CA Angers, ch. com., 10 juin 2008, n° 07-01769
ANGERS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Segré Distribution (SAS)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Emploi
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Ferrari
Conseillers :
Mmes Lourmet, Breton
Avoués :
SCP Chatteleyn, George
Avocat :
Me Reye
La société Segré distribution exploite un hypermarché à l'enseigne E. Leclerc à Segré.
Après enquête, la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes du Maine-et-Loire a mis en cause huit contrats de coopération commerciale passés en 2004 par la société Segré distribution avec cinq fournisseurs les sociétés Naturenvie, Lactel, Vendôme, ABC et Beiersdorf.
Elle estime que les prestations qui leur ont été facturées au titre de la tête de gondole ou la mise en avant des produits, d'un montant disproportionné par rapport à la valeur des services rendus et avantages consentis par le distributeur, sont constitutives de pratiques restrictives de concurrence, visées à l'article L. 442-6, I, 2° a, du Code de commerce.
Le 20 mars 2006, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, exerçant l'action prévue par l'article L. 442-6, III de ce Code a fait assigner la société Segré distribution pour obtenir:
- l'annulation des clauses des accords commerciaux relatives aux pratiques illicites,
- la restitution au Trésor public des sommes payées indûment en vertu des clauses annulées, soit au total 16 214,54 euro HT, à charge de les reverser à chaque fournisseur concerné suivant les montants facturés,
- la cessation des pratiques dénoncées,
- et la condamnation à l'amende civile prévue par le texte précité, pour un montant de 30 000 euro.
La société Segré distribution a opposé une fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir du ministre et a conclu subsidiairement au débouté des demandes comme mal fondées.
Le Tribunal de commerce d'Angers, par jugement du 25 juillet 2007, après avoir écarté la fin de non-recevoir, a :
- annulé les accords qu'il a jugés illicites,
- ordonné la restitution de l'indu à chacun des fournisseurs,
- enjoint au distributeur de cesser les pratiques dénoncées
- et l'a condamné à une amende civile de 8 000 euro et à payer à l'Etat la somme de 700 euro en l'application de l'article 700 du Code de procédure civile.
LA COUR
Vu l'appel formé contre ce jugement par la société Segré distribution;
Vu les dernières conclusions du 31 mars 2008, signifiées le 3 avril 2008, par lesquelles la société Segré distribution, appelante, poursuivant l'infirmation du jugement déféré, demande à la cour :
- de déclarer le ministre irrecevable en ses demandes faute d'intérêt à agir en annulation des accords commerciaux et en restitution de l'indu à la place des fournisseurs non à la cause,
- d'écarter comme incompatibles avec la Convention européenne des Droits de l'Homme les dispositions de l'article L. 442-6, III, du Code de commerce, en ce qu'elles autorisent le ministre à demander l'annulation de contrats et la répétition de l'indu sans que soient présents les fournisseurs cocontractants,
- subsidiairement, de débouter le ministre de ses demandes, en l'absence de faute comme de préjudice;
- et lui allouer une indemnité de procédure de 10 000 euro.
Vu les dernières conclusions du 19 février 2008, signifiées le 20 février 2008, par lesquelles le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Emploi, représenté par le directeur départemental de la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes du Mairie-et-Loire, intimé formant appel incident, conclut à la confirmation du jugement sauf en ses dispositions défavorables, réitère ses prétentions initiales, demande que le montant de l'amende civile soit fixé à 30 000 euro et sollicite au profit de l'Etat une indemnité de procédure de 3 000 euro pour la procédure de première instance et d'appel;
Sur ce,
Sur les fins de non-recevoir opposés aux demandes du ministre de l'Economie
Attendu que l'appelante conclut à l'irrecevabilité des demandes formées à son encontre en soutenant d'une part que le ministre de l'Economie n'a pas d'intérêt à agir et que d'autre part celles-ci se heurtent aux droits garantis par l'article 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme;
Attendu que l'article L. 442-6 du Code de commerce, fondement de l'action, est issu de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, modifié par la loi du 1er juillet 1996 dite loi Galland, puis par la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (NRE);
Que ce texte permet au ministre chargé de l'Economie d'agir en justice relativement aux pratiques restrictives de concurrence ; qu'il tient donc de la loi son intérêt à agir;
Attendu que, dans sa rédaction initiale, l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'habilitait le ministre chargé de l'Economie qu'à exercer une action en responsabilité contre, notamment, le distributeur soumettant son fournisseur à des pratiques illicites de concurrence;
Attendu que cette action ne lui conférait pas le pouvoir de demander l'annulation judiciaire d'une convention à laquelle il n'était pas partie, ni de se substituer aux victimes des pratiques prohibées pour solliciter à leur place la réparation du préjudice en découlant ou encore la restitution de prix ou valeurs; qu'elle ne pouvait tendre, selon l'interprétation qui en a été donnée, qu'au rétablissement de l'ordre public économique par la cessation des pratiques restrictives de concurrence;
Attendu que, dans le but de renforcer les sanctions contre les pratiques abusives et faciliter la réparation des préjudices subis par les victimes réputées faibles, le texte désormais applicable, dans sa rédaction résultant de la loi NRE, habilite expressément le ministre, comme le Ministère public, à exercer, en outre, une action en faveur de la partie lésée pour demander en ses lieux et place de constater la nullité des clauses ou contrats illicites, la répétition de l'indu et la réparation des préjudices subis;
Attendu que le ministre dispose ainsi d'un pouvoir propre pour agir devant la juridiction civile à raison d'une situation contractuelle individuelle, en se substituant à la partie contractante qu'il tient pour victime;
Attendu qu'aucun dispositif légal n'est prévu pour que cette partie puisse faire valoir son point de vue sur le contrat qui la lie au distributeur, sur les sommes considérées comme indues par l'autorité publique qui en réclame la restitution pour son compte ou encore sur le préjudice qu'elle subit, préjudice dont la réparation n'est pas ici demandée;
Attendu qu'à juste titre, la société Segré distribution soutient qu'en procédant judiciairement sans appeler à l'instance les parties aux contrats concernées, l'action exercée par le ministre porte atteinte à la liberté des opérateurs tenus pour lésés de disposer de leurs droits individuels comme ils l'entendent;
Attendu que la défense des intérêts purement privés des fournisseurs ne peut, sans méconnaître leurs droits fondamentaux garantis notamment par l'article 6-1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, être conduite par le ministre à leur insu, sans qu'ils y soient associés, voire même contre leur gré;
Attendu que l'intérêt supérieur de l'ordre public économique ne justifie pas cette atteinte ; qu'il est suffisamment protégé par l'exercice, par l'autorité publique, de l'action tendant au prononcé de l'amende civile et à la cessation des pratiques illicites, laquelle revient à empêcher - mais seulement pour l'avenir - l'exécution des contrats passés en violation des prescriptions légales;
Attendu qu'en permettant l'absence des fournisseurs, contractuellement liés au distributeur, du débat judiciaire relatif à la nullité des stipulations qu'ils ont passées entre eux et aux restitutions subséquentes, le distributeur est de surcroît privé de son droit à un procès équitable;
Attendu que l'article L. 442-6, III, en ce qu'il permet au ministre d'agir hors la présence des fournisseurs, est en conséquence contraire à l'article 6 §1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, mais seulement en ses dispositions relatives à l'action - ici exercée - tendant à ce que soit constatée la nullité des clauses ou contrats illicites et la répétition de l'indu ; que ces dispositions doivent dès lors être laissées inappliquées et les demandes formées de ce chef écartées;
Attendu que ce texte, en ce qu'il habilite le ministre à agir en cessation des pratiques illicites et aux fins d'amende civile, ne porte atteinte à aucun des droits et libertés invoqués par la société Segré distribution, de sorte que les demandes présentées de ce chef sont recevables;
Sur les pratiques illicites
Attendu que l'article L. 442-6,1, 2°, a), sanctionne civilement le fait pour tout commerçant d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu...;
Que le ministre poursuit l'application de ce texte à raison de contrats de coopération commerciale consentis par la société Segré distribution, qui lui procureraient une rémunération sans rapport avec la valeur du service facturé en contrepartie aux fournisseurs;
Attendu que, contrairement à ce que soutient l'appelante, qui ajoute à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas, la mise en jeu de la responsabilité du distributeur sur ce fondement n'est pas subordonnée à la démonstration, par l'autorité poursuivante, d'un préjudice subi par les fournisseurs pris au cas par cas; qu'elle n'est pas non plus subordonnée à la preuve d'un consentement forcé de ces fournisseurs à l'avantage disproportionné;
Attendu que l'appelante conteste que soit établie la disproportion alléguée;
Attendu que l'enquête a cependant révélé que le montant des prestations de mise en avant des produits et tête de gondole, facturées en exécution de huit contrats de coopération commerciale passés dans le courant de l'année 2004, par la société Segré distribution avec les sociétés Naturenvie, Lactet, Laboratoire Vendôme, ABC et Beiersdorf, était sans rapport avec la valeur du service rendu à chacun de ces fournisseurs;
Attendu que les prestations fournies en exécution des contrats mis en cause pour l'année 2004 doivent être examinées tour à tour:
1° Naturenvie
Attendu que ce fournisseur a réalisé en 2004 un chiffre d'affaires de 10 837 HT avec la société Segré distribution ; que le montant de la coopération commerciale qu'il a négocié avec la centrale de référencement GALEC (groupement d'achat Leclerc) a été arrêté à 19,5 % du chiffre d'affaires;
Qu'il a passé le 6 octobre 2004 avec le distributeur un accord prévoyant sur 12 jours la mise en avant, par un " stop rayon ", de trois références d'infusion aux côtés du rayon des produits biologiques Naturenvie;
Que ce service a été facturé par la société Segré distribution au fournisseur pour la somme de 1 330,88 euro HT alors que le chiffre d'affaires des produits visés par l'opération s'est élevé à 158 euro HT sur le mois;
2° Lactel
Attendu que ce fournisseur a réalisé en 2004 un chiffre d'affaires de 308 749 euro HT avec la société Segré distribution; que le montant de la coopération commerciale qu'il a négocié avec la centrale régionale a été arrêté à 15 % du chiffre d'affaires;
Attendu qu'en application de 3 accords des 3 août et 13 octobre 2004, le distributeur a effectué une opération de mise en avant des produits laitiers;
- du 6 au 18 août, la prestation a été facturée 2 080 euro, alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé pour le mois à 772 euro
- du 15 au 30 octobre, la prestation a été facturée 2 330 euro, alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé pour le mois à 61 euro
- du 22 au 23 octobre, l'opération d'animation assurée avec une animatrice prise en charge par Lactel, a été facturée à Lactel 2 980 euro alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé pour le mois à 3 264 euro
3° Vendôme ;
Attendu que ce fournisseur a réalisé en 2004 un chiffre d'affaires de 24 726 euro HT avec la société Segré distribution ; que le montant de la coopération commerciale qu'il a négocié avec la centrale a été arrêté à 6 % du chiffre d'affaires pour les têtes de gondole et 5 % du chiffre d'affaires pour les nouveautés;
Attendu qu'en application de 2 accords du 21 décembre 2004, le distributeur a effectué:
- du 22 au 31 décembre, une opération de tête de gondole facturée 748,50 euro, alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé pour le mois à 1 380 euro,
- du 1er septembre au 31 décembre, une opération de promotion des nouveautés 2004 facturée 1 234,75 euro, alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé sur les 4 mois à 447 euro
4° ABC
Attendu que ce fournisseur a réalisé en 2004 un chiffre d'affaires de 26 285 euro HT avec la société Segré distribution;
Attendu qu'en application d'un accord du 14 avril 2004, le distributeur a effectué du 22 au 30 avril une opération de mise en avant facturée 651,84 euro alors que le chiffre d'affaires des produits concernés s'est élevé pour le mois à 637 euro
5° Beiersdorf
Attendu que ce fournisseur a réalisé en 2004 un chiffre d'affaires de 82 904 euro HT avec la société Segré distribution;
Attendu qu'en application d'un accord du 24 février 2004, le distributeur a effectué entre le 3 février et le 30 juin, trois opérations de tête de gondole, de 10 à 15 jours, facturées au total à 5 759 euro, alors que le chiffre d'affaires mensuel des produits concernés a été estimé à 1 920
Attendu qu'il ressort des données chiffrées exposées ci-dessus que le prix payé pour chacune des prestations de mise en avant des produits, la plupart sur quelques jours seulement, est sans commune mesure avec le chiffre d'affaires mensuel généré par les produits visés par l'opération;
Attendu que, contrairement à ce que soutient l'appelante, la disproportion manifeste peut se déduire de la comparaison entre le coût de la prestation et le chiffre d'affaires réalisés sur les produits auxquels se rapporte le service rendu; que la circonstance que le bénéfice de l'opération puisse rejaillir indirectement sur toute la gamme des produits du fournisseur n'y fait pas obstacle;
Attendu que le ministre explique que cette distorsion entre le prix et la valeur du service trouve son origine dans le fait que le budget annuel de coopération commerciale est globalement négocié par les structures régionales du groupe Leclerc avec chaque fournisseur et que, pour les atteindre, les exploitants concluent des opérations ponctuelles en facturant des coûts sans rapport avec la valeur du service fourni;
Attendu que la disproportion manifeste est en tout cas caractérisée;
Attendu qu'en conséquence de ce qui précède, le ministre est bien fondé à demander que soit ordonnée la cessation des pratiques dénoncées;
Attendu qu'en outre, l'atteinte portée par la société Segré distribution à l'ordre public économique et les répercussions qui s'en suivent pour les fournisseurs et consommateurs justifient le prononcé de l'amende civile prévue par l'article L. 442-6, III, pour un montant de 20 000 euro compte tenu de la gravité des faits qui lui sont imputés, de l'étendue du dommage causé à l'économie par les pratiques qu'elle a mises en œuvre et de sa situation;
Attendu que l'appelante, qui n'obtient pas gain de cause, supportera tous les dépens et une indemnité de procédure de 2 300 allouée au ministre pour les frais de procédure en sus de l'indemnité déjà allouée en première instance et confirmée;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement déféré en ce qu'il a : - 1° jugé que la rémunération perçue en 2004 par la société Segré distribution au titre des prestations facturées aux sociétés Naturenvie, Lactel, Laboratoire Vendôme, ABC et Beiersdorf est manifestement disproportionnée au regard de la valeur des services rendus; 2° enjoint à la société Segré distribution de cesser les pratiques dénoncées, 3° - et condamné la société Segré distribution à une indemnité de procédure de 700 euro et aux dépens; Le réformant pour le surplus et ajoutant, Déclare irrecevables les demandes en annulation des clauses et accords illicites et en répétition de l'indu, formées par le ministre chargé de l'Economie sur le fondement de l'article L. 442-6, III, du Code de commerce; Condamne la société Segré distribution à une amende civile de 20 000 euro ; La condamne à payer au ministre de l'Economie, des Finances et de l'emploi la somme de 2 300 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel; Condamne la société Segré distribution aux dépens d'appel.