienne est loin d'être complètement exécutée, que reste ouverte la question du versement d'intérêts moratoires aux ayants droit et que les griefs développés par la Commission en cours d'instance concernent non seulement le retard apporté à l'exécution des règlements, mais encore certaines des modalités d'application qui auraient eu pour effet d'affaiblir l'efficacité de ceux-ci;
10. Qu'en ce qui concerne la non-exécution des dispositions relatives aux primes à la non-commercialisation, la partie défenderesse ne saurait en aucun cas être entendue lorsqu'elle invoque, pour échapper à une action judiciaire, un fait accompli dont elle est elle-même l'auteur;
11. Que, par ailleurs, en présence tant d'un retard à exécuter une obligation que d'un refus définitif, un arrêt rendu par la Cour au titre des articles 169 et 171 du traité peut comporter un intérêt matériel en vue d'établir la base d'une responsabilité qu'un Etat membre peut être dans le cas d'encourir, en conséquence de son manquement, à l'égard d'autres Etats membres, de la Communauté ou de particuliers;
12. Que, dès lors, l'exception préliminaire soulevée par la partie défenderesse doit être écartée;
Sur le fond
13. Attendu qu'il convient d'examiner séparément, d'une part, les conditions dans lesquelles la partie défenderesse a exécuté les dispositions relatives aux primes à l'abattage et, d'autre part, son refus d'exécuter les dispositions relatives aux primes à la non-commercialisation;
1. Quant aux primes à l'abattage
14. Attendu que la mise en œuvre du régime des primes à l'abattage a été subordonnée par les règlements du Conseil et de la Commission à des délais précis;
Que l'observation de ces délais était impérative en vue de l'efficacité des mesures décidées, celles-ci ne pouvant atteindre pleinement leur but qu'à la condition d'être exécutées simultanément dans tous les Etats membres, à l'époque déterminée en fonction de l'objectif de politique économique poursuivi par le Conseil;
Que, pour le surplus, ainsi qu'il a été constaté par la Cour dans son arrêt du 17 mai 1972 (affaire 93-71, Orsolina Leonesio contre ministère de l'Agriculture de la République italienne, demande de décision préjudicielle formée par le Pretore de Lonato), les règlements n° 1975-69 et 2195-69 conféraient aux exploitants agricoles un droit au paiement de la prime à partir du moment où toutes les conditions prévues par les règlements étaient remplies;
Qu'il apparaît dès lors qu'à lui seul, le retard apporté par la République italienne à l'exécution des obligations découlant, pour elle, de l'institution du régime de primes à l'abattage, constitue un manquement aux obligations qui lui incombaient;
15. Attendu qu'en dehors de ce retard d'exécution, la Commission a encore soulevé certains griefs en ce qui concerne les modalités de la mise en œuvre, par la République italienne, des dispositions du régime en cause;
Que ces critiques concernent, plus particulièrement, le fait que les dispositions réglementaires de la Communauté auraient été dénaturées par le procédé d'exécution utilisé par les autorités italiennes et que ces mêmes autorités n'auraient pas tenu compte d'une prorogation du délai de la période d'abattage;
16. Attendu que si la loi italienne n° 935 se borne à prendre les dispositions financières nécessaires à l'exécution du régime des primes à l'abattage, ainsi qu'à habiliter le gouvernement à instituer les mesures administratives appropriées en vue de donner effet aux règlements communautaires, le décret du 22 mars 1972 prévoit, en son article 1er, que les dispositions des règlements " sont considérées comme étant reçues dans le présent décret ";
Qu'en substance, le même décret, en dehors de quelques dispositions d'application de caractère national, se limite à reproduire les dispositions des règlements communautaires;
17. Que, par l'utilisation de ce procédé, le Gouvernement italien a créé une équivoque en ce qui concerne tant la nature juridique des dispositions applicables que le moment de leur entrée en vigueur;
Qu'en effet, aux termes des articles 189 et 191 du traité, les règlements sont, en tant que tels, directement applicables dans tout Etat membre et entrent en vigueur, en vertu de leur seule publication au Journal officiel des Communautés, à la date qu'ils fixent ou, à défaut, au moment déterminé par le traité;
Que, dès lors, sont contraires au traité toutes modalités d'exécution dont la conséquence pourrait être de faire obstacle à l'effet direct des règlements communautaires et de compromettre ainsi leur application simultanée et uniforme dans l'ensemble de la Communauté;
18. Attendu qu'en outre, les mesures d'application prévues tant par la loi n° 935 que par le décret du 22 mars 1972 ne tiennent pas compte de la prorogation de délai introduite, pour l'abattage, par le règlement n° 580-70, de manière que les exploitants agricoles italiens ont été induits en erreur en ce qui concerne l'extension de délai pour l'abattage des vaches ayant vêlé entre le 1er avril et le 30 mai 1970;
Que le manquement de la République italienne est donc établi en raison non seulement d'un retard d'exécution, mais encore de certaines modalités d'application retenues par le décret;
2. Quant aux primes à la non-commercialisation
19. Attendu que le défaut d'exécution des dispositions des règlements n° 1975-69 et 2195-69 relatives aux primes à la non-commercialisation est dû à un refus délibéré des autorités italiennes;
Que la partie défenderesse justifie ce refus par la difficulté - compte tenu à la fois des caractéristiques particulières de l'agriculture italienne et de l'absence d'une infrastructure administrative adéquate - d'assurer une surveillance et un contrôle efficaces et sérieux des quantités de lait non commercialisées, destinées à d'autres usages;
Que, de toute manière, selon le Gouvernement italien, les mesures destinées à restreindre la production de lait auraient été inadaptées aux besoins de l'économie italienne, caractérisée par une production alimentaire insuffisante;
Qu'au cours des travaux préparatoires du règlement du Conseil n° 1975-69, la délégation italienne aurait fait valoir ces difficultés et aurait exprimé dès cette époque de nettes réserves à l'égard de la mise en œuvre du règlement;
Que, dans ces conditions, on ne saurait faire grief à la République italienne d'avoir refusé l'exécution, sur son territoire national, de dispositions mises en vigueur en dépit de l'opposition qu'elle avait manifestée;
20. Attendu que, selon l'article 43, paragraphe 2, troisième alinéa, du traité, base du règlement n° 1975-69, les règlements sont valablement arrêtés par le Conseil dès que les conditions fixées par cette disposition sont remplies;
Qu'aux termes de l'article 189, le règlement est obligatoire " dans tous ses éléments " pour les Etats membres;
Qu'on ne saurait, dès lors, admettre qu'un Etat membre applique de manière incomplète ou sélective les dispositions d'un règlement de la Communauté, de manière à faire échec à certains éléments de la législation communautaire à l'égard desquels il aurait manifesté son opposition ou qu'il estimerait contraires à certains intérêts nationaux;
21. Qu'en particulier, s'agissant de la mise en œuvre d'une mesure de politique économique destinée à éliminer des excédents de certains produits, l'Etat membre qui omet de prendre, dans les délais requis et simultanément avec les autres Etats membres, les dispositions dont l'application lui incombe, porte atteinte à l'efficacité de la mesure décidée en commun tout en s'appropriant, compte tenu de la libre circulation des marchandises, un avantage indu au détriment de ses partenaires;
22. Attendu, en ce qui concerne la justification tirée par la partie défenderesse des travaux préparatoires du règlement n° 1975-69, que la portée objective des règles arrêtées par les institutions communes ne saurait être modifiée par des réserves ou objections que les Etats membres auraient formulées lors de l'élaboration;
Que, de même, des difficultés d'application apparues au stade de l'exécution d'un acte communautaire ne sauraient permettre à un Etat membre de se dispenser unilatéralement de l'observation de ses obligations;
Que le système institutionnel de la Communauté aurait offert à l'Etat membre intéressé les moyens nécessaires pour obtenir qu'il soit raisonnablement tenu compte de ses difficultés, dans le respect des principes du marche commun et des intérêts légitimes des autres Etats membres;
23. Qu'à cet égard, l'examen des règlements en cause et de leurs actes modificatifs révèle qu'à plusieurs égards, le législateur communautaire a tenu compte, au moyen de clauses spéciales, de difficultés particulières à la République italienne;
Que, dans ces conditions, on ne saurait admettre comme cause justificative les éventuelles difficultés d'application invoquées par la partie défenderesse;
24. Attendu qu'en permettant aux Etats membres de profiter des avantages de la Communauté, le traité leur fait aussi l'obligation d'en respecter les règles;
Que le fait, pour un Etat, de rompre unilatéralement, selon la conception qu'il se fait de son intérêt national, l'équilibre entre les avantages et les charges découlant de son appartenance à la Communauté, met en cause l'égalité des Etats membres devant le droit communautaire et crée des discriminations à charge de leurs ressortissants et, en tout premier lieu, de ceux de l'Etat même qui se place en dehors de la règle communautaire;
25. Que ce manquement aux devoirs de solidarité acceptés par les Etats membres du fait de leur adhésion à la Communauté affecte jusqu'aux bases essentielles de l'ordre juridique communautaire;
Qu'il apparaît donc qu'en refusant délibérément de donner exécution sur son territoire à l'un des régimes prévus par les règlements n° 1975-69 et 2195-69, la République italienne a manqué, de manière caractérisée, aux obligations qu'elle a assumées en vertu de son appartenance à la Communauté économique européenne;
26. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens;
Que la partie défenderesse a succombé en ses moyens;
LA COUR, rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :
1) la République italienne, en ne prenant pas les mesures nécessaires pour permettre, sur son territoire, l'application effective et dans les délais appropriés du régime de primes à l'abattage des vaches laitières et de primes à la non-commercialisation du lait et des produits laitiers, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du règlement du Conseil n° 1975-69, du 6 octobre 1969, et du règlement de la Commission n° 2195-69, du 4 novembre 1969;
2) La partie défenderesse est condamnée aux dépens.