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Décisions

Conseil Conc., 4 décembre 2008, n° 08-D-30

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques mises en œuvre par les sociétés des Pétroles Shell, Esso SAF, Chevron Global Aviation, Total Outre Mer et Total Réunion

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Wibaux, par M. Nasse, vice-président, président de séance, Mmes Mader-Saussaye, Pinot, MM. Bidaud, Dalin, Piot, membres.

Conseil Conc. n° 08-D-30

4 décembre 2008

Le Conseil de la concurrence (section I),

Vu la lettre enregistrée le 14 janvier 2003, sous le numéro 03/0006 F par laquelle la société Air France a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par les sociétés Air Total International, Total Fina Elf, Société des Pétroles Shell, Exxon Mobil Aviation limited, Texaco limited ; Vu les articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence ; Vu la demande d'assistance du rapporteur général adressée le 4 décembre 2004, sur le fondement de l'article 22 paragraphe 1 du règlement 1-2003 du Conseil de l'Union européenne, au directeur général de l'Office of Fair Trading (OFT), autorité de concurrence du Royaume-Uni, pour la recherche de preuve auprès de trois entreprises situées au Royaume-Uni et mises en cause pour leurs activités de vente de carburéacteur à Air France ; Vu la lettre du directeur général de l'Office of Fair Trading du 12 avril 2005, enregistrée le 18 avril 2005, autorisant des investigations auprès des sociétés Chevron Texaco UK et Chevron Texaco Global Aviation, Shell Aviation limited, Exxon Mobil Aviation International Limited (EMAIL) ; Vu les décisions de secret des affaires n° 06-DSA-05 concernant EMAIL; n° 06-DSA- 06 concernant Shell; n° 06-DSA-07 concernant Chevron ; n° DSADEC-05 concernant Total Réunion ; n° 07-DSA-119 concernant Shell ; n° 07-DECR-27 concernant Shell ; n° 07-DSA- 120 concernant Chevron ; n° 07-DECR-25 concernant Chevron ; n° 07-DSADEC-17 concernant Chevron ; n° 08-DSADEC-04 concernant Chevron ; n° 07-DSA-121 concernant Esso ; n° 07-DECR-26 concernant Esso ; n° 07-DSA -122 concernant Total Réunion ; n° 07-DEC-24 concernant Total Réunion ; n° 08-DSA-12 concernant Total Réunion ; n° 08-DSA-1 concernant Total Réunion ; n° 07-DSADEC-24 concernant Air Austral ; n° 07-DSADEC-24 concernant Corsair ; n° 07-DSA-252 concernant Cyprus Airways ; Vu les observations présentées par les sociétés Total Fina Elf SA, Total Fina Elf France, Total Réunion, Total Outre Mer, Air Total International, la Société des Pétroles Shell, Exxon Mobil Aviation International Limited (EMAIL), Esso SAF, Esso Réunion, Chevron Global Aviation, et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Air France, Total SA, Total Fina Elf SA, Total Fina Elf France, Total Réunion, Total Outre-Mer, Air Total International, la Société des Pétroles Shell (SPS), Exxon et ses filiales Exxon Mobil Aviation International Limited (EMAIL), Esso SAF, Esso Réunion, Chevron et sa filiale Chevron Global Aviation, entendus lors de la séance du 23 juillet 2008; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. LE SECTEUR CONCERNÉ

1. Le secteur concerné est celui des produits pétroliers raffinés dont l'offre s'organise en trois phases principales : raffinage, logistique et distribution.

2. Le raffinage est une activité de transformation par laquelle l'utilisation d'une matière première indifférenciée (le pétrole) permet d'obtenir une multitude de produits de propriétés physiques et chimiques différentes et donc d'usages différents (gazoles, essences, GPL, etc...).

3. Le raffinage est suivi de la phase logistique qui concerne l'utilisation de l'ensemble des infrastructures (dépôt, oléoduc et camion-citerne) et des services nécessaires au stockage et à l'acheminement des produits du raffinage jusqu'aux lieux d'enlèvement par le demandeur final. La distribution, qui constitue la dernière phase, consiste à commercialiser les produits pétroliers raffinés.

1. LE MARCHÉ DE PRODUIT

4. L'affaire concerne la commercialisation d'un produit raffiné particulier : le carburéacteur. Le carburéacteur est constitué essentiellement de kérosène, distillat intermédiaire entre la benzine et le gasoil. Ce distillat du pétrole, utilisé à l'origine pour les lampes à pétrole, entre également dans la composition des gazoles et du fuel domestique. Toutefois, la Commission européenne a considéré a plusieurs reprises (1) que les carburéacteurs constituaient un marché de produit distinct des autres carburants (tels que l'essence automobile, le gazole, le carburant marin ou le fuel domestique).

5. Le carburéacteur est mis sur le marché par les compagnies pétrolières. Comme les autres produits pétroliers, le carburéacteur peut provenir soit de la production des raffineries proches du lieu de consommation, soit de traders internationaux (" marché cargo ").

6. Il est acheté par les compagnies aériennes qui l'utilisent pour leurs avions et doit donc être acheminé de son lieu de départ (raffinerie ou terminal du transport par mer) aux aéroports. Cette opération peut être menée à travers des infrastructures spécifiques (oléoducs) ou en faisant appel au transport par camions-citernes. L'opération finale de fourniture du carburéacteur aux avions sur le lieu de livraison, c'est-à-dire l'aéroport, est désignée par le terme avitaillement.

2. LE MARCHÉ GÉOGRAPHIQUE : L'AÉROPORT DE LA RÉUNION

7. L'affaire en cause a pour origine une plainte de la compagnie aérienne Air France pour la fourniture de carburéacteur sur l'aéroport international de Saint-Denis de la Réunion. Selon les statistiques fournies par un rapport parlementaire sur la desserte (cote 1944), cet aéroport a enregistré 1,5 million de passagers et 26000 tonnes de fret, en 2002 et 2003.

8. Air France a précisé que le marché de cette escale n'était pas substituable à celui d'une autre. La compagnie aérienne a indiqué en effet (cote 1146) que : " Pour assurer ses vols au départ de Saint Denis de la Réunion, Air France n'a d'autre choix que de recourir au kérosène se trouvant sur place. Il est, en effet, impossible à la compagnie d'effectuer, à titre alternatif, de quelconques " stops " techniques dans d'autres aéroports de la région, pour des raisons économiques et commerciales évidentes. Le coût d'un stop technique est extrêmement élevé (coûts d'assistance sur l'escale, taxes et redevances portuaires, coûts de carburants, relève d'équipages et temps de travail) et allongerait d'autant la durée - déjà importante du voyage ".

3. LES ENTREPRISES CONCERNÉES

9. La société Air France est une société anonyme, dont le siège est 45 rue de Paris, à Roissy Charles-de-Gaulle. Comme d'autres compagnies aériennes, françaises (Corsair) ou étrangères (Air Mauritius, Air Seychelles, Air Austral), elle assure la liaison entre Paris et Saint-Denis de la Réunion. Cette ligne est utilisée pour le fret (produits alimentaires, industrie automobiles, produits chimiques) et pour le transport des personnes, car l'île de la Réunion est une importante destination touristique (430 000 touristes en 2000).

10. Le groupe Total exerce son activité sur toute la filière pétrolière : exploration et production, raffinage-distribution, chimie, gaz et fioul, lubrifiants et dérivés du pétrole.

11. Il possède de nombreuses filiales parmi lesquelles des filiales spécialisées : Air Total International (ATI), Total Réunion (antérieurement Total Réunion Comores) et Total Outre Mer et une filiale " généraliste ", Total France qui héberge plusieurs directions et sociétés affiliées en charge du " suivi " des filiales du groupe, appartenant à la branche raffinage marketing (dont l'activité aviation). Ce suivi est notamment assuré grâce aux moyens et aux ressources dont Total France dispose, sur une base géographique ou technique.

12. La vente de carburéacteur est effectuée par Air Total International (ATI), société anonyme, filiale à 100 % de Total SA, nouvelle dénomination de la holding Total Fina Elf SA. Le négociateur de l'appel d'offres, Denis Frappé, est salarié d'ATI.

13. Le siège d'ATI international est à Vernier (Suisse), mais les activités de vente de carburéacteur de cette société ont lieu à Paris au siège de Total France, 24 cours Michelet, à la Défense (Paris). Cette société agit pour le compte de Total Réunion, également filiale de Total SA, qui définit les volumes et les prix, sous le contrôle de Total Outremer (TOM), la société mère de Total Réunion, en charge de définir la politique commerciale à suivre dans la zone Outre Mer. ATI effectue la facturation pour le compte de Total Réunion. A l'époque des faits, M. Olivier Z... était salarié de Total Réunion, Mme Daisy A... étant salariée de Total Outre Mer.

14. Au plan local, c'est Total Réunion et Total France (qui a pris la suite d'Elf) qui étaient membre des GIE, chargés du stockage du kérosène sur l'aéroport de la Réunion et de son avitaillement aux compagnies aériennes.

15. Le groupe Shell exerce son activité sur toute la filière pétrolière : exploration et production, raffinage-distribution, chimie, gaz et fioul, lubrifiants et dérivés du pétrole.

16. La Société des Pétroles Shell (SPS) ou Shell France est la filiale française du groupe Shell (2) [Shell Petroleum N.V. (SPNV)] 2e groupe pétrolier mondial, anglo-néerlandais. C'est la Société des Pétroles Shell (SPS) qui contracte avec Air France, tandis que c'est une autre filiale anglaise du groupe anglo-néerlandais, Shell Petroleum Company limited (SPCO), qui livre le kérosène.

17. Shell Aviation Limited, qui a son siège à Londres, est une filiale de Shell Petroleum Company ltd (SPCO) qui peut entrer en contact avec les clients lorsqu'il n'existe pas de représentation de Shell dans le pays. Cette société négocie les contrats et apporte aide et assistance aux unités opérationnelles de Shell (pour l'aviation) partout dans le monde. Shell Aviation limited a son siège à Londres. Un protocole dénommé "SIATS" et versé au dossier par le conseil de la société Shell, daté de 1998 (mais toujours en vigueur au moment des faits) relatif à la vente de carburéacteur par la société Shell précise que la société Strasco (société chargée du Trading) transfère sa responsabilité à Shell Aviation Limited pour tout ce qui est achat ou vente du carburéacteur (cote 3960).

18. Dans ses écritures, Shell a précisé que l'appel d'offre et le contrat passé avec Air France en 2002 relevaient de la responsabilité de la Société des Pétroles Shell (cote 3944 à 3946) et non de Shell Aviation. Le négociateur pour l'appel d'offres de 2002 à la Réunion était M. Christophe B..., Shell Aviation n'ayant apparemment qu'un rôle de mandataire pour le compte de Shell SPS : " Christophe B... est devenu responsable grand compte chargé d'Air France en septembre 2002. Ses responsabilités incluaient le compte Air France et la négociation de tous les appels d'offres avec Air France au nom de la compagnie contractante, Shell S.P.S " (cote 3955).

19. C'est également la Société des Pétroles Shell (Shell SPS) qui était membre des GIE de stockage et d'avitaillement à la Réunion.

20. Exxon Mobil Aviation International [EMAIL] est une filiale d'Exxon Mobil, premier groupe pétrolier mondial qui résulte de la fusion, en 1999, d'Exxon et de Mobil. Le siège d'EMAIL est situé dans le Surrey, à Leatherhead au Royaume-Uni.

21. En France, en juin 2003, Mobil Oil France a fusionné avec Exxon Mobil pour devenir Esso SAF (filiale française du groupe Exxon Mobil).

22. A la Réunion, en 1995, Mobil Oil France (MOF) était entré dans les deux GIE (GEIAG et GPAG) chargés respectivement du stockage du kérosène sur l'aéroport de la Réunion et de son avitaillement aux compagnies aériennes. En 1999, après la fusion d'Exxon et de Mobil, Esso Réunion, a remplacé Mobil Oil France au sein des deux GIE, au terme d'une convention signée le 6 mai 2002.

23. Esso Réunion qui agissait pour le compte de MOF dans ses relations avec la SRPP et les GIE a été vendue à Tamoil en février 2003. Tamoil est, notamment, propriétaire des anciennes stations services d'Esso à la Réunion. S'agissant de l'activité aéroportuaire, c'est désormais Esso SAF qui est membre des GIE (3). Tout ce qui concerne les réponses aux appels d'offres des compagnies aériennes (c'est-à-dire les activités aviation d'Esso SAF (filiale française du groupe Exxon)) sont intégrées à l'activité d'EMAIL.

24. La société Exxon, dans ses écritures en réponse à la notification de griefs (cote 4172) a ainsi précisé que " les prétendues pratiques concernées par la notification de griefs concernent des salariés d'Esso SAF ou de Mobil Oil Française (MOF) [Jean Christophe R... et Eric M...] qui étaient détachés à l'époque des faits chez Exxon Mobil Aviation International Limited, société qui coordonne la stratégie et les investissements de l'activité Aviation pour les filiales du groupe Exxon Mobil et conclut des contrats avec les compagnies aériennes pour la fourniture de carburéacteur par d'autres sociétés du groupe Exxon Mobil sans toutefois effectuer elle- même les ventes de carburéacteur ". En effet, c'est Esso SAF, filiale française du groupe ExxonMobil corp, qui facture le carburéacteur vendu à Air France et EMAIL agit pour le compte d'Esso SAF. Comme le rappelle Esso dans ses dernières écritures (page 19), " EMAIL n'intervient qu'en tant que mandataire pour la négociation des contrats avec ses clients situés à la Réunion et leur facturation ".

25. Chevron Texaco Global Aviation (ou Chevron Global Aviation) était une " division " comparable à une unité commerciale, située à Londres, du 5ème groupe pétrolier américain Chevron USA Inc. Le siège de cette société est à Londres.

26. Texaco Limited est une société dont l'activité est située en Angleterre et au Pays de Galles. Chevron Texaco Global Aviation (devenue le 9 mai 2005 Chevron Products Compagny) et Texaco Limited sont toutes deux rattachées au groupe Chevron.

27. Caltex et Texaco sont tous les deux des noms de marque appartenant à Chevron. Le nom de Texaco est principalement utilisé en Europe. Caltex est le nom de marque du groupement d'intérêt économique entre Chevron et Texaco avant leur fusion. Le nom de Caltex continue à être utilisé là où le GIE avait des activités.

28. Caltex est membre des deux groupements d'intérêts économiques à la Réunion. C'est Caltex Oil Réunion qui approvisionnait localement Air France en kérosène et le lui facturait. Mais le contrat était conclu au nom de Chevron Texaco Global Aviation (devenue le 9 mai 2005 Chevron Products Compagny) et l'appel d'offres dépendait de Chevron Texaco Global Aviation.

4. LE FONCTIONNEMENT DU MARCHÉ A LA RÉUNION

29. Les pratiques dénoncées dans la saisine concernent à la fois les procédures d'achat de carburéacteur par les compagnies aériennes (marché amont) mais aussi la fourniture de carburéacteur sur l'escale de Saint Denis (marché aval). Il existe un lien très fort entre le marché amont et le marché aval.

Le fonctionnement du marché aval : l'organisation de la fourniture du carburéacteur sur l'île la Réunion ou avitaillement

30. Quatre compagnies pétrolières approvisionnaient à l'époque des faits l'aéroport de Saint- Denis de la Réunion en carburéacteur pour une quantité totale d'environ 200 000 m3 par an. Il s'agit de Total Réunion Comores, filiale de Total Outre Mer, elle-même filiale de TotalFinaElf SA, de la société des Pétroles Shell filiale française de Shell, d'Esso SAF filiale française du groupe Exxon Mobil, et enfin de Caltex, filiale de Chevron USA Inc.

31. De 1998 à 2003, ainsi que l'indique Shell (cote 5500) les produits pétroliers consommés sur l'ile (dont le carburéacteur) provenaient de raffineries de la mer Rouge (raffinerie de Yanbu) ou du golfe Persique, comme le confirme la DDCCRF pour les années 2000 à 2003 (voir document reproduit infra) ou Exxon (cote 2009 à 2025). En mars 2003, sont entrées en vigueur de nouvelles normes européennes concernant le gazole. Ceci a obligé les compagnies pétrolières présentes sur l'île de la Réunion à s'approvisionner auprès d'une raffinerie située à Singapour, sur l'île de Jurong, ou en Australie à la raffinerie de Kwinana. Le carburéacteur étant acheminé jusqu'à l'île de la Réunion avec les autres produits pétroliers, par un cargo affrété conjointement par les compagnies pétrolières, ces compagnies ont changé de source d'approvisionnement, comme pour les autres produits pétroliers transportés avec lui, alors même que le carburéacteur n'était pas concerné par les nouvelles spécifications.

32. Origine de l'approvisionnement du pétrole brut (source DDCRF- La Réunion) (cote 5176).

<emplacement tableau>

33. Selon un accord entre les pétroliers, la société de " trading " de l'une des compagnies pétrolières présente sur l'ile est chargée, à tour de rôle, des opérations d'achat auprès de la raffinerie et de transport jusqu'à la Réunion. Ces sociétés de trading sont pour Chevron, Shell et Exxon des sociétés britanniques.

34. Une fois arrivé sur l'île, le carburéacteur est stocké au dépôt de la Société Réunionnaise des Produits Pétroliers (SRPP), appartenant à Shell et à TotalFinaElf (TFE). Pour le stockage, chaque compagnie pétrolière est facturée par la SRPP proportionnellement au nombre de litres stockés, selon un tarif au m3 identique pour tous. De ce dépôt, le carburéacteur arrive à l'aéroport en camion puis est stocké sur le tarmac. Le carburéacteur est ensuite acheminé aux avions par un oléo-réseau, système de canalisation qui relie les installations de stockage de Gillot au tarmac, c'est-à-dire la plate-forme aéroportuaire.

35. La gestion du stockage du kérosène et de l'acheminement sur l'aéroport est effectuée par un GIE, le groupement d'exploitation des installations fixes de l'aéroport de Saint-Denis-Gillot (GEIAG) qui a pour objet " la mise en œuvre de tous moyens permettant l'exploitation en commun du dépôt d'hydrocarbures et de l'oléo-réseau ".

36. L'avitaillement des avions en kérosène sur l'aéroport est effectué par un autre GIE, le (GPAG) qui a pour objet " la mise en œuvre de tout moyen permettant l'exploitation en commun des opérations de mise à bord des carburants, lubrifiants et spécialités aviation ".

37. Depuis 1998, ces groupements sont propriétaires des équipements qui sont loués aux membres moyennant une rémunération proportionnelle aux quantités manipulées. Ils comptaient pour membres, à l'époque des faits, Total (Réunion), Shell (SPS, filiale française de Shell), Esso (Réunion) et Chevron (Caltex). A l'origine, seules deux compagnies, Total (Réunion) et Elf, en faisaient partie.

38. Ces deux compagnies avaient obtenu de la Chambre de Commerce et d'Industrie de la Réunion (CCIR) une convention d'occupation temporaire du terrain localisé sur l'aéroport, convention signée le 17 janvier 1975. Cette convention initiale, d'une durée de vingt ans, disposait que la CCIR s'engageait à n'octroyer aucune autre autorisation d'occupation temporaire du terrain destiné aux installations de stockage et de distribution à d'autres compagnies que Total (Réunion) et Elf. Toutefois alors que la facturation aux exploitants du coût de l'utilisation des installations s'effectuait sur la base des charges d'exploitation, l'établissement public pouvait autoriser d'autres sociétés (des compagnies pétrolières) exerçant les mêmes activités à utiliser les installations existantes pour livrer du kérosène à des compagnies aériennes, moyennant l'application d'un " tarif spécial " ou droit de " passage " calculé selon une formule comprenant plusieurs paramètres.

39. Fin 1988, la société Esso Réunion, filiale du groupe Exxon, informait la CCIR qu'elle souhaitait devenir membre des groupements. Après deux ans d'attente sans réponse de la part des deux compagnies pétrolières titulaires, la société Esso saisissait le Conseil de la Concurrence. Celui-ci condamnait, par décision du 19 octobre 1993, Total et Elf pour abus de position dominante conjointe et entente, pour avoir, par des manœuvres dilatoires, fait obstacle à l'entrée de la société Esso Réunion dans le groupement. Le Conseil retenait également que la formule permettant de calculer le droit de passage, défavorable aux demandeurs et non justifiée par des coûts ou un service, donnaient à Total et Elf le moyen " de faire échec à la faculté de la CCIR d'autoriser des entreprises concurrentes à s'implanter sur l'aéroport de Saint-Denis de la Réunion ".

40. Cette décision a été confirmée par la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 6 juillet 1994 qui a considéré que ces pratiques étaient " constitutives d'une entente au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 [article 420-1 du Code de commerce] ".

41. La cour de cassation a rendu définitive cette condamnation pour entente des sociétés Total Réunion Comores et Elf Antar France, dans un arrêt du 5 mars 1996.

42. Après la décision du Conseil et l'arrêt de la Cour d'appel, Esso est entré dans le groupement en octobre 1995, puis Shell en août 1997 et Chevron-Texaco en janvier 2001.

43. L'offre de carburéacteur sur l'île de la Réunion est donc contrôlée par un oligopole restreint comportant quatre acteurs. Depuis 2001, cet oligopole est resté fermé, puisqu' à partir de cette date (et contrairement à la période qui s'était déroulée de 1995 à 2001) aucune nouvelle compagnie n'est devenue membre des GIE.

44. Par ailleurs, depuis 1995 et l'entrée d'Esso, aucune autre compagnie pétrolière, non membre du groupement mais souhaitant répondre à l'appel d'offres d'une compagnie aérienne, ne peut utiliser les installations des GIE à titre temporaire moyennant le paiement d'un droit de passage. Un avenant à la convention initiale conclue entre la CCIR et les compagnies pétrolières a, en effet, supprimé l'article 12 qui autorisait une compagnie pétrolière tierce à utiliser les installations sans être membre des GIE.

45. Ainsi, les compagnies aériennes n'ont pas d'autre solution que d'accepter les conditions tarifaires imposées par les compagnies pétrolières membres de ces deux GIE. Le fonctionnement du marché amont : les procédures d'achat du carburéacteur par la compagnie aérienne auprès des compagnies pétrolières

46. La demande de carburéacteur provient de la compagnie aérienne qui organise des appels d'offres. Ces appels d'offres sont généralement annuels. Avant ces appels d'offres, la compagnie aérienne transmet aux fournisseurs potentiels une demande mentionnant le ou les aéroports nécessitant un ravitaillement et comportant une estimation des quantités de carburéacteur dont la compagnie pense avoir besoin dans l'aéroport pour l'année contractuelle.

47. L'appel d'offres ne fonctionne pas, comme un marché public, suivant le principe d'une offre fixe sous pli fermé à un seul tour mais chaque compagnie à sa propre procédure pour mettre en concurrence les offreurs. Pour Air France, l'appel d'offres s'inscrit dans un calendrier précis, généralement le mois qui précède le démarrage du contrat annuel, et comporte plusieurs tours. Pendant ces tours, les compagnies pétrolières formulent des offres (en volumes et en prix) : la compagnie aérienne choisit le mieux offrant et lui attribue la fourniture correspondant à la quantité que la société pétrolière est disposée à fournir au prix proposé. Sur certaines escales la totalité des volumes peut être allouée à un seul offreur. Dans le cas contraire, les autres offres sont retenues selon leur rang de classement jusqu'à épuisement des besoins estimés par la compagnie aérienne pour l'aéroport en question. Lorsque la fourniture d'une compagnie sur un même aéroport est attribuée à plusieurs fournisseurs, chacun pour une partie de la fourniture, les prix peuvent donc être différents pour chaque fournisseur. On parle alors de contrats partagés.

48. On constate, sur les vingt dernières années, que les offres des compagnies pétrolières ne représentent séparément qu'un pourcentage de la totalité des besoins de la compagnie aérienne, de sorte que celle-ci doit accepter plusieurs offreurs. La compagnie aérienne a cependant la possibilité de faire jouer la concurrence et de choisir entre ces offreurs, car la somme des quantités offertes (en pourcentage) est toujours supérieure à la somme des quantités nécessaires puisque chacun des offreurs est tenu dans l'ignorance des pourcentages offerts par ses concurrents. En raison de cette ignorance, l'offreur est généralement conduit à réajuster cette part de marché et son prix au cours de l'appel d'offres en fonction des éléments qu'Air France accepte de restituer sur les résultats intermédiaire, aussi désigné par le terme " feedback " de la compagnie aérienne.

49. Selon Air France, confirmée par de nombreux documents du dossier, le " feedback " consiste à préciser à l'offreur : d'une part l'écart de prix qu'il a avec l'offreur le mieux placé et d'autre part le " rang " qu'il a, c'est-à-dire sa position par rapport à l'offreur ayant fait les meilleures propositions. La compagnie aérienne peut également divulguer au cours de l'appel d'offres le " ratio de couverture " qui est la somme des quantités offertes divisée par la somme des quantités demandées.

50. Cette procédure d'appel d'offres a pour effet de conférer au marché un caractère instable et partant, très concurrentiel. Chaque année, les positions des offreurs sur le marché sont susceptibles de changer, et un offreur peut-être évincé du marché par la compagnie aérienne. Ainsi, en 2001, sur l'aéroport de la Réunion, Total (Réunion) n'a pas été retenu par Air France lors de l'appel d'offres alors qu'il avitaillait les avions d'Air France l'année précédente à hauteur de 45 %.

La formation du prix du carburéacteur et les cotations Platt's

51. Le prix que les compagnies aériennes paient pour le carburéacteur est la somme de plusieurs composantes : d'une part, le prix du produit lui-même et, d'autre part, le prix de sa fourniture qui comprend le transport, l'assurance et la mise à disposition sur l'aéroport.

52. Le prix du carburéacteur pourrait être un prix fixe pour l'année mais, compte-tenu de la volatilité des prix des produits pétroliers sur les marchés mondiaux, l'usage est de limiter les risques de l'acheteur et du vendeur en convenant que le prix payé pendant la durée du contrat sera un prix indexé sur les cours mondiaux. Le prix de la matière première est donc, dans le contrat de fourniture, une part variable indexée sur un prix de marché. Comme il s'agit d'un prix de marché extérieur au contrat, il est hors du contrôle des cocontractants et la mise en concurrence ne porte pas sur lui.

53. A cette part variable s'ajoute un prix fixe appelé " différentiel " qui rémunère l'ensemble des coûts logistiques (transport, stockage, distribution) et intègre la marge commerciale. Cette part est véritablement la seule qui fasse l'objet de la mise en concurrence puisqu'elle est représentative de la compétitivité globale de la compagnie pétrolière, c'est-à-dire sa capacité à livrer le carburéacteur sur site au meilleur prix.

54. Ainsi, tout se passe ou devrait se passer comme si la compagnie pétrolière était transparente sur le prix du produit lui-même et en compétition sur le prix de la livraison.

55. D'un point de vue quantitatif et technique, le prix du carburéacteur lui-même représente de 70 % à 80 % du prix payé par la compagnie aérienne. Ce prix est exprimé sous la forme d'un index de cotation et correspond à la valeur attribuée au carburéacteur sur le marché international, relevé périodiquement par l'organisation internationale Platts (4).

56. L'organisation internationale Platts (" Platt's Oilgram Service ") publie différentes cotations qui correspondent aux prix résultant des transactions effectuées sur les produits pétroliers achetés et vendus à court terme sur différents marchés internationaux délimités par les zones de chalandise des grandes raffineries exportatrices: Méditerranée, Europe du Nord Occcidentale (Rotterdam, Amsterdam et Anvers) Golfe Persique (en anglais Arab Gulf), Singapour.

57. L'index de cotation du pétrole brut peut être " FOB " c'est-à-dire sans compter l'assurance et le fret, ou au contraire " CIF (5) " lorsqu'il inclut ces coûts dans le prix.

58. Si l'index de cotation est " FOB ", le différentiel doit supporter les frais de transport jusqu'au lieu de déchargement du bateau. Ces frais sont en général d'un montant peu élevé. Le différentiel inclut également le " premium " ou prime payée à la raffinerie.

59. En général, pour le marché cargo, (comme le marché de la Réunion) une compagnie pétrolière qui vend du kérosène à une compagnie aérienne utilise le même index que celui ayant servi de référence pour l'approvisionnement. Ainsi, l'index de cotation de la zone d'achat des compagnies pétrolières est le même que celui utilisé pour la vente aux compagnies aériennes.

60. Dans l'affaire en cause, les index de référence utilisés par les compagnies pétrolières ont été le " Caltex Bahrein " puis le " Golfe Persique " puis le " Singapour ". Mais seuls les deux derniers index sont de véritables index " Platt's " publiés par l'organisation éponyme.

61. En effet, comme l'indique la société Chevron dans un courrier du 29 octobre 2007 (cote 5383 et suivantes), " l'index Caltex Bahrein " n'est pas un index à proprement parler mais un prix de raffinerie " affiché " par la société Caltex (filiale de Chevron), à partir des prix de la raffinerie de Bahrein, détenue par la Bahrein Oil Compagnie à hauteur de 60 % et par Caltex pour les 40 % restant.

62. A partir des années 1990, quand Platt's a publié son index dans le Moyen Orient, le Caltex est devenu un " prix composite " constitué du prix du Platt's auquel on ajoutait différents éléments. Dans le courrier précité, Chevron précise que, dès lors que Platt's a commencé à publier son index dans le Moyen Orient, " le prix affiché Caltex Bahrein était alors constitué de l'index Arab Gulf auquel était ajouté un premium ainsi qu'un supplément, permettant de tenir compte du fait que les prix affichés " Caltex Bahrein " étaient généralement utilisés pour des transactions concernant des petites quantités de produit ".

63. Le " Caltex Bahrein " était donc publié par la société Chevron, mais avec une moins grande périodicité (mensuelle au lieu de journalière). Cette publication a cessé en septembre 2006.

64. D'après les informations communiquées par Chevron, on peut en déduire que le " Caltex Bahrain " était toujours d'un montant plus élevé que le Platt's, puisque composé du prix du Platt's auquel on ajoutait différents suppléments de prix.

65. Ceci est confirmé par la lecture des historiques des index fournis par Air France (saisine, cote 269 à 271) et par Shell (cote 5358), qui montre que l'écart moyen annuel entre l'index Caltex- Bahreïn et l'index AG a été de 24 euro/m3 sur l'année 1999, de 27,7 euro/m3 sur l'année 2000, de 42,7 euro/m3 sur l'année 2001 et de 31,4 euro/m3 sur l'année 2002. Cet écart reflète en réalité le supplément de prix ajouté à l'index AG pour obtenir " l'index Caltex Bahrein ". Le " Caltex Bahrain " se distingue donc des index Platt's. Comme l'indique Chevron : " [La] préférence [des compagnies aériennes pour les index Platt's] résulte probablement de la plus grande transparence de ces outils, qui offrent une vision globale des prix du marché, présentée par un organisme indépendant, et reflétant tant l'offre que la demande " (cote 5386) (soulignement ajouté).

66. Si l'index joue un rôle important en tant que composante principale du prix global, la véritable variable commerciale est le " différentiel " qui mesure le supplément de prix par rapport à l'index de cotation puisqu'il couvre les coûts d'approvisionnement et la marge de la société pétrolière.

67. Dans l'affaire en cause, ces coûts d'approvisionnement et de logistique étaient communs pour toutes les compagnies pétrolières. En effet, le carburéacteur était transporté par le même bateau (généralement le CILAOS) avec d'autres produits pétroliers, puis stocké dans le même dépôt de la SRPP (avec des frais de passage ou d'entreposage en 2002 de 7,46 euro m3), puis acheminé (en camion) vers un autre lieu de stockage sur l'aéroport (avec un coût d'environ 4,5 euro m3) et enfin livré aux compagnies aériennes grâce au même oléo réseau. Ce dernier faisait partie (avec les cuves de stockage) des installations communes des compagnies pétrolières réunies dans les deux groupements d'intérêt économique auxquels chacune des compagnies pétrolières versait un loyer pour chaque m3 manipulé (de 11,3 euro m3 à 13,19 euro m3).

68. Ces coûts communs représentaient, à l'époque des faits, de 42 euro à 43 euro/m3. Le tableau ci-après reconstitue les coûts de 1999 à 2004. Ils constituent l'essentiel du différentiel. La marge commerciale des pétroliers est donc soumise à une pression concurrentielle d'autant plus forte que leurs coûts sont quasiment identiques.

<emplacement tableau>

La cotation du carburéacteur sur l'escale de la Réunion de 1998 à 2003

69. Ainsi qu'il a été indiqué aux paragraphes 14 et suivants, depuis 1998 jusqu'à fin 2002, toutes les importations de produits pétroliers, et donc de carburéacteur, sont venues de diverses raffineries : de la raffinerie de Yanbu, sur la mer Rouge (de 1998 à 2002), de la raffinerie d'Al Jubai (de 1998 à 2002), située dans les Emirats d'Arabe Unie ou encore même du Qatar (en 1998) ou de Bahrein (de 1998 à 2000) (voir aussi cotes 5009 à 5025).

70. Mais, comme l'indique Shell (cote 5500), le prix payé pour l'achat du carburant par les Traders des compagnies pétrolières a toujours été fondé sur l'index Platt's du Golfe Persique, dénommé également " Arab Gulf " ou AG en abrégé, même quand il venait de la raffinerie de Bahrein. Ce point est également confirmé par Esso.

71. Toutefois, malgré leurs achats en index Golfe Persique, les compagnies pétrolières ont utilisé le " pseudo-index " Caltex pour vendre le carburéacteur aux compagnies aériennes.

72. Les compagnies aériennes, autres qu'Air France, présentes sur l'escale de la Réunion : Corsair, Air Austral, Air Bourbon AOM Air Lib (avant leur faillite), ont été facturées en utilisant le " pseudo-index " Caltex-Bahrein de 2000 à 2003.

73. Mais, Air France a obtenu de Total Réunion, dès novembre 1999, une cotation à partir de l'index du Golfe Persique (voir tableau récapitulatif des appels d'offres en annexe à sa saisine cote 269 à 271), Exxon n'a proposé une cotation en Arab Gulf qu'en novembre 2000, c'est-à- dire pour l'appel d'offres de 2001 malgré une demande bien antérieure d'Air France (voir sa lettre du 11 juin 1999 cote 2387 reproduite ci-après, qui demande à Exxon " que la formule de prix tienne compte d'un prix de ressource adéquat et qu'il ne soit plus basé sur un index surévalué et artificiel "). Chevron, dernier entré sur le marché, a directement coté en Arab Gulf en octobre 2001. Enfin, Shell n'a proposé de l'Arab Gulf que pour le troisième tour de l'appel d'offres 2002.

74. Début 2003, ainsi que l'indique le document de la DDCRF reproduit ci-avant, les approvisionnements sont venus de la raffinerie de Singapour et toutes les compagnies pétrolières ont, à partir de mars 2003, facturé les compagnies aériennes en index Singapour : Air France d'abord en mars (voir mémorandum Air France cote 1488), ainsi qu'Air Austral en avril (cote 5374) et Corsair (cote 5378) en juillet.

75. Il faut préciser que cette situation inédite, à savoir l'utilisation d'un index ad hoc " le Caltex " utilisé par les compagnies pétrolières pour la vente du carburéacteur aux compagnies aériennes, a été spécifique à l'escale de la Réunion.

76. Interrogées sur le fait de savoir si elles utilisaient " l'index " Caltex-Bahreïn sur d'autres escales que celle de la Réunion, toutes les compagnies pétrolières concernées ont confirmé le caractère exceptionnel de l'utilisation d'un tel pseudo-index pour facturer le kérosène aux compagnies aériennes.

77. Ainsi, dans un courrier du 17 novembre 2007 (cote 5399) Exxon a précisé que : " sur la période 1999-2004, il n'existait aucune autre escale [que la Réunion] sur laquelle l'index Caltex-Bahrein était utilisé par Esso comme index de base pour la facturation du carburéacteur aux compagnies aériennes " (soulignement ajouté). Exxon a ainsi vendu à Corsair, à Air Madagascar jusqu'en 2003, AOM AirLib jusqu'en 2001 (pour cause de faillite) du carburéacteur en utilisant l'index Caltex Bahrein (cote 5368).

78. Filiale locale de Total Fina Elf, Total Réunion a également indiqué que le choix de cet " index " Caltex pour la vente aux compagnies aériennes était réservé à l'île de la Réunion. Dans une lettre du 21 décembre 2007 (cote 5617) elle souligne que: " Le Contractant [Total Réunion] n'a pas facturé de compagnies aériennes sur la base de l'index Caltex Bahreïn entre 1999 et 2004 " [excepté à la Réunion]. Mais à la Réunion, Total Réunion a eu pour client, de 1999 à 2003, Corsair, AOM, Air Lib et Aéro Lyon. Elf a facturé également Air Austral en Caltex sur la même période.

79. Enfin Shell a confirmé dans sa lettre du 10 décembre 2007 et son courriel du 14 janvier 2008 (cote 5642) que : " La société Shell n'a pas facturé les clients sur la base Caltex sur d'autres escales que la Réunion à partir de 2000 ". Outre Air France, les clients de Shell sur la période 2000-2002 ont été les compagnies Corsair, et AOM et Air Liberté qui ont fusionné puis disparu en 2002.

80. Seule la compagnie, Chevron Texaco, maison mère de Caltex et éditrice de " l'index " Caltex-Bahrein, n'a jamais coté en Caltex. En effet, elle n'est entrée qu'en 2001 sur le marché de la Réunion et son seul client, Air France, n'a jamais voulu être facturé autrement qu'en index Arab Gulf.

81. Toutefois, certains courriers internes de Chevron montrent que cette compagnie connaissait le système mis en place par ses concurrents et qu'elle a elle-même tenté de proposer une offre à Air France en utilisant l'index Caltex ou à défaut un index mixte (moitié Caltex, moitié AG) mais qu'Air France a refusé.

82. Ainsi dans un courrier du 29 août 2001, (soit un mois avant le début de l'appel d'offres) M. X..., du bureau Caltex de Dubaï, précise à M. Y... négociateur de l'appel d'offres pour Chevron Texaco, que cette option pourrait être envisagée: " Les coûts variables sont calculés sur ce que vous appelez Arab Gulf (60 % Bahreïn/40 % Platt's AG). On voit qu'avec un différentiel de 31FF/HL [47,3euro/m3] en Arab Gulf on ne fait plus de perte. Si nous facturons à 31FF/HL en cotation Caltex-Bahreïn, nous gagnons de l'argent. Ceci en plus de ce que gagnent les gens du trading " (cote 2081, soulignement ajouté).

83. Le 19 septembre 2001, M. Y... répond à son correspondant à Dubaï : " J'ai vu les gens d'Air France hier soir. (.../...) Ils sont catégoriques sur le fait de demander une offre en index Arab Gulf et pas en 60/40 Caltex-Bahreïn. Ils savent que nous achetons sur cette base et sont bien informés des marges confortables que les traders prennent sur la fourniture des produits à La Réunion. Je comprends que Total facture désormais en Arab Gulf et qu'il en a beaucoup souffert " (cote 2075, soulignement ajouté).

84. Ces courriels internes de la société Chevron indiquent que cette compagnie, non seulement connaissait l'intérêt de coter en " Caltex " mais aussi la pratique de ses concurrents et les profits que cela générait.

85. L'utilisation de l'index intermédiaire " Caltex " dans le calcul du prix des contrats au lieu et place de l'index d'approvisionnement du type Platt's n'est, en effet, pas neutre quant à l'équilibre concurrentiel des contrats. Le prix affiché " Caltex " reflète mal les fluctuations des cours et introduit dans le prix payé par la compagnie aérienne des écarts qui sont sans lien avec les prix de marché. De plus, ces écarts ne se compensent pas mais vont toujours dans le même sens. Le " Caltex " présente donc un surprix important par rapport aux vrais index d'approvisionnement " Arab Gulf " (ou " Singapore ") puisqu'il est supérieur à Arab Gulf de 20 à 40 euro/ m3, entre 1999 et 2003. L'examen sur 48 mois (de janvier 2000 à décembre 2003) montre que l'écart moyen mensuel entre le Caltex-Bahreïn et l'index Platt's n'a été inférieur à 20 euro/m3 qu'à trois reprises, en juin et août 2000, et en septembre 2002.

86. Cette différence entre les deux index permettait ainsi aux trois compagnies pétrolières de réaliser une " marge amont ", constituée de l'écart entre le prix d'achat du carburant (en index AG) et le prix de vente (en index Caltex). Cette marge était réalisée par les " traders " comme le confirme un autre extrait du message du 29 août précité " Ceci en plus de ce que gagnent les gens du trading " ou encore du 19 septembre " des marges confortables que les traders prennent sur la fourniture des produits à La Réunio ". Ces marges amont, réalisées par le " trading " étaient totalement à l'abri de la concurrence puisque les appels d'offres ne portaient que sur le " différentiel " qui ne les contient pas. Elles s'ajoutaient aux marges " aval " (réalisée par les vendeurs, désignés sous le terme " supply "), intégrées au différentiel et soumises, elles, à la pression concurrentielle, comme le confirme le document de Shell cote 737.

87. Ce système très rentable d'achat dans un index (celui du marché international) et de facturation aux compagnies aériennes dans un autre, " surévalué et artificiel " selon les termes d'Air France, a été intégralement maintenu jusqu'en 2003 pour les petites compagnies.

88. Plusieurs éléments du dossier attestent de la réalité de cette marge " amont " génératrice d'une rente non soumise à la concurrence.

89. En premier lieu, dans ses observations au rapport, (point 258) Shell confirme qu'elle " réalisait " une marge " amont " ainsi que le relève le rapport. Elle explique d'ailleurs que celle-ci résultait " de l'écart entre les deux index " puisqu'elle indique " qu'en 2001 elle a coté en 60/40 [60 % Caltex, 40 % Arab Gulf] et s'approvisionnait en Arab Gulf (MOPAG) ".

90. En deuxième lieu, un document relatif aux règles de fonctionnement de Total Outre Mer daté de novembre 2000 (cote 403 à 406) précise ainsi : " Enjeux globaux : La zone TOM est à la fois une zone de haute marge et une zone qui contient un pourcentage très élevé de prix officiel ou de prix ex-raffinerie. " [Le prix " ex raffinerie " est l'index Caltex, comme il a été précisé au paragraphe 40] " (soulignement ajouté).

91. Le second document est une revue d'affaires interne au groupe Shell dans laquelle on peut lire : " de 1999 à 2001, l'aéroport de la Réunion a été l'un des plus profitables en France " (cote 2807).

Les conséquences de la demande d'Air France d'une cotation Platt's pour les appels d'offres antérieurs à l'appel d'offres en cause

92. Dès 1996 (cote 1482), Air France s'est préoccupée de cette situation de facturation dans un index artificiel et a demandé aux compagnies pétrolières de coter avec l'index Platt's du Golfe Persique, véritable prix de marché correspondant à la réalité des coûts d'approvisionnement. Mais cette demande a posé des difficultés aux compagnies pétrolières. En effet, l'abandon de l'index Caltex conduisait à renoncer à la " marge amont ".

93. Pour maintenir constante la marge totale (marge concurrencée incluse dans le différentiel et marge amont échappant à toute concurrence), la seule solution était de basculer la marge amont vers l'aval et d'augmenter le différentiel. C'est d'ailleurs ce qui a été fait en 2003 pour les petites compagnies aériennes présentes à La Réunion qui ont vu leur prix passer en index Platt's Singapour, nouveau prix d'achat compte-tenu du changement de zone d'approvisionnement, mais avec un différentiel incluant l'écart moyen de l'index Caltex et de l'index Platt's Singapour. Dés lors que les coûts (stockage, manipulation) restent inchangés à court terme, augmenter le différentiel permet de reconstituer la marge " amon " tirée de la cotation en index Caltex-Bahreïn.

94. Mais cette augmentation du différentiel ne va pas de soi dans une situation de forte mise en concurrence des offreurs, ce qui était le cas d'Air France, entre 1999 et 2002.

95. En premier lieu, Total avait déjà fait une offre à Air France basée sur l'index Platt's du Golfe Persique ou Arab Gulf (AG) lors de l'appel d'offres de novembre 1999 et avait gagné 45 % de part de marché avec un différentiel de 55,6 euro/m3 pour deux ans. Shell et Exxon proposaient, à l'époque, un différentiel de 40 euro/m3 en cotation Caltex-Bahreïn, non compris une marge amont d'environ 25 euro/m3 correspondant à l'écart constaté à cette période entre les deux index. Les compagnies pétrolières répondant à l'appel d'offres de novembre 2000 auraient donc dû proposer des prix autour de 65 euro/m3 pour conserver le montant de cette marge amont, soit sensiblement plus que ce qu'avait offert Total.

96. En second lieu, Chevron Texaco venait d'intégrer les GIE et se préparait donc à un futur appel d'offres en 2001. Cette perspective était de nature à attiser la concurrence, car le nouvel entrant devait gagner une part de marché au détriment des trois opérateurs en place. Dans ces conditions il n'était pas envisageable d'espérer conserver des parts de marché importantes en maintenant des prix élevés.

97. Lors de l'appel d'offres de 2000, Exxon obtient effectivement une part de marché de 45 % avec une faible augmentation de son prix, qui passe de 40,4 euro/m3 en cotation Caltex-Bahreïn à 51,1euro/m3 en cotation AG, pour un contrat d'un an, ou à 46,5 euro/m3 pour un contrat de deux ans (il faut rappeler qu'il s'agissait d'une conversion " pour ordre " puisque les achats avaient toujours été faits en AG et que les coûts de livraison étaient inchangés). C'est l'offre pour deux ans qui est retenue.

98. Shell propose un différentiel à 41 euro/m3 en cotant avec un index mixte 60 % Caltex-Bahreïn - 40 % AG. Cette proposition est équivalente à celle de Total puisque selon les chiffres fournis par Shell (cotes 5358 et 5359) l'écart constaté entre l'index mixte 60/40 et l'index AG était de l'ordre de 16 euro/m3, soit un différentiel reconstitué de 57 euro/m3 en équivalent AG. En fait, cette reconstitution n'est pas vraiment comparable à une cotation réelle en AG, puisque l'écart d'index constaté ex post en 2001 a été proche de 24 euro/ m3, si bien qu'Air France a payé un différentiel réel de 65 euro/ m3 et non de 57 euro/m3.

99. Enfin Total fait une offre pour 15 % des volumes afin d'augmenter sa part de marché, mais en index Caltex, avec un prix de 55,6 euro/m3. Son offre n'est pas retenue.

100. En novembre 2001, l'arrivée de Chevron intensifie effectivement la concurrence comme cela était prévisible : Exxon conserve son contrat de deux ans à 46,5 euro/m3, Shell fait une offre finale à 31 euro/m3 en index mixte (60 % Caltex-Bahreïn - 40 % AG) Chevron Texaco à 53,4 euro/m3 et Total termine dans l'appel d'offre à 57,9 euro/m3, un prix proche de celui de l'année précédente, mais trop haut face à un nouvel entrant - ce qui conduit à son élimination.

101. On peut donc considérer qu'en 2002, les compagnies pétrolières avaient échoué à répercuter leur marge amont sur le différentiel compte-tenu de l'intensité de la concurrence sur ce prix.

102. En septembre 2002, année de l'appel d'offres en cause dans la présente affaire, la situation était donc théoriquement encore plus concurrentielle puisque, pour la première fois, l'appel d'offres devait se jouer entre quatre compétiteurs et non pas seulement trois. De plus, les deux fournisseurs les plus importants d'Air France sur la période récente, Total et Exxon - Total avait 45 % de parts de marché en 1999 et 2000, Exxon avait 45 % de parts de marché en 2000 et 2001, Total et Exxon représentaient ensemble 90 % du marché Air France en 2000 - devaient se retrouver en concurrence frontale. On doit également considérer que l'opérateur historique, Total, se présentait comme " nouvel entrant ", a priori agressif, puisqu'il avait été éliminé en 2001.

103. Malgré ces conditions idéalement concurrentielles, l'on observera en réalité de fortes hausses des différentiels par rapport à ceux du marché précédent, ramenés en index de cotation homogène, dans un contexte où la somme des offres des quatre pétroliers est exactement égale à la quantité demandée. Les différentiels au premier tour de l'appel d'offres comparés aux prix des marchés précédents, sont les suivants :

• Exxon : 68,5 euro/m3 en 2002 contre 46,5 euro/m3 en 2000 et 2001 ;

• Total : 72,8 euro/m3 en 2002 contre 57,9 euro/m3 en 2001 (offre non retenue) ;

• Chevron : 73,5 euro/m3 en 2002 contre 53,4 euro/m3 en 2001 ;

• Shell : 45 euro/m3 en index mixte contre 31 euro/m3 en index mixte en 2001.

104. Au terme de cet appel d'offres, et contrairement à ce qui avait été observé entre 1999 et 2001, la marge amont représentative de l'écart entre le pseudo-index Caltex et l'index Arab Gulf et non soumise à la concurrence, a été reconstituée dans un cadre concurrentiel.

B. LES PRATIQUES RELEVÉES

1. LE DÉROULEMENT DE L'APPEL D'OFFRES D'AIR FRANCE EN 2002

105. Déposée par lettre enregistrée le 16 janvier 2003, sous le numéro 03/0006 F par la société Air France, la plainte allègue un déroulement anormal de l'appel d'offres que la compagnie aérienne a organisé en 2002 pour l'approvisionnement en kérosène de son escale à la Réunion et suspecte un accord de répartition de marché. Cette plainte vise les sociétés TotalFinaElf et Air Total International, la société des Pétroles Shell, Exxon Mobil Aviation International et Texaco Limited.

106. Air France indique qu'en septembre 2002 elle constate que les prix offerts au premier tour sont très supérieurs à ceux de l'année précédente et que, pour la première fois depuis qu'elle organise ces appels d'offres, elle n'a aucune marge de manœuvre pour faire jouer la concurrence sur ces prix puisque la somme des quantités proposées par les pétroliers correspond exactement à ses besoins. Elle ne peut donc plus discuter les offres des compagnies pétrolières en menaçant de diminuer leur volume. Les différents tours de l'appel d'offre ne font que peu évoluer la situation. Les prix et les volumes finals sont proches des offres proposées ab initio. Le montant du différentiel proposé à Air France à la fin de cet appel d'offres est de 30 % supérieur à celui de 2001.

107. Dans sa plainte, Air France décrit précisément le déroulement de l'appel d'offres lancé le 16 septembre 2002 lancé pour la fourniture estimée de ses besoins en kérosène en 2003 soit 90 000 m3. Les tableaux ci-après présentent la chronologie détaillée de cet appel d'offres :

30 septembre 2002 : 1er tour de l'appel d'offres

108. Dès le 1er tour, l'offre cumulée des pétroliers correspond exactement aux besoins d'Air France. Cet ajustement parfait est obtenu grâce à une baisse des quantités offertes par Exxon qui passe de 45 % (part détenue en 2001) à 30 %. Cette baisse des quantités permet à Total, absent en 2001, de revenir à hauteur de 15 %, alors que les deux autres pétroliers (Shell et Texaco) ne soumissionnent que pour leur part de 2001.

<emplacement tableau>

11 octobre 2002 : 2e tour de l'appel d'offres

109. Les parts de marché proposées par les compagnies pétrolières restent identiques à celles du premier tour. Les baisses de prix ne sont pas significatives.

<emplacement tableau>

Les 17, 18 et 24 octobre : 3e tour de l'appel d'offres

110. Air France ayant exigé des fourchettes de volumes, les pétroliers s'exécutent, mais au lieu d'augmenter les volumes, les baissent. Ainsi Total propose 13 % au lieu de 15 % précédemment et Shell cote pour la 1ère fois en AG et formule trois propositions : 30 % (ce qu'il proposait déjà) ; 25 et 20 %. Quant aux prix, ils baissent très légèrement pour Shell, Exxon Mobil et Total, mais leur niveau reste bien supérieur à celui des années précédentes.

<emplacement tableau>

Résultat final

111. Exxon Mobil, accepte, in fine, d'augmenter son volume de soumission de 2 %, part rendue par Total, et de minorer très légèrement son prix. Shell reste bloqué à 30 %, Texaco à 25 %.

<emplacement tableau>

112. Air France, obligée d'accepter les différentiels ainsi que les volumes proposés, envoie un courrier à chacune des compagnies pétrolières avec la " réserve " suivante : "comme vous le savez, Air France n'a pas d'autre choix que celui d'accepter la part de marché que vous lui avez offerte au prix que vous avez arrêté si elle veut garantir la couverture de ses besoins"

113. L'appel d'offres se conclut sur un résultat correspondant à une hausse de près de 30 % du " différentiel " par rapport à l'année précédente. Cette hausse très significative (voir graphe ci-après) constitue une rupture par rapport à la diminution continue du différentiel enregistrée depuis 1996 et intervient l'année où, pour la première fois, l'addition des parts de marché des pétroliers correspond strictement à 100 % des besoins d'AF.

114. Enfin, Total revient sur le marché, pour une part de 13 % qui peut sembler modeste mais qui correspond à ses attentes, ainsi qu'il ressort de plusieurs documents saisis et notamment d'un document du 29 septembre 2002: "EBB/MRU/NBO sont absolument à renouveler et les 15 % RUN [Réunion] à obtenir " (...) notre objectif n'est pas de revenir à des parts de marché comparables à celles que nous avions avant le dernier appel d'offres [45 % avant l'élimination en 2001]. Notre objectif est de revenir à hauteur de 15 % seulement, à condition que le marché soit devenu plus raisonnable".

115. Total Réunion réussit son retour, exactement dans les conditions souhaitées, malgré un prix (différentiel) très élevé aussi bien en comparaison de ses concurrents que du prix offert en 2001 qui lui avait pourtant valu d'être éliminé de la compétition.

Le déroulement de l'appel d'offres en 2003

116. Le premier tour de l'appel d'offres a été marqué par un incident. Alors qu'Exxon/Mobil, Shell et Total proposent les mêmes volumes que l'année précédente, Chevron/Texaco offre de couvrir 100 % des volumes d'Air France. Selon Air France, il s'agirait d'une erreur matérielle, interprétation confirmée par les courriers échangées par la suite entre la compagnie aérienne et le pétrolier. Les prix proposés par les compagnies lors de ce premier tour sont supérieurs à ceux, déjà élevés, qu'avaient offerts ces compagnies pétrolières à la fin de l'appel d'offre de 2002. Les volumes proposés, après correction de l'offre de Chevron, sont identiques ou inférieurs à ceux proposés en 2002. La zone d'approvisionnement étant devenue Singapour, le tableau présente les prix en Singapour et en AG car les compagnies ont fait des offres avec les deux cotations.

Le 22 septembre 2003 : 1er tour de l'appel d'offres

<emplacement tableau>

117. Au deuxième tour, trois compagnies ne font pas varier leur offre (Shell et ses 30 %, Total avec sa fourchette de 11-15 %, Exxon avec sa fourchette de 20-25). Chevron/Texaco fait savoir qu'il souhaite ne faire une offre que sur 25 % des volumes demandés (6), mais Air France considère qu'il est lié par sa 1ère proposition. En effet, Air France ne peut pas accepter que Chevron Texaco ne propose que 25 % des volumes, car le total des offres des quatre pétroliers aboutirait alors à ne couvrir que seulement 95 % de ses besoins, ce qui la replacerait dans une situation pire encore que celle rencontrée l'année précédente. Chevron fait aussi une offre à 33 % avec un package.

<emplacement tableau>

118. Au 3e tour de l'appel d'offres, on constate une certaine flexibilité des offres de Shell et d'Exxon. Exxon fait même plusieurs propositions dont certaines avec des packages. Total ne fait pas d'offre nouvelle. Chevron fait une offre pour 25 % avec un certain prix et un prix différents pour les volumes supplémentaires.

<emplacement tableau>

119. Le résultat est le suivant : Esso renouvelle l'offre de l'année précédente, soit 32 % du volume demandé, à un prix supérieur à celui de 2002. Chevron Texaco complète son l'offre sur 25 % des volumes mais maintient le prix du 1er tour pour le 25 % qui constituent la première tranche de son offre, si bien que le prix moyen pour l'ensemble de l'offre reste aussi élevé qu'en 2002. Les autres compagnies sont écartées.

120. Ainsi, malgré la marge de négociation qu'Air France s'est créée en profitant de l'erreur initiale de Chevron quant aux volumes offerts, le différentiel moyen final est supérieur de 3,9 % à celui de l'année précédente.

2. LES ENQUÊTES

121. Faisant suite à la plainte d'Air France, une première enquête est demandée par le rapporteur général le 25 mars 2003 puis diligentée par la DGCCRF, en août 2003, sur le fondement de l'article L. 450-4, du Code de commerce. Celle-ci se déroule à la Réunion, au sein des deux groupements d'intérêts économiques (GEIAG et GPAG), chez Total Réunion, et Shell, ainsi qu'auprès d'Air Total International et Shell à la Défense. A la Réunion, la visite de Caltex est annulée en raison de l'absence de l'officier de police judiciaire devant accompagner les enquêteurs.

122. Les résultats de cette première enquête sont transmis le 14 novembre 2003. Toutefois, ayant constaté que trois des sièges des sociétés ayant négocié l'appel d'offres en cause étaient situés à Londres ou dans la banlieue londonienne, le rapporteur général (7) demande, sur le fondement de l'article 22 paragraphe 1 du règlement 1-2003 du Conseil de l'Union européenne, au directeur général de l'Office of Fair Trading (OFT), autorité de concurrence du Royaume-Uni, son assistance dans la recherche des preuves auprès de Shell Aviation Ltd, ExxonMobil International abritant ExxonMobil International Aviation (EMAIL) Ltd et Chevron Texaco Limited abritant Chevron Texaco Global Aviation, entreprises concernées par les activités de vente de carburéacteur à Air France.

123. Une deuxième enquête est donc menée au Royaume-Uni par l'OFT, enquête à laquelle assistent trois rapporteurs désignés par décisions en date du 14 février 2003 et du 7 avril 2005. Celles-ci ont lieu, le 14 avril 2005, au siège des sociétés en cause et, conformément au droit britannique, avec l'accord des entreprises concernées par les investigations (par exemple, cote 1192, pour Chevron Texaco).

3. LES PIÈCES RECUEILLIES LORS DES ENQUÊTES.

124. Les documents recueillis lors de ces deux enquêtes ont permis, d'une part, d'analyser le fonctionnement du marché de l'approvisionnement en kérosène sur l'escale de la Réunion et, d'autre part, de réunir un ensemble d'éléments susceptibles d'établir la preuve de pratiques concertées.

125. S'agissant du fonctionnement de ce marché, les éléments saisis ont permis de constater que celui-ci était caractérisé par une transparence artificielle organisée notamment au sein des GIE. Les opérateurs agissant sur ce marché avaient une connaissance approfondie de leur activité comme de celle de leurs concurrents, notamment par le biais des informations transmises aux GIE et répercutées à tous leurs membres.

126. La livraison de carburéacteur aux compagnies aériennes nécessite effectivement de la part des gestionnaires des installations aéroportuaires (c'est-à-dire les gestionnaires des GIE) la connaissance du résultat des appels d'offres lancés par les compagnies pétrolières. Or, les gestionnaires ont pour mission de répartir les quantités stockées en fonction des quotités gagnées par chacune des compagnies pétrolières. Ces opérations font ensuite l'objet d'information des compagnies pétrolières, membres des GIE, à l'occasion des réunions trimestrielles des comités de gestion.

127. Les informations diffusées ont trait aux nombre de litres distribués mensuellement à chaque compagnie aérienne (cote 1118). Elles portent aussi sur les quantités distribuées annuellement à chaque compagnie aérienne et leur part de marché sur l'escale. Ainsi, sur le document coté 880, on constate, sur la base des volumes avitaillés, qu'Air France en 2001 a 45 % des parts de marché contre 27,6 pour AOM/Air Lib, 17,5 % pour Corsair, et 3,7 pour Air Austral

128. Pour l'information du comité de gestion des GIE, réunissant trimestriellement les compagnies pétrolières membres, est également établie une évaluation prévisionnelle des quantités annuelles de kérosène qui seront distribuées aux compagnies (cotes 881, 934, 984). Ces évaluations, selon toute vraisemblance, sont des estimations effectuées à partir des quantités déjà distribuées.

129. Enfin, chacune des compagnies pétrolières connaît sa part de marché sur l'escale et celle de ses concurrents, puisqu'à chacune des réunions de comité des GIE, est établi un tableau récapitulatif des parts de marché de chacune des compagnies pétrolières en litres de kérosène "avitaillé" aux compagnies aériennes (cote 544).

130. L'information que les compagnies pétrolières ont ex-post de l'activité annuelle de leurs concurrents à travers les tableaux récapitulatifs d'activité, qui permettent déjà une projection de leur activité future (tableaux prévisionnels d'activité), est au surplus complétée au fur et à mesure. Elle donne une vision actualisée en temps réel.

131. Ainsi le document coté 544 saisi dans les locaux de la société Shell présente, pour le mois de novembre 2002, les parts de marché (en temps réel) de chaque compagnie pétrolière sur l'escale.

132. Le document se présente ainsi :

<emplacement tableau>

133. Un courriel de Mme Dorothée C..., gestionnaire des approvisionnements au sein des GIE, daté du 26 juin 2001, a été saisi chez Exxon Mobil, au siège d'EMAIL, c'est-à-dire la division aviation à Londres, qui négocie les appels d'offres et n'a théoriquement pas de contact avec Esso SAF à la Réunion. Ce courriel était simultanément adressé à Total Réunion et à Shell. Il confirme que chacune des compagnies connaît les parts de marché des autres compagnies pétrolières (coté 4086) :

" depuis que nous avons reçu le fax du 15/06/01 d'Anne Marie D... nous demandant de ne plus livrer à crédit AOM (cette compagnie n'a pas de cash disponible localement) aucun plein n'a été fait pour votre compte. Qu'en est-il de la surveillance judiciaire ?

Car avec les instructions que vous m'avez données, je suis dans l'incapacité de respecter vos 4 parts de marché, au fil des jours je m'en éloigne. Maintenez-vous vos positions ? Veuillez noter les % réalisés au 20/06/2001 à 5h45 et les % prévus au dimanche 24/06/01 "

<emplacement tableau>

134. Un autre document (coté 378) saisi chez Air Total International (à Paris) montre également que la société du groupe Total qui s'occupe de répondre aux appels d'offres d'Air France connaissait exactement les volumes vendus jusqu'à fin septembre 2002 par ses concurrents, les compagnies pétrolières, sur les différentes escales de l'Océan Indien, ainsi que les estimations des volumes vendus pour l'année. De surcroît, sur ce document figure, de façon manuscrite, la part de marché d'Air France pour Total sur chacune de ces escales.

135. Ces documents démontrent d'une part, que l'information détenue par les gestionnaires des GIE sur les volumes livrés aux compagnies aériennes ainsi que sur leurs parts de marché, n'est pas seulement communiquée ex post, une fois par an mais qu'elle est régulièrement actualisée et d'autre part, qu'elle est transmise au siège des compagnies pétrolières chargées des appels d'offres et non pas cantonnée aux entités locales en place sur l'escale.

136. Il faut également noter que cette information n'est pas agrégée puisque chaque compagnie pétrolière connaît le nombre de litres que ses concurrents vendent à chaque compagnie aérienne. Par ailleurs cette information peut être croisée avec la part de marché de chaque compagnie pétrolière sur l'aéroport ainsi qu'avec le pourcentage que représente chaque compagnie aérienne dans le total des ventes de kérosène sur l'escale. De cette façon il est possible pour une compagnie pétrolière d'avoir une vision détaillée de la part de marché de chacun de ses concurrents avec chaque compagnie aérienne sur l'escale de la Réunion.

137. Cet état de fait a d'ailleurs été reconnu par Shell, qui a indiqué en réponse au questionnaire (cote 3947) adressé via l'OFT : "historiquement, les informations sur toutes les parties (les concurrents) étaient adressées à tout le monde. Maintenant, Shell ne reçoit que les informations la concernant sur ses volumes et ses parts de marché" (8). La précision " maintenant " fait référence à la période postérieure à l'enquête.

138. Dans ce contexte, c'est-à-dire dans le cadre d'un marché très concentré (quatre acteurs), la transparence, artificiellement organisée par les compagnies elles-mêmes, est forte sur le marché aval, celui de l'avitaillement.

139. Mais cette transparence ne peut être organisée sur le marché amont, celui des appels d'offres. Si les règles de la concurrence sont respectées lors de l'appel d'offres, la transparence en aval ne peut par elle-même renseigner les offreurs sur les situations respectives de leurs offres. En revanche, une fois les quantités et les prix arrêtés par l'appel d'offres, la transparence en aval offre un moyen simple de renseigner les offreurs sur leurs situations réciproques. Dès lors, si une concertation est décidée pour se répartir les marchés ou fixer les prix en perturbant l'appel d'offres, cette transparence aval permet de détecter d'éventuelles déviations par rapport à la répartition issue de la concertation.

140. D'ailleurs, les autres éléments saisis sont des documents attestant de l'existence d'échanges d'information pendant l'appel d'offres entre les compagnies pétrolières ainsi que des notes manuscrites transcrivant une répartition de marché entre les quatre compagnies pétrolières.

Le document saisi chez Chevron Texaco (document cote 2027)

141. Le document saisi est retranscrit puis reproduit (il s'agit d'une photo) ci-après.

<emplacement tableau>

142. Le document en cause (cote 2027) a été saisi dans le bureau de M. Simon Y... à Londres, directeur marketing chez Chevron Aviation. Il contient, en bas et à droite de la feuille, les annotations manuscrites suivantes :

25 % CTGA [Chevron TexacoGlobalAviation].

30 % E/M [ExxonMobil],

25/30 Shell .

15/20 TFE [Total Fina Elf].

143. Les pourcentages annotés en face des noms des compagnies pétrolières correspondent aux offres en volume des compagnies pétrolières pour le 1er tour de l'appel d'offres de 2002 qui ont été les suivantes :

25 % pour Chevron.

30 % pour Exxon ;

30 % pour Shell ;

15 % pour Total.

144. En revanche, les annotations manuscrites relatives aux parts de marché ne correspondent pas exactement aux parts de marché obtenues par les compagnies pétrolières à l'issue de l'appel d'offres et qui ont été les suivantes :

25 % pour Chevron.

32 % pour Exxon ;

30 % pour Shell ;

13 % pour Total.

145. La transcription de document est faite ci-dessous [Les éléments en bleu reflètent les annotations manuscrites. Le carré jaune figure un "post it" sur lequel on été portées des annotations.]

<emplacement tableau>

146. Les annotations en cause sur le document 2027 figurent en dessous d'un tableau électronique (tableur Excell), intitulé "file Air France 2002.xls", annexé à un courriel adressé à Simon Y... (cote 2028) et daté du 25 septembre 2002, soit cinq jours avant le premier tour de l'appel d'offres, fixé par Air France le 30 septembre.

147. A propos de ce document, M. Y... a précisé d'une part, que ce document était la version annotée d'un document Excell (vierge) que lui avait adressée, le 16 décembre, M. Tom F..., un correspondant interne, accompagnée d'une demande par courriel (cote 2028) de remplir ce document avec ses propositions de prix, de volume et d'index pour l'appel d'offres de 2002 avant le 26 septembre, comme l'indique l'extrait ci-après : " le document 2027 est la pièce jointe du mail 2028 avec uniquement ce qui est tapé sur le tableur. Les indications manuscrites ne figuraient évidemment pas sur le mail. Dans un premier temps, le document est vierge, il est complété ensuite par chaque manager qui précise le prix, le volume et l'index qui correspond à leur escale respective. Quand le document est complété, il est envoyé aux clients. Il est important de noter que les documents avec des annotations manuscrites ne sont jamais envoyées aux clients".

148. Selon M. Y..., le document 2027 est un document préparatoire à l'appel d'offres, ce que confirme la présentation du document elle-même, qui comprend les premières propositions de cotation pour les appels d'offres d'Air France.

149. En effet, dans la colonne "Volume soumissionné", les annotations manuscrites remplacent des indications préinscrites (100 %) pour trois destinations : Maurice, Nairobi et la Réunion, avec des parts de marché plus faibles.

150. Pour l'escale de la Réunion, plusieurs cases sont modifiées. Ainsi, le volume de 25 % remplace le volume de 100 % dans la colonne de l'index. Ensuite, la mention HOPAG (Arab Gulf) est inscrite à la place de l'indication "60 % Caltex-Bahreïn and 40 % AG" pré-inscrite dans le tableau.

151. Enfin, le prix de 7,25 euro/hl est inscrit dans la case vide qui correspond au prix. Ce prix de 7,25euro ne correspond ni au prix proposé au premier tour (7,35euro/hl), au deuxième (7,15euro/hl) ou même au troisième tour (6,95euro/hl). Il s'agit d'un "prix idéal" décidé en interne, et que le négociateur envisage d'obtenir avant même le début de l'appel d'offres, comme l'a précisé M. Y... lors de son audition lorsque lui a été demandée la signification de ce prix: "C'est un différentiel envisagé pendant la préparation de l'appel d'offres. Quand on décide de ne pas répondre à l'appel d'offres on écrit "no bid ".(soulignement ajouté) .

152. Le caractère de document préparatoire est confirmé par le fait qu'il existe une version "au propre" de ce document 2027. Il s'agit du document 2026, qui est la copie conforme du document 2027, mais sous forme dactylographiée, et qui a vraisemblablement été envoyé par M. Y... à Tom F... avant le début du 1er tour.

Le document coté 384

153. Deux autres documents ont été saisis. Le premier de ces deux documents attestant d'un échange d'information est un courriel (cote 384) relatant une conversation entre Mme Daisy A... (Total Outre Mer) et M. Joel G... (Total Trading). Il est daté du 17 octobre 2002, c'est-à-dire entre le 2e et le 3e tour de l'appel d'offres.

154. Ce document doit se lire à lumière du changement de source d'approvisionnement, rendu nécessaire par l'entrée en vigueur de nouvelles spécifications européennes pour le gasoil à compter du 1er mars 2003. Les raffineries du Golfe Persique ou de la Mer Rouge ne pouvant proposer de produits pétroliers conformes à ces spécifications, s'est posée, pour les compagnies pétrolières, la question de la répercussion d'un changement de source d'approvisionnement pour livrer aux compagnies aériennes et notamment à Air France. En principe, le changement de l'origine aurait dû se traduire par un changement de la cotation : celle-ci aurait dû être celle de Singapour, car l'organisation internationale Platt's publie un index pour le marché de Singapour.

155. Le contenu du courriel en cause est le suivant : " La structure des coûts à partir de laquelle nous avons calculé notre offre à Air France sur la Réunion est la suivante :

1. premium : 1usd/bbl[baril]

2. comm trading [commission pour le Trading]: 0,25 usd/MT

3. fret/ass/surest 1964 usd/MT

Voudrais-tu m'adresser l'actualisation de items avant 14 h ce jour, afin que je puisse remettre au négociateur en charge du client AF une offre tenant compte des importations ex Singapore. Ai bien noté que les premières cargaisons devront arriver à la Réunion début décembre.

L'information que j'ai est que la profession maintient son offre initiale sur AG [arab Gulf] mais ajoute un " add-on " qui serait retiré dans le cas où les importations reviendraient dans la zone AG. Notre intention est de procéder de la même manière en intégrant dans ce add-on la différence entre les 2 index de référence et le surcoût ou la décote sur les items 1 et 3. Notre intention est de procéder de la même manière en intégrant dans cet add-on la différence entre les 2 index de référence et le surcoût ou la décote sur les items 1 et 3 ". (soulignement ajouté).

156. Le message précise ainsi que les compagnies pétrolières, en cours d'appel d'offres, proposent de maintenir les conditions de l'offre initiale, c'est-à-dire de conserver la cotation AG, (c'est-à-dire Arab Gulf), en ajoutant un "add-on", c'est-à-dire un supplément qui serait retiré dans le cas où les importations reviendraient dans la zone du Golfe Persique (Arab Guf ou AG) plutôt que de passer en cotation Singapour.

157. Dans le courriel en cause, Mme Daisy A..., auteur du message, écrit que les compagnies pétrolières maintiennent leur " offre initiale ", c'est-à-dire conservent leur cotation en Golfe Persque (AG) avec un supplément de prix ou "add-on" en référence avec les offres déposées au premier tour d'enchères.

Les échanges d'information sur les prix de l'approvisionnement pendant l'appel d'offres de 2002 (cotes 3150-3151)

158. Le deuxième document relatif à des échanges d'informations est daté du même jour que le document précédent, c'est-à-dire le 17 octobre, soit entre le 2e et le 3e tour de l'appel d'offres. Il a été saisi chez Shell.

159. Ce document est composé de plusieurs courriels échangés entre Mme Mina H..., basée à Dubaï (Shell Trading) et M. François I..., basé à Londres (interlocuteur d'Air France pour l'appel d'offres, salarié de Shell Aviation, filiale chargée de la vente). Les courriels qui constituent ce document ont pour sujet les conséquences du changement de source d'approvisionnement. Mme H..., de Shell Trading, informe M. François I... (Shell Aviation) de ce changement et de ses conséquences, mais, et surtout, elle expose qu'elle a parlé à Total, Caltex (Chevron) et Exxon de leurs prix et de l'index avec lequel les compagnies pétrolières concurrentes sont facturées par le trading. Ensuite François I... lui répond.

160. Un extrait du premier message de Mina H... à François I... (envoyé à 7 heures du matin) précise : "L'approvisionnement pour SHELL est actuellement en 60/40 Caltex Barhain/MOPAG . Après avoir parlé avec Total, Caltex et Exxon, de leurs prix du kérosène, tout indique qu'ils vendaient soit suivant la formule 70/30 (Total) soit celle du 60/40 (Caltex et Exxon) (9)". Le message relate ainsi des échanges d'information entre les compagnies pétrolières Total, Caltex (c'est-à-dire Chevron) et Exxon. D'autres termes du message, et notamment l'allusion à "la formule 70/30" permettent de comprendre qu'il ne s'agit pas ici des prix de vente à Air France, mais des prix de vente des traders aux filiales chargées de la vente aux compagnies aériennes, c'est-à-dire des prix d'approvisionnement.

161. Ce point a d'ailleurs été confirmé par Shell dans ses observations à la notification de griefs (cote 4140).

Le document relatif à la question de la flexibilité pour l'appel d'offres de 2003

162. Il s'agit d'un document coté 3271, saisi chez Shell. Ce document, daté du 24 octobre 2003, c'est-à-dire après le 3e tour de l'appel d'offres, contient la phrase suivante : "et pour la Réunion, nous sommes les 3e et la question était comment ils ont eu suffisamment de flexibilité sans nous ?". Dans ce document, Shell se demande comment Air France a fait pour recouvrer une marge de manœuvre (flexibilité) dans la négociation avec les compagnies pétrolières sans les volumes proposés par Shell.

C. LES GRIEFS NOTIFIÉS

Sur la base des éléments recueillis par l'instruction, ont été notifiés le 11 avril 2006 les griefs suivants.

163. Grief 1 : " Aux sociétés Exxon Mobil et ses filiales, Esso Réunion, Exxon Mobil aviation International et Esso SAF, à la Société des Pétroles Shell, à Chevron USA Inc et à ses filiales Chevron Texaco Global international devenue Chevron Products Company et Caltex Réunion ainsi qu'à la société Total SA et ses filiales, Air Total International, Total France Total Outre Mer et Total Réunion, de s'être entendues, pour fausser le jeu de la concurrence sur le marché de l'approvisionnement en kérosène sur l'escale de la Réunion, cette entente ayant pour objet et pour effet de garantir un niveau d'activité à ces sociétés qui sont toutes, directement ou indirectement, membre des groupements gestionnaires des installations de stockage et d'avitaillement aéroportuaire (GEIAG et GPAG), et à relever le niveau des prix, notamment pour les livraisons au principal demandeur, la société Air France. Ces pratiques sont prohibées par l'article 81 du traité CE et l'article L. 420-1 du Code de commerce ".

164. Grief 2 : " Aux sociétés Exxon Mobil et ses filiales , Esso Réunion, Exxon Mobil aviation International et Esso SAF, à la Société des Pétroles Shell, à Chevron USA Inc et à ses filiales, Chevron Texaco Global international devenue Chevron Products Company et Caltex Réunion, ainsi qu'à la société Total SA et ses filiales, Air Total International, Total France Total Outre Mer et Total Réunion, de s'être concertées pour fausser le jeu de la concurrence lors de l'appel d'offres lancé par Air France en 2002 pour l'approvisionnement en kérosène de ses avions sur l'escale de la Réunion en 2002/2003, notamment pour limiter les quantités de kérosène offertes à Air France et pour augmenter les prix. Ces pratiques sont prohibées par l'article 81 du traité CE et l'article L. 420-1 du Code de commerce ".

165. Grief 3 : " Aux sociétés Exxon Mobil et ses filiales, Esso Réunion, Exxon Mobil aviation International et Esso SAF , à la Société des Pétroles Shell, à Chevron USA Inc et à ses filiales Chevron Texaco Global international devenue Chevron Products Company et Caltex Réunion, ainsi qu'à la société Total SA et ses filiales, Air Total International, Total France Total Outre Mer et Total Réunion, de s'être concertées pour fausser le jeu de la concurrence lors de l'appel d'offres lancé par Air France en 2003 pour l'approvisionnement en kérosène de ses avions sur l'escale de la Réunion en 2003/2004, notamment pour limiter les quantités de kérosène offertes à Air France et pour augmenter les prix. Ces pratiques sont prohibées par l'article 81 du traité CE et l'article L. 420-1 du Code de commerce ".

II. Discussion

Seront successivement discutés, en réponse aux arguments des parties :

- l'applicabilité du droit communautaire,

- la régularité de la procédure,

- le champ de la saisine,

- la définition des marchés concernés,

- le bien fondé des griefs.

A. SUR L'APPLICABILITE DU DROIT COMMUNAUTAIRE :

166. Les trois griefs ont été notifiés sur le fondement de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 81 du traité. Les entreprises mises en cause contestent l'application du droit communautaire et considèrent que les pratiques visées par les griefs ne sont pas susceptibles d'avoir eu un effet sensible sur le commerce intracommunautaire.

167. Ainsi que le Conseil l'a rappelé dans ses décisions n° 06-D-09 et n° 06-D-37, trois éléments doivent être démontrés pour établir que les pratiques sont susceptibles d'avoir affecté le commerce intracommunautaire de façon sensible : l'existence d'échanges entre Etats membres portant sur les produits faisant l'objet de la pratique, l'existence de pratiques susceptibles d'affecter ces échanges et le caractère sensible de cette possible affectation.

168. S'agissant du premier élément, selon la jurisprudence communautaire, le champ des échanges entre Etats membres susceptibles d'être affectés n'est pas limité aux mouvements transfrontaliers de produits ou de services mais a une portée plus large qui recouvre toute activité économique internationale. Cette interprétation concorde avec l'objectif du traité consistant à favoriser la libre circulation des biens, des services et des personnes. Ainsi, la notion de commerce ne vise pas stricto sensu les échanges de marchandises, mais aussi les services, notamment lorsqu'ils sont achetés directement par les consommateurs européens sur les marchés de détail, ce qui vise notamment les transports et, en particulier, le transport aérien de passagers, comme au cas d'espèce.

169. L'entreprise Exxon considère que la fourniture de carburéacteur ne constitue pas des flux de marchandises entre deux Etats membres et que, s'agissant des flux de transport de passagers, il s'agit de flux franco-français. L'entreprise Shell relève que le carburéacteur stocké à la Réunion provient du Golf de Singapour ou d'Australie et ne fait pas l'objet d'échanges entre Etats membres. L'entreprise souligne aussi que les lignes au départ ou à destination de la Réunion provenaient de la France métropolitaine ou de pays extérieurs à l'Union européenne. Ces entreprises concluent que le critère de l'existence d'échanges entre Etats membres n'est pas satisfait et que, en conséquence, l'affectation de ces échanges ne saurait être retenue.

170. Mais en l'occurrence, les échanges entre Etats membres concernent le marché direct de la vente du carburéacteur par des compagnies nationale ou européennes dans le département français de la Réunion, et le marché connexe du transport des passagers français ou européens vers, ou au départ, de la Réunion.

171. Le marché de la vente du carburéacteur et plus particulièrement les marchés sur appel d'offres organisés par Air France pour son escale à la Réunion font l'objet d'échanges entre Etats membres. En effet, sur ces marchés, les offreurs sont des entreprises internationales dont les filiales en charge des appels d'offres ont leur siège situées dans différentes pays de l'Union, en particulier la France et le Royaume-Uni. En s'en tenant au seul appel d'offres d'Air France en 2002 (grief n°2), on relève que trois des entreprises qui ont soumissionné avaient leur siège à Londres ou dans sa proche banlieue : les sociétés Exxon Mobil International (EMAIL) agissant pour Esso SAF, Chevron Texaco Aviation, et Shell Aviation Limited, agissant pour le compte de Shell SPS.

172. Par ailleurs, l'achat du carburéacteur est effectué à tour de rôle par la filiale de " trading " d'une des compagnies pétrolières qui le revend ensuite aux autres compagnies et trois de celles-ci sont établies au Royaume-Uni, la quatrième (Total) en Suisse. S'agissant de l'effectivité des échanges, le critère de l'implantation européenne des entreprises concernées avait d'ailleurs été rappelé par le Conseil de la concurrence dans sa décision n° 04-D-74, relative à une entente sur le service maritime de transport de passagers entre Saint-Malo et Jersey, qui a relevé l'existence d'une société britannique parmi les offreurs.

173. Le marché connexe du transport des passagers français ou européens vers la Réunion est, par nature, un lieu d'échanges entre Etats membres. En effet, les vols entre La Réunion et la métropole concernent nécessairement tous les consommateurs de l'Union européenne et pas seulement les passagers français, puisque les liaisons avec l'île se font à partir de la France continentale et qu'environ 400.000 touristes visitent l'île chaque année, dont une part significative de touristes européens.

174. Le deuxième élément nécessaire est celui de l'affectation des échanges. Selon la jurisprudence communautaire, (arrêt Züchner de la CJCE affaire 172-80, Recueil 1981 page 2021 point 18) les termes "susceptibles d'affecter " supposent que l'accord en cause permette, sur la base d'un ensemble d'éléments de droit ou de fait, d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats Membres." L'affectation ne peut être que potentielle et il n'y a pas d'obligation ni de nécessité de calculer le volume réel du commerce intra communautaire affecté par l'accord ou la pratique concertée" (10). L'appréciation résulte donc de plusieurs facteurs qui pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants : nature de l'accord ou la pratique en cause, nature des produits concernés par l'accord ou la pratique, position et importance des entreprises en cause.

175. Il en résulte que c'est en vain que les sociétés mises en cause invoquent la taille de l'aéroport et le nombre de passagers qui y transitent puisqu'il n'existe pas de seuil quantitatif a priori permettant de déclarer que le commerce intracommunautaire n'est pas susceptible d'être affecté. Au demeurant, cet argument serait à écarter puisque l'aéroport de Saint-Denis de la Réunion est le plus important aéroport français d'outre-mer avec un trafic d'environ 1,5 million de passagers et de 26 000 tonnes de fret, pour les années en cause (2002 et 2003). Il n'est donc pas un petit aéroport.

176. De même, le fait que l'île de la Réunion ne représente qu'une partie du territoire national est inopérant s'agissant du critère de l'affectation des échanges car, selon la jurisprudence communautaire, l'application du critère de l'affectation du commerce est indépendante de la définition des marchés géographiques en cause. Le commerce peut également être affecté dans des cas où le marché en cause est national ou régional, comme le rappelle la Commission au § 22 de sa communication sur les lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce en date du 27 avril 2004.

177. Il faut également examiner les conditions concrètes de fonctionnement du marché et la position des entreprises pour vérifier le critère de l'affectation des échanges. Au cas d'espèce, s'agissant du marché de l'approvisionnement en carburéacteur, il s'agit d'une entente horizontale entre des filiales de multinationales possédant des établissements dans plusieurs Etats Membres (notamment Royaume-Uni, France, Pays Bas). La nature de l'accord est donc susceptible d'affecter le commerce entre Etats Membres.

178. S'agissant du marché du transport des passagers à destination de la Réunion, qui est également concerné, l'affectation du prix des billets est directe puisque le coût du carburant constitue une part significative des coûts supportés par les transporteurs. Les consommateurs français et européens sont, en conséquence, directement affectés par les pratiques, à l'instar de ce qui avait été retenue dans la décision précitée n° 04-D-74 du 21 décembre 2004, relative à une entente sur le service maritime de transport de passagers entre Saint-Malo et Jersey : "Le commerce entre États membres est affecté dans la mesure où le transport vers les îles anglo-normandes concerne les clients européens, notamment pendant la saison touristique estivale".

179. S'agissant, enfin, de l'appréciation du caractère sensible de l'affectation, l'entreprise Exxon estime qu'il s'agit d'affirmations relevant d'hypothèses non étayées par des faits. L'entreprise Shell fait valoir que le territoire de La Réunion ne constitue pas une partie substantielle du marché commun et que les pratiques en cause ne sont pas susceptibles d'affecter sensiblement le commerce entre Etats membres.

180. Mais le caractère sensible de l'affectation dépend, comme il a été dit, des circonstances de chaque espèce, et notamment de la nature de l'accord ou de la pratique, de la nature des produits concernés, ainsi que de la position des entreprises. Plus la position de marché des entreprises en cause est forte, plus il est probable qu'un accord ou une pratique concertée susceptible d'affecter le commerce le fera de façon sensible.

181. S'agissant de la taille et du chiffre d'affaires des sociétés en cause, les entreprises en cause sont, soit les " filiales aviation " de grands groupes pétroliers, soit des filiales locales chargées de vendre le kérosène dans la zone concernée.

182. Enfin, selon la communication de la Commission relative aux lignes directrices sur la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité, sont présumés dotés d'effets sensibles les accords pour lesquels le chiffre d'affaires réalisé par les entreprises sur le marché concerné excède 40 millions d'euro.

183. A cet égard, on peut relever que le marché du carburéacteur à La Réunion représente pour les années en cause un chiffre d'affaires de l'ordre de 50 Meuro dont 22 Meuro pour le seul appel d'offres d'Air France. Le caractère sensible des affectations peut donc être présumé.

184. Les trois critères étant remplis, les griefs ont pu, à juste titre, viser l'article 81 du traité CE, qui est applicable à la présente espèce.

B. SUR LA PROCÉDURE

1. SUR LE DÉROULEMENT DE L'ENQUÊTE AU ROYAUME-UNI

185. Aux termes de l'article 22, paragraphe 1, du règlement CE n° 1-2003 du Conseil, en date du 16 décembre 2002 :

" Une autorité de concurrence d'un État membre peut exécuter sur son territoire toute inspection ou autre mesure d'enquête en application de son droit national au nom et pour le compte de l'autorité de concurrence d'un autre État membre afin d'établir une infraction aux dispositions de l'article 81 ou 82 du traité. Le cas échéant, les informations recueillies sont communiquées et utilisées conformément à l'article 12 ", qui règle les modalités selon lesquelles peuvent être échangées entre autorités de concurrence les informations destinées à prouver d 'éventuelles infractions aux articles 81 ou 82 du traité.

186. Ces dispositions organisent, en ce qui concerne les inspections supposant l'emploi de moyens coercitifs, trois étapes qui relèvent d'un contrôle distinct :

- la demande d'assistance formulée par l'autorité qui souhaite en bénéficier ;

- l'autorisation et le déroulement de l'inspection mise en œuvre par l'autorité destinataire de la demande d'assistance ;

- l'utilisation des informations obtenues par l'autorité pour le compte de laquelle l'inspection a été réalisée.

187. La première et la troisième étape sont soumises au droit national applicable dans l'État demandeur de l'assistance, sous le contrôle des juridictions compétentes de cet État. La deuxième est régie par le droit national applicable dans l'État destinataire de la demande d'assistance, sous le contrôle des juridictions compétentes de cet autre État.

188. En l'espèce, la demande d'assistance a été adressée le 4 décembre 2004 par le rapporteur général du Conseil de la concurrence au directeur général de l'Office of Fair Trading (OFT), autorité de concurrence du Royaume-Uni : elle tendait à la recherche de preuves en vue de démontrer une infraction à l'article 81 du traité susceptible d'avoir été commise en France par des entreprises dont le siège est au Royaume-Uni. Cette demande a été acceptée le 12 avril 2005 par le directeur général de l'OFT, qui a fait procéder aux investigations dans les locaux des entreprises concernées (Chevron Texaco UK et Chevron Texaco Global Aviation, Shell Aviation Limited, Exxon Mobil Aviation International Limited).

189. Les entreprises mises en cause contestent, en premier lieu, le recours aux dispositions de l'article 22, paragraphe 1, du règlement en estimant que le rapporteur général du Conseil ne pouvait demander l'assistance de l'OFT, faute pour le droit communautaire d'être applicable à la présente espèce.

190. L'appréciation à laquelle se livre le rapporteur général sur l'applicabilité du droit communautaire, très en amont du dossier puisqu'avant même la réunion des preuves permise par l'enquête, doit être contrôlée par le Conseil en tenant compte de cette dernière circonstance. En l'espèce, sans reprendre dans le détail les éléments mentionnés aux paragraphes 166 à 184, le Conseil considère que le rapporteur général n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation en estimant, au vu des éléments en sa possession, que les faits sur lesquels portait sa demande d'assistance pouvaient relever d'une infraction à l'article 81 du traité.

191. La société Total Réunion conteste, en second lieu, le fait que trois rapporteurs du Conseil aient assisté aux investigations réalisées au Royaume-Uni par l'OFT. Elle fait valoir que les rapporteurs ont agi hors de leur compétence, strictement limitée au territoire national, et en déduit que les investigations menées sur le sol britannique ont été diligentées dans des conditions irrégulières.

192. Comme il a été indiqué au paragraphe 186, cette contestation portant sur le déroulement de l'inspection ne pouvait être portée que devant la juridiction compétente du Royaume-Uni, sur le fondement du droit britannique - ce qui n'a pas été fait. Le Conseil relève au surplus que la présence de ses trois rapporteurs, qui n'ont fait, avec l'accord de l'OFT, qu'assister aux opérations afin de vérifier qu'elles entraient bien dans le cadre de l'enquête sollicitée par l'autorité française, sans exercer aucun des pouvoirs de la nature de ceux que leur confère l'article L. 450-4 du Code de commerce, a été acceptée par les entreprises visitées, qui ne peuvent à cet égard se plaindre d'une quelconque atteinte à un droit protégé soit par le règlement communautaire, soit par la législation britannique.

193. Il ressort de ce qui précède que les documents recueillis par l'OFT en application de l'article 22 du règlement du Conseil et transmis au Conseil en application de l'article 12 du même règlement peuvent être régulièrement utilisés dans le cadre de la présente procédure.

2. SUR LES VISITES ET SAISIES EN FRANCE

194. La société Shell demande au Conseil d'écarter du dossier tous les documents saisis par la DGCCRF : elle fait valoir que l'ordonnance du juge autorisant les visites et saisies ne serait pas conforme aux exigences de l'article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, telles qu'interprétées par la Cour européenne des droits de l'homme (ci-après CEDH) dans son arrêt Ravon du 21 mai [NDLR : février] 2008.

195. A supposer que le régime des visites et saisies autorisées sur le fondement de l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 13 novembre 2008, se heurte à la même incompatibilité que celle relevée par la Cour à propos de celles opérées en matière fiscale et douanière - alors qu'à la différence de ces dernières, les règles applicables en matière de concurrence permettent aux entreprises de contester devant le juge des libertés et de la détention le déroulement des opérations, en portant devant lui les contestations qui peuvent naître au cours des visites et saisies -, il convient, pour répondre à l'objection soulevée par l'entreprise mise en cause, de renvoyer aux dispositions du deuxième alinéa du IV de l'article 5 de l'ordonnance précitée du 13 novembre 2008.

196. Ces dispositions transitoires offrent aux entreprises, notamment dans les cas où - comme en l'espèce - elles n'ont pas formé un pourvoi en cassation contre une autorisation de visite et saisie délivrée antérieurement à la modification de l'article L. 450-4 du Code de commerce issue de l'article premier de l'ordonnance, la possibilité de contester cette autorisation devant la Cour d'appel de Paris saisie d'un recours au fond contre la décision du Conseil statuant sur les pratiques reprochées. Compte tenu de cette possibilité, elles ne peuvent se plaindre de ce que le droit positif ne leur permettrait pas d'avoir accès à un " juge effectif " au sens de l'arrêt Ravon précité.

3. SUR LA DURÉE ANORMALEMENT LONGUE DE LA PROCÉDURE

197. La société Exxon considère que la longueur de la procédure ne lui aurait pas permis de se défendre efficacement et qu'en raison de sa durée excessive, la procédure est entachée de nullité.

198. Dans son arrêt du 30 janvier 2007 (Le Foll-TP), la Cour d'appel de Paris a rappelé la jurisprudence constante selon laquelle, d'une part, le délai raisonnable doit s'apprécier au regard de l'ampleur et de la complexité de la procédure, et d'autre part, la sanction qui s'attache à la violation de l'obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation de la procédure mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du dommage subi, sous réserve toutefois que la conduite de la procédure n'ait pas irrémédiablement privé les entreprises mises en cause des moyens de se défendre, de telles circonstances devant être appréciées in concreto.

199. Or, la société Exxon n'explique pas comment elle aurait été privée du droit de se défendre. Elle se borne à indiquer que le négociateur de l'appel d'offres, M. Thierry J..., est parti en retraite et qu'un incendie ayant eu lieu en 2002 chez un tiers chargé du stockage, la disparition de nombreuses archives d'Esso a rendu difficile la recherche d'éléments écrits concernant les pratiques. Ce dernier évènement, par nature imprévisible, n'a pas de lien avec la durée de la procédure. Il aurait affecté la société en cause quelle que soit la durée de celle-ci.

200. Par ailleurs, la durée de l'instruction s 'explique à la fois par la complexité technique de l'espèce, du temps nécessaire à la mise en œuvre de la procédure prévue à l'article 22 du règlement 1-2003 pour organiser la coopération avec les autorités britanniques, enfin des délais d'obtention des informations utiles pour l'instruction du dossier auprès des entreprises, lesquelles ont demandé, à chaque étape, des délais de réponse supplémentaires. Eu égard à ces circonstances, la durée de la procédure n'apparaît pas excessive.

201. La société Exxon fait également état d'une disproportion manifeste entre les délais d'instruction et les délais d'exercice de ses droits de la défense.

202. Mais les droits de la défense ne peuvent s'exercer, dans une procédure pleinement contradictoire, que lorsque l'avancement de l'instruction met les parties en état de présenter leurs explications sur tous les points importants du dossier. Or, une telle exigence aboutit à une instruction nécessairement longue puisqu'il faut poser des questions et attendre des réponses qui ne peuvent, selon la société Exxon elle-même, être données rapidement. Enfin, la société Exxon ne peut soutenir qu'elle aurait découvert le dossier après la réception du rapport alors que les nombreux actes d'instruction (envois de questionnaire) qu'elle met en cause lui ont permis au contraire d'être pleinement éclairée sur l'évolution de l'instruction et de préparer à l'avance sa défense.

4. SUR LA LOYAUTÉ DE L'INSTRUCTION

203. Les sociétés Chevron et Exxon considèrent que la procédure a été déloyale et partiale. La rapporteure n'aurait pas répondu à tous les arguments dans son rapport. Elle aurait repris tous les arguments fallacieusement présentés par le plaignant. Elle aurait refusé d'entendre Esso.

204. Selon une jurisprudence constante, le rapporteur fonde la notification de griefs sur les faits qui lui paraissent de nature à en établir le bien-fondé et dispose d'un pouvoir d'appréciation quant à la conduite de ses investigations. Lorsque l'affaire résulte d'une saisine directe par une entreprise et que des griefs sont notifiés, il est inévitable que la position du rapporteur soit, dans une certaine mesure, proche de celle du plaignant. Ce ne peut donc être, à soi seul, un indice de partialité.

205. L'absence reprochée d'audition d'Esso, société à laquelle ont été adressés plusieurs questionnaires écrits, ne peut pas non plus suffire à démontrer le caractère déloyal de l'instruction, conformément à une jurisprudence constante. La Cour d'appel de Paris a en effet jugé, dans un arrêt du 14 janvier 2003 (SA Bouygues) que "le fait que cette entreprise n'ait pas été l'objet d'investigations aux stades de l'enquête et de l'instruction est, en l'absence d'obligation légale en la matière, sans incidence sur la régularité de la procédure, dès lors qu'à compter de la notification de griefs et lors des différentes phases de la procédure, elle a été mise en mesure de faire valoir ses observations en temps utile".

206. Par ailleurs, le rapporteur n'est pas tenu de répondre à tous les arguments en réponse à la notification de griefs. Dans l'arrêt Ordre des avocats au barreau de Marseille du 24 janvier 2006, la Cour d'appel de Paris a rappelé que le rapporteur n'a pas à répondre à tous les arguments développés par les parties (cf. décision n° 05-D-37). Le même principe a été affirmé par la cour dans son arrêt Truffaut du 4 avril 2006 : "la décision du Conseil étant motivée en droit et en fait, aucune nullité ne saurait résulter de ce qu'il n'a pas suivi la société (...) dans le détail de son argumentation, que celle-ci a du reste tout loisir de soumettre à nouveau à la cour au soutien de son recours de pleine juridiction, qu'il s'agisse d'éléments non écartés expressément par la décision ou selon elle retenus à tort en ce qu'ils seraient erronés ou dénués de pertinence" (cf. décision n° 05-D-32)." (...) "Le contradictoire a été respecté dès lors que les parties ont, tout au long de la procédure, pu présenter leurs observations et que le Conseil, après avoir examiné les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance, a motivé sa décision de manière telle que la cour puisse répondre aux arguments soulevés par les parties"

207. Enfin, la circonstance, invoquée par Esso et par Shell, que la rapporteure n'aurait pas tenu compte de documents qui, selon elle, viendraient au soutien de leur défense ou aurait commis des erreurs factuelles, ne suffit pas non plus, à elle seule, à démontrer la partialité de l'instruction. Il est loisible à ces sociétés d'en faire état dans la discussion du bien-fondé des griefs, à laquelle il sera renvoyé.

C. SUR LE CHAMP DE LA SAISINE

208. Chevron considère que le marché amont, celui de l'approvisionnement en carburéacteur, est distinct de celui de la fourniture de carburéacteur aux compagnies aériennes, dont Air France a saisi le Conseil. Selon Chevron, ce marché de l'approvisionnement n'aurait pas fait l'objet d'une saisine du Conseil. En conséquence, le courriel du 17 octobre 2002 saisi chez Shell, qui est un élément de preuve des pratiques concertées, échapperait au champ de la saisine puisqu'il concerne l'approvisionnement.

209. La plainte d'Air France décrit de façon détaillée à la fois la procédure d'appel d'offres à laquelle elle a recouru en septembre 2002 pour l'approvisionnement en carburéacteur de son escale à la Réunion mais également l'organisation concrète de son approvisionnement sur l'escale de la Réunion, dévolue aux compagnies membres des deux GIE chargés matériellement des opérations d'avitaillement. L'approvisionnement était donc bien visé dans la saisine. Comme l'indique la notification de griefs et le rapport (§ 25), il est nécessairement affecté par les conditions de déroulement de l'appel d'offres, en ce qu'il organise effectivement la fourniture ou la distribution du carburéacteur sur l'escale. En tout état de cause, même en considérant que l'approvisionnement puisse faire l'objet d'un marché connexe mais distinct, la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 22 février 2005 (société J.C Decaux) a confirmé sa jurisprudence constante en ce qui concerne les limites de la saisine du Conseil : "Le Conseil, qui est saisi in rem de l'ensemble des faits et pratiques affectant le fonctionnement d'un marché et n'est pas lié par les demandes et qualifications de la partie saisissante, peut, sans avoir à se saisir d'office, retenir les pratiques révélées par les investigations auxquelles il a procédé à la suite de sa saisine qui, quoique non visées expressément dans celle-ci, ont le même objet ou le même effet que celles qui lui ont été dénoncées ; (...) il peut également retenir, parmi ces pratiques, celles qui se sont poursuivies après sa saisine".

D. LES MARCHÉS CONCERNÉS

210. Le Conseil répondra successivement aux arguments des parties :

- contestant la définition des marchés, dans leur dimensions de produits ou géographiques,

- faisant valoir que la procédure organisée par Air France pour son approvisionnement en kérosène ne s'apparente pas à un appel d'offres, qui délimite généralement un marché,

- soutenant que le marché de la fourniture de carburéacteur est un marché ouvert, contrairement à l'instruction qui l'a qualifié d'" oligopole fermé ".

1. LA DÉFINITION DES MARCHÉS DE PRODUIT ET GÉOGRAPHIQUES

211. Le marché de produit est celui du carburéacteur qui constitue, conformément à la pratique décisionnelle de la Commission, un marché de produit distinct des autres carburants (tels que l'essence automobile, le gazole, le carburant marin ou le fuel domestique).

212. Le marché géographique correspond à l'escale de l'île de la Réunion puisque l'approvisionnement se fait à cette escale. En effet, pour les vols directs pour la métropole, qui constituent la majorité des vols, il n'existe pas d'autre possibilité pour les compagnies que de s'approvisionner en carburéacteur sur place. L'escale de Saint-Denis de la Réunion n'est donc substituable à aucune autre escale et il existe une demande spécifique de l'approvisionnement en kérosène des avions qui font escale à la Réunion.

213. Cette définition est conforme à la pratique décisionnelle du Conseil (décision n° 93-D-41, aéroport de la Réunion et n° 90-D-22 aéroports de Roissy et d'Orly), qui a estimé que chacun de ces aéroports constituait un marché distinct dès lors que les compagnies aériennes ne pouvaient choisir librement celui sur lequel elles posaient leurs avions. Au surplus, l'approche retenue par le Conseil dans les décisions précitées est également conforme à la pratique décisionnelle communautaire. En effet, dans sa décision Exxon/Mobil (11) en date du 29 septembre 1999, la Commission européenne a estimé qu'un aéroport pouvait constituer un marché en soi, ce qu'elle a confirmé dans la décision TotalFina-Elf (12). Elle précise notamment au § 7 de cette dernière décision : "Il peut exister des marchés limités à un aéroport déterminé. De ce fait, du côté de la demande, si le prix du carburéacteur augmente dans un aéroport, une compagnie aérienne n'est pas en mesure de se tourner vers un autre aéroport afin d'obtenir ce même carburéacteur à un prix inférieur, étant donné les contraintes qui sont liées à la disponibilité des créneaux horaires. Du côté de l'offre, la capacité d'une compagnie pétrolière de cesser d'approvisionner un aéroport pour aller en approvisionner un autre dépend de son accès à une infrastructure logistique. La substituabilité du côté de l'offre est donc, elle aussi, limitée"

214. Ainsi, selon la Commission européenne, les conditions particulières pour l'approvisionnement en kérosène, tant du point de vue de l'offre que de la demande, peuvent conduire à définir un marché géographique pertinent correspondant à une escale. C'est le cas à la Réunion où l'absence de substituabilité du côté de l'offre (en raison des infrastructures essentielles pour le stockage et l'avitaillement) et de la demande (les compagnies aériennes ne pouvant s'approvisionner ailleurs en raison de la durée des vols) conduit à la définition d'un marché limité à l'aéroport.

215. Chevron estime que le marché pourrait être potentiellement plus large car il devrait être tenu compte de ce que les sociétés pétrolières sont fortement concurrentes sur un marché mondial et parce que les appels d'offres Air France ne portent pas exclusivement sur l'aéroport de la Réunion mais sur une dizaine d'escales dans une vaste zone géographique.

216. Toutefois, comme l'a notamment indiqué le Conseil dans la décision n° 93-D-41, la pratique consistant à procéder à une seule et même consultation pour un ensemble d'aéroports et qui s'explique, d'une part, par le souci légitime des compagnies aériennes d'obtenir des meilleures conditions en groupant leurs achats, après mise en concurrence des fournisseurs potentiels, et, d'autre part, par la nécessité d'assurer une bonne logistique, n'établit nullement l'existence d'un marché mondial du carburéacteur.

2. LA NATURE DE LA PROCÉDURE ORGANISÉE PAR AIR FRANCE POUR SON APPROVISIONNEMENT EN KÉROSÈNE

217. La société Total Réunion estime que les contrats de fourniture de carburéacteur à Air France sont conclus au terme d'un processus de négociation mis en place par Air France qui aurait été à tort qualifié de "procédure d'appel d'offres". Selon Total Réunion, il s'agit en réalité d'une succession de négociations de gré à gré, dont le périmètre est variable d'un candidat à l'autre. Les règles fixées par Air France seraient floues et protéiformes, et ne définiraient même pas de calendrier. Cet argument est repris par Esso et par Chevron (dans l'étude économique du cabinet MAPP). Ce dernier ajoute que le fait qu'Air France n'ait pas fixé de règles précises pour le déroulement des appels d'offres a réduit les incitations des offreurs à faire des prix bas, puisque ceux-ci n'étaient pas assurés d'être sélectionnés, ce qui expliquerait les prix élevés en 2002 et 2003.

218. Toutefois, les demandes d'Air France aux compagnies pétrolières pour son approvisionnement en carburéacteur sur l'escale de la Réunion sont bien des appels à la concurrence, consistant à inviter des fournisseurs de biens ou services à présenter une offre en vue de la satisfaction d'une demande limitée et identifiée, à savoir l'attribution d'un marché annuel, ce qui correspond à la définition de l'appel d'offres.

219. L'organisation de cet appel d'offres (voir les paragraphes 46 à 50 de la présente décision), vise à minimiser le coût moyen de l'acquisition du carburéacteur, sachant que plusieurs offreurs doivent être sélectionnés pour pouvoir couvrir l'ensemble de la demande. Contrairement à ce que soutient Total Réunion, l'appel d'offres suit un processus préétabli : Air France envoie un premier courrier pour le 1er tour avec une date limite et ainsi de suite pour les tours suivants jusqu'au 1er novembre, date de la fin du contrat annuel précédent. Même si le nombre définitif de "tours" n'est pas connu des soumissionnaires, ces derniers sont incités à diminuer leurs prix dès lors que chaque tour a une probabilité suffisante d'être le dernier, avec le risque qu'une entreprise peu compétitive en prix soit exclue du marché ou ne se voie affecter que des volumes d'approvisionnement limités. Comme le nombre de tours a toujours été de deux à quatre et que des entreprises ont effectivement été exclues dans le passé (ou se sont vues allouer une part minime de l'appel d'offres), celles-ci étaient effectivement incitées à diminuer leurs prix.

220. D'ailleurs, l'examen des appels d'offres organisé par Air France avant 2002 démontre que cette compagnie avait toujours réussi à obtenir des prix bas. Ces résultats, plusieurs années durant, indiquent, contrairement à ce que soutiennent les compagnies pétrolières, que cette procédure d'appel d'offres a eu pour effet de conférer au marché un caractère instable et partant, très concurrentiel. Chaque année, les positions des offreurs sur le marché étaient susceptibles de changer, et un offreur pouvait être évincé du marché par la compagnie aérienne, comme Total Réunion en 2001. Il n'existait pas possible de considérer qu'il y n'y avait pas d'incitations vis-à-vis des offreurs, en l'absence de règles précises pour l'appel d'offres et d'obligation pour la compagnie aérienne de retenir le moins disant.

3. LA DESCRIPTION DU MARCHÉ DE LA FOURNITURE DE CARBURÉACTEUR

221. Esso affirme que les deux GIE chargés de la gestion des installations aéroportuaires (GEIAG et GEPAG) ne constituent pas des barrières à l'entrée en invoquant la transparence des clauses d'admission dans les GIE depuis 1995. La société Total Réunion, de même que la société Chevron, contestent également la qualification d'oligopole fermé en faisant valoir que d'autres compagnies, par exemple BP, auraient pu entrer sur le marché. Esso indique qu'il s'agit d'un marché dynamique puisque trois compagnies pétrolières sont entrées depuis 10 ans. Total Réunion conteste le fait que la fourniture du kérosène aux compagnies aériennes ne puisse provenir que des compagnies pétrolières membres des deux GIE. Elle soutient que tout tiers intéressé peut demander à faire partie des GIE et que l'admission est fondée sur des critères objectifs définis dans le contrat de groupement.

222. Mais les parties se bornent à rappeler l'intérêt économique de la gestion en commun des facilités aéroportuaires de stockage, point qui n'est pas contesté par la notification des griefs. L'argument n'est pas pertinent en ce qui concerne l'accès au marché à travers les GIE. Les parties ne fournissent aucun élément permettant de considérer que l'existence des deux GIE ne constitue pas une barrière à l'entrée sur le marché de la fourniture du carburéacteur.

223. D'ailleurs, la société Chevron Texaco, tout en rappelant "le caractère indispensable des structures communes" pour justifier, ainsi de leur existence, reconnaît leur caractère de barrières à l'entrée par l'impossibilité de les dupliquer. En effet, Chevron indique dans ses écritures : "qu'il est commercialement injustifié et matériellement impossible que chacune des compagnies pétrolières possède ses propres installations d'avitaillement".

224. Enfin, aucune des compagnies pétrolières n'a contesté le fait qu'à compter de l'entrée de Chevron, en 2001, aucune autre compagnie pétrolière n'est entrée ou n'a manifesté son intention d'entrer sur le marché de la fourniture du carburéacteur. En l'absence d'entrée, même potentielle, de concurrents, le marché constituait bien un oligopole fermé à l'époque des faits.

225. Le caractère fermé du marché découle en particulier de l'impossibilité pour un tiers d'utiliser les installations des GIE sans en être membre. Les parties n'ont d'ailleurs pas non plus contesté la suppression des articles 12 et 13 de la convention initiale conclue le 17 janvier 1975 permettant à un tiers de fournir du carburéacteur à une compagnie aérienne en utilisant les installations des GIE. Toutefois Total et Esso considèrent que la suppression des articles en question par la signature de l'avenant le 10 octobre 1995 a été un progrès car permettant à compter de cette date une entrée plus facile des éventuels candidats dans les deux GIE.

226. Mais la question des critères à remplir pour être membre des GIE, soulevée par Total et Esso, est distincte de la question relative au droit pour un tiers d'utiliser de façon occasionnelle les installations des GIE. Accorder ce dernier droit à un tiers, c'est lui permettre de soumissionner sans délai aux appels d'offres des compagnies aériennes, en faisant une concurrence immédiate (situation décrite dans la décision n° 90-D-22 pour les aéroports d'Orly et de Roissy). Accorder le droit d'entrée dans les GIE, c'est permettre, dans un délai qui peut être de plusieurs mois, et à des conditions qui doivent être négociées avec les autres, à un tiers d'entrer sur le marché. Ainsi Chevron est devenu membre des GIE le 1er février 2001 alors que sa demande datait au moins de mai 2000 (voir document cote 2131).

227. Par ailleurs, un extrait du compte rendu d'une réunion du comité du GIE tenu le 26 juin 2003 laisse penser qu'à l'époque des faits, l'entrée de nouveaux membres n'était pas réellement souhaitée. Ce document (cote 1065) précise en effet : "il est rappelé que l'existence des deux entités [GIE] était uniquement justifiée par le fait que cela constituait un frein à l'entrée d'un tiers".

E. LE BIEN-FONDÉ DES GRIEFS

I - EN CE QUI CONCERNE LES PREMIER ET TROISIÈME GRIEFS

228. Le premier grief reproche aux quatre entreprises mises en cause " d'avoir faussé le jeu de la concurrence sur le marché de l'approvisionnement en kérosène sur l'escale de la Réunion, [leur] entente ayant pour objet et pour effet de garantir un niveau d'activité à ces sociétés qui sont toutes, directement ou indirectement, membre des groupements gestionnaires des installations de stockage et d'avitaillement aéroportuaire (GEIAG et GPAG), et de relever le niveau des prix, notamment pour les livraisons au principal demandeur, la société Air France".

229. Les deuxième et troisième griefs sont plus ponctuels. Ils portent sur des concertations entre les quatre mêmes entreprises lors des appels d'offres organisés par Air France en 2002 (grief n° 2) puis en 2003 (grief n° 3).

230. Ce dernier grief (n° 3) porte sur une entente instantanée des quatre pétroliers mis en cause, qui se seraient " concertés pour fausser le jeu de la concurrence lors de l'appel d'offres lancé par Air France en 2003 pour l'approvisionnement en kérosène de ses avions sur l'escale de la Réunion en 2003-2004, notamment pour limiter les quantités de kérosène offertes à Air France et pour augmenter les prix ".

231. Les termes de ce grief - hormis l'année - sont rigoureusement identiques à ceux utilisés pour la rédaction du deuxième grief : ils visent la répétition d'un comportement qui est néanmoins distinct puisqu'il aurait eu lieu en 2003, alors que la première concertation aurait eu lieu en 2002. Ainsi, le grief n° 3 ne vise pas la simple prolongation tacite de l'entente de 2002 ou la poursuite de ses effets mais soutient explicitement l'existence d'une nouvelle concertation qui doit être établie séparément de celle visée par le grief n° 2, en recourant au standard de preuve applicable en matière d'entente.

232. Or le dossier ne contient que deux éléments à l'appui d'une concertation affectant l'appel d'offres de 2003 : en premier lieu, le constat de la reconduction des offres issues du marché de 2002, qui témoigne d'un parallélisme de comportement ; en second lieu, la pièce citée au paragraphe 172 de la présente décision. Cette pièce montre que Shell s'étonne qu'Air France ait retrouvé " de la flexibilité ", c'est-à-dire un taux de couverture des offres supérieure à sa demande, ce qui laisse entendre que Shell savait qu'elle ne devait pas en être ainsi. Ce dernier élément est trop faible et trop isolé pour démontrer que le parallélisme de comportements observé résulte d'une entente anticoncurrentielle.

233. Dès lors que le troisième grief ne peut être établi en tant qu'il vise une entente distincte de celle de 2002 (grief n° 2), le premier grief doit lui aussi être écarté. Le dossier ne permet pas d'établir - pour l'ensemble des années sous examen - un plan anticoncurrentiel tendant à garantir à chaque société pétrolière un niveau d'activité convenu entre elles.

II - EN CE QUI CONCERNE LE DEUXIÈME GRIEF

234. Ce grief reproche aux sociétés pétrolières mises en cause " de s'être concertées pour fausser le jeu de la concurrence lors de l'appel d'offres lancé par Air France en 2002 pour l'approvisionnement en kérosène de ses avions sur l'escale de la Réunion en 2002/2003, notamment pour limiter les quantités de kérosène offertes à Air France et pour augmenter les prix".

235. La démonstration de cette concertation, ainsi que de son objet et de ses effets anticoncurrentiels, résulte de la réunion de trois éléments matériels, qui sont eux-mêmes confortés et éclairés par des pièces et des indices comportementaux venant préciser la signification de ces éléments.

1. LES PREUVES MATÉRIELLES DE LA CONCERTATION AVANT ET PENDANT L'APPEL D'OFFRES DE 2002

236. Le premier élément matériel qui concourt à la preuve de l'existence d'une concertation avant le dépôt des offres, est constitué par les notes manuscrites de M. Y..., négociateur de l'appel d'offres de la société Chevron Texaco, figurant sur un document recueilli dans son bureau londonien et révélant, selon le rapport d'instruction, la répartition de marché convenue entre les entreprises en cause avant le début de l'appel d'offres (cote 2027).

237. Les deux autres éléments matériels apportent la preuve de l'existence de contacts entre les soumissionnaires à l'appel d'offres pendant son déroulement : il s'agit, d'une part, d'un courrier électronique d'une salarié de la société Total Outre-mer révélant l'existence d'échanges entre pétroliers au sujet de l'attitude commune à adopter pour tenir compte du changement de source d'approvisionnement en carburéacteur (cote 384) et, d'autre part, d'un courrier électronique d'une salariée de Shell qui cite les trois concurrents avec lesquels elle s'est entretenue, Total, Caltex et Exxon, au sujet des prix de transfert et des conséquences de l'utilisation de différents index de cotation entrant dans les offres soumises (cote 3151).

a) Les notes manuscrites de M. Y... (document 2027)

238. Ce document et les pièces supplémentaires permettant sa compréhension sont décrits aux paragraphes 141 à 152 de la présente décision. Les annotations en cause sur le document 2027 figurent en dessous d'un tableau électronique (tableur Excel), intitulé " file Air France 2002.xls ", annexé à un courriel adressé à M. Simon Y... (cote 2028) et daté du 25 septembre 2002, soit cinq jour avant la date limite pour le dépôt des offres, fixée par Air France le 30 septembre, comme on le voit sur la reproduction ci-après.

239. Lors de ses auditions puis, à nouveau, durant la séance à laquelle il a été appelé à participer en tant que témoin, M. Simon Y... a reconnu que les annotations du document 2027 étaient bien de sa main. Mais il a déclaré n'avoir gardé " aucun souvenir " de la date à laquelle il a rédigé ces notes, (avant, pendant ou après l'appel d'offres), non plus que de leur signification. M. Y... n'a pas exclu qu'il puisse s'agir de son anticipation personnelle du résultat de l'appel d'offres, ou de la nature des offres de ses concurrents pour le premier tour ; il n'a pas exclu non plus qu'il puisse s'agir d'informations communiquées par Air France à un moment quelconque du déroulement de l'appel d'offres. En raison de la nature particulièrement évasive des réponses de M. Y... il appartient au Conseil d'examiner la vraisemblance des différentes hypothèses " non exclues " par l'auteur de ces notes.

240. La partie du document 2027 correspondant au tableur électronique est datée de façon certaine du 25 septembre 2002 puisque le document vierge de toute annotation manuscrite était en pièce jointe d'un courriel du même jour. Ce point n'est contesté par aucune des entreprises mises en cause.

241. Les parties ne contestent pas non plus que les annotations manuscrites relatives aux prix et aux quantités retenues pour répondre à l'appel d'offres, par exemple, la quantité 25 % à la place de 100 % rayé à la main ou le prix dans la colonne de droite 7.25 (soit 72,5 euro/HL) comme d'ailleurs le calcul de conversion de devises à gauche de la feuille, ont été inscrits de manière certaine entre le 26 septembre 2002 et le 30 septembre 2002, date de remise de l'offre ferme à Air France.

242. Le caractère provisoire et préparatoire à l'appel d'offres est également attesté par les inscriptions pour plusieurs escales. On relève en particulier que les prix finalement retenus dans l'offre définitive (cote 205) sont différents de ce qui avait été noté à titre provisoire sur le document 2027 pour les escales de Dubai, Jeddah et Sharjah, mais aussi pour La Réunion où le prix de l'offre remise le 30 septembre 2002 a été de 7,35 euro/HL (soit 73,5 euro/m3) au lieu de 7,25 euro/HL selon l'annotation manuscrite.

243. Aucun élément matériel ne permet de dater différemment les annotations sur les volumes, d'ailleurs reliées par une flèche aux annotations sur les prix. Il n'y a, en outre, aucune raison qu'un brouillon dont les données sont devenues caduques dès la mise au propre de l'offre du 30 septembre 2002 soit réutilisé comme document de travail pour la suite de l'appel d'offres. De fait, les documents utilisés pour préparer les tours d'enchères suivants, comme par exemple, le document 2009 relatif au deuxième tour, ne font plus référence au document 2027 mais à l'offre réellement déposée ou aux propositions faites lors des tours intermédiaires.

244. Cette datation des annotations manuscrites avant le premier tour d'appel d'offres est d'autant plus probante que le rédacteur, M. Y..., n'a pas exclu dans ses déclarations, et la société Chevron Texaco a affirmé dans ses observations écrites, que cette répartition du marché entre les quatre offreurs était une prévision faite par M. Y... pour établir son offre de premier tour.

245. Ainsi, M. Y... a indiqué lors de son audition : "J'ai besoin de bien connaître le marché pour pouvoir faire mes offres... j'ai besoin pour cela d'avoir une estimation des positions des concurrents. Il faut essayer de prévoir comment les concurrents sont susceptibles de réagir ". (soulignement ajouté).

246. De même, Chevron précise, à cet égard, dans ses écritures : " Simon Y... a estimé que Total tenterait d'obtenir une part plus petite que celle de Chevron. (...) Il a donc supposé que Shell aurait pour objectif de maintenir cette offre en volume, voire de réduire légèrement, afin d'augmenter le différentiel (...) M. Simon Y... ne pensait pas qu'Exxon pouvait conserver une part de marché de 45 % alors qu'il avait probablement besoin d'augmenter son différentiel et que quatre concurrents étaient en lice. Il a donc supposé qu'Exxon souhaiterait accroître son volume au niveau de 2000, c'est-à-dire de 30 %. " (soulignement ajouté).

247. Ces déclarations démontrent sans contestation possible que les explications données sur l'origine des mentions manuscrites visent une situation qui précède le dépôt de l'offre de Chevron. Elles expriment clairement une tentative d'anticipation du comportement des concurrents et, sans qu'il soit besoin de se prononcer, à ce stade du raisonnement, sur la vraisemblance d'une telle prévision, il y a lieu de constater qu'elle n'a de sens que dans le but d'établir la première enchère.

248. Ainsi, aucun élément du dossier ne permet de supposer que les annotations de répartition du marché portées sur le document 2027 seraient postérieures au 30 septembre 2002.

Les arguments des parties

249. Les parties

- contestent l'opposabilité du document saisi ;

- font valoir que ce document 2027, loin de revêtir un caractère inhabituel et de prouver l'existence d'un accord, n'est pas différent de ceux - non incriminés - par lesquels les responsables de sociétés pétrolières peuvent anticiper la position des autres compétiteurs ;

- invoquent l'incertitude régnant autour de la date du document ;

- combattent l'interprétation anticoncurrentielle du document.

En ce qui concerne l'opposabilité des pièces saisies

250. S'agissant de l'argument soulevé par la société Esso qui conteste l'opposabilité à son égard du document 2027 saisi chez Chevron, le Conseil rappelle que, selon une jurisprudence constante, un document régulièrement saisi, quel que soit le lieu où il l'a été, est opposable à l'entreprise qui l'a rédigé, à celle qui l'a reçu et à celles qui y sont mentionnées et peut être utilisé comme preuve d'une concertation ou d'un échange d'informations entre entreprises, le cas échéant par le rapprochement avec d'autres indices concordants (CA de Paris, 18 décembre 2001, SA Bajus Transport, 26 novembre 2003, société Préfall ; Cour de cassation, 12 janvier 1993, société Sogea ; 05-D-65). Or le document 2027 mentionne les noms de Total, d'Esso et de Shell, à côté des indications de leurs parts de marché. Ce document peut donc être valablement opposé aux compagnies pétrolières en cause.

En ce qui concerne l'existence de documents identiques à celui coté 2027

251. Chevron soutient que, parmi les documents saisis, le document 2027 n'est pas le seul document comportant les parts de marché de l'ensemble compagnies pétrolières ayant soumissionné sur l'escale. Il cite notamment plusieurs documents qui seraient similaires et en tire argument pour soutenir que ce type d'annotations de répartition de marché est fréquent et que le document 2027 ne peut apparaître comme un élément de preuve.

252. Le premier document cité par Chevron est celui coté 2062 : il concerne l'appel d'offres de 2001. Il s'agit d'un courriel sur lequel figure plusieurs offres de Chevron pour les escales de la compagnie aérienne Air France. Une annotation, située non loin du mot Réunion, précise "15-40 %" et elle est reliée par une flèche au nom de Total. Il pourrait donc s'agir de la part de marché que M. Y... pense attendre de Total sur cette escale.

253. Mais sans qu'il soit besoin d'interpréter ainsi cette annotation, il faut relever qu'aucune part de marché concernant des concurrents autres que Total n'est indiquée. Par ailleurs, l'expression de la part de marché de Total prend la forme d'une fourchette extrêmement large qui, si ces annotations étaient une tentative de prévision de la position de Total, reflèteraient une véritable incertitude du rédacteur. Ce document ne constitue donc, en aucune manière, un précédent au document 2027. Au contraire, ce document démontre qu'en 2001, Chevron n'avait aucune idée des parts de marché que pouvait rechercher Total, et surtout qu'il n'en avait pas besoin pour formuler sa propre offre.

254. Le deuxième document est celui coté 2055. Si ce document 2055 est, comme le document 2027, un tableau électronique de préparation des soumissions de Chevron pour différentes escales, pour l'appel d'offres de 2001, il ne contient qu'une annotation manuscrite relative à la part de marché (30 %) d'Exxon Mobil (E/M) et semble concerner l'escale d'Eldoret.

255. Mais, contrairement au tableau 2027, ce document ne contient pas les parts de marchés des autres concurrents potentiels, Total et Shell, dont les noms sont pourtant mentionnés au dessous de celui d'Exxon. Enfin, il est impossible de savoir si cette annotation concerne la part de marché d'Exxon sur le marché en cours ou une prévision pour l'appel d'offres à venir. Ce document ne constitue donc, en aucune manière, un précédent au document 2027.

256. Le troisième document, coté 2035, n'est que la copie du " post it" retrouvé collé au document 2027 et dont Chevron n'a pu donner ni la signification, ni l'origine. Ce document, qui n'apporte rien de plus que le document 2027, n'offre pas une répartition à 100 % et ne peut donc infirmer le caractère exceptionnel d'annotations correspondant aux parts de marché de tous les concurrents pour le 1er tour d'un appel d'offres de 2002.

257. Enfin le dernier document coté 2121, contient des annotations manuscrites sur papier libre parmi lesquelles on lit une répartition de parts de marché entre Total (40 %), Shell (30 %) et Exxon Mobil (30 %).

258. Mais ces annotation semblent correspondre à des informations concernant les parts de marché effectives des trois fournisseurs " T/F/E [Total], Shell, E/M [Exxon Mobil] " d'une compagnie aérienne approvisionnée en index Caltex-Bahrein, comme l'indique la mention "3 Suppliers -Caltex Bahrein prior month - 30/35 FF/HL ". Ces annotations ne pourraient retranscrire que la situation d'une compagnie aérienne autre qu'Air France en 2001, car les mentions " Avril 02 (1er Juillet ?) " correspondent aux compagnies qui ont l'habitude de lancer des appels d'offres non pas en septembre comme Air France mais en janvier (pour un contrat en avril) ou en avril ou mai (pour un contrat au 1er juillet). De plus, en 2001, ces compagnies sont facturées en index Caltex-Barhain alors qu'Air France ne l'est plus.

259. Cette interprétation est d'autant moins contestable que la pièce 2121 a été saisie dans le bureau de M. Y... dans un dossier où elle avait été rangée avec le document 2119. Les cotes de l'inventaire de l'OFT, qui a réalisé les photocopies, sont EF/4-47 et EF/4-45 ce qui montre la proximité physique des deux documents. Or, le document 2119 est un courriel de M. Y..., du 16 mai 2001, relatif à l'escale de La Réunion dans lequel il indique à ses collègues de Chevron : " J'ai rencontré AOM/Air Liberté ...J'ai pu discuter de La Réunion, car leur contrat est renouvelable au 1er juillet 2001 ( ...) il est actuellement partagé entre 3 fournisseurs [3 suppliers] Shell, T/F/E et E/M avec des prix basés sur l'index Caltex-Bahrain mois précédent [prior month] (...) j'aimerais savoir si nous aurions une marge raisonnable en cotant à 30/35 FF/HL en Bahrain mois précédent (...) " (soulignement ajouté).

260. L'identité de tous les éléments matériels cités dans les deux documents conduit à conclure que le document 2121 correspond à la prise de notes de M. Y... lors de son entretien avec les responsable de AOM/ Air Liberté, retranscrite dans le document 2119. Les parts de marché indiqués donnent donc la situation des fournisseurs d'AOM pour le marché en cours et ne sont en rien une prévision.

261. Ce point est d'autant moins contestable que la somme des trois parts de marché, (40,30,30) fait déjà 100 %, alors même qu'aucune part n'est indiquée pour Chevron Texaco lui-même. Il ne peut donc, en aucune manière, s'agir d'une prévision ou d'une anticipation d'un appel d'offres auquel Chevron allait participer.

262. Ce document n'est donc pas du tout comparable au document 2027, dont il ne peut infirmer le caractère exceptionnel. L'ensemble des arguments tendant à démontrer que le document 2027 n'aurait qu'une portée habituelle doivent donc être écartés.

En ce qui concerne la datation des annotations de répartition de marché sur le document 2027

263. Dans son mémoire en réponse, Chevron écrit que les annotations manuscrites relatives aux estimations de part de marché ne peuvent avoir une date certaine. Sans contester que les annotations relatives aux prix et aux volumes datent d'avant le 1er tour de l'appel d'offres, cette société soutient qu'il serait possible que les mentions relatives aux parts de marché aient été écrites postérieurement à celles concernant les prix, car le document 2027 serait un document de travail qui aurait pu recevoir des annotations ultérieures et que la flèche reliant les annotations ne peut avoir de valeur probante.

264. Lors de sa première audition M. Y... a également indiqué à propos du document 2027 : " Les annotations ont pu être écrites à n'importe quel moment. Elles pouvaient être liées avec les informations données par Air France ou avec mes propres estimations. Cela explique par le fait que c'est un document de travail qui peut recevoir des informations successives. En effet, c'est un document de travail sur lequel j'ai l'habitude de griffonner les informations que je reçois au cours de l'appel d'offre. "

265. Mais l'instruction a établi une chronologie des notes de M. Y... lors des différents tours d'enchères (rapport pages 35 à 39). Cette chronologie exclut que le document 2027 ait pu servir de document de travail pour noter les informations recueillies lors des contacts avec Air France. En effet, l'analyse des documents ayant servi à la préparation des offres à Air France montre qu'un document peut servir de brouillon pour l'offre du tour immédiatement suivant, mais qu'aucun document n'a servi pour recevoir des annotations concernant un tour plus éloigné, principalement parce que les modifications de prix ou de quantités à chaque tour d'enchères rendent caduques les informations annotées au stade précédent.

266. L'examen des documents préparatoires aux offres montre également que les discussions avec Air France portent simultanément sur les dix escales ouvertes à l'appel d'offres et que les conditions offertes par Chevron ont évolué sur toutes ces escales après le premier tour d'enchères. Or, les annotations litigieuses portées sur le documents 2027 ne portent que sur La Réunion, ce qui les rendent différentes de celles portées sur les documents 2009, 2002 et 2003 utilisées pendant l'appel d'offres.

267. Accessoirement, il convient de rappeler que contrairement à ce qu'elles avaient initialement soutenu, aucune des compagnies pétrolières n'a pu démontrer qu'Air France donnait des informations permettant de connaître ou d'anticiper les offres de tous les concurrents au 1er tour d'un appel d'offres ou même le résultat de l'appel d'offres. Il a été confirmé que les seules informations que donne Air France à chaque offreur est l'écart de prix qu'il a avec l'offreur le mieux placé et d'autre part le "rang" qu'il occupe par rapport à l'offreur ayant fait les meilleures propositions.

268. Cette absence d'informations sur la position des compagnies vaut également pour le résultat de l'appel d'offres par Air France. Ainsi, Esso a indiqué : "Esso n'a pas retrouvé de traces écrites [d'information données par Air France] sur les résultats des AO". Et les derniers documents cités par Chevron, à l'appui de son moyen, ne permettent pas non plus de le constater. Il s'agit des documents 2002, 2003 et 2024, qui seront commentés ci-après. En effet, ces documents ne comportent aucune information permettant de deviner les offres du 1er tour ou même le résultat. Au demeurant, Air France fait valoir, et a répété au cours de la séance, que si son intérêt est de fournir aux offreurs suffisamment d'information pour nourrir la négociation de tour en tour de l'appel d'offres, il serait contraire à tout bon sens de sa part de leur donner des informations susceptibles de ruiner sa position dans ces négociations.

269. La chronologie des différents documents utilisés par M. Y... pendant l'appel d'offres a été reconstituée à partir de son dossier saisi dans son bureau de Londres.

270. Ainsi, l'instruction a tout d'abord démontré que le document de travail pour préparer le deuxième tour d'enchères était le document 2009 ci-après :

271. En effet, ce document porte des informations dactylographiées qui sont celles de l'offre du premier tour et des annotations manuscrites qui sont celles de l'offre du deuxième tour, dont la proposition " au propre " correspond au document 2024.

272. Cette analyse est confirmée par la comparaison de l'évolution des offres pour plusieurs escales dont La Réunion, Djeddah, Entebbe et Nairobi.

273. S'agissant des prix, on relève notamment que l'offre pour la Réunion passe de 73,5 euro/m3, prix soumis le 30 septembre, à 71,5 euro/m3 le 11 octobre, comme cela est indiqué sur le courriel à Air France, coté 2024: " Réunion, différentiel réduit à 7,15 Euros/HL " ["RUN Differential reduced to 7.15 Euros/HL".]

274. Interrogé sur ce point lors de la séance, M. Y... n'a pas contesté la datation et l'interprétation du document 2009 données dans le rapport. La société Chevron ne les a pas non plus contestées dans ses observations écrites, ni aucune des autres entreprises mises en cause.

275. De même, le rapport a établi que les documents 2002 et 2003 ont servi pour la prise de note entre le deuxième et le troisième tour et constitue le brouillon de l'offre finale. Ainsi, le document 2002 comporte des notes manuscrites qui mentionnent une ultime baisse à 67,5 euro/m3 pour la Réunion, qui sera celle de la dernière offre de Chevron.

276. Interrogé sur ce point lors de la séance, M. Y... n'a pas non plus contesté la datation et l'interprétation des documents 2002 et 2003 données dans le rapport. La société Chevron ne les a pas non plus contestées dans ses observations écrites, ni aucune des autres entreprises mises en cause.

277. Ainsi, la chronologie des documents montre d'une part que le document 2009, qui comportait les offres du 1er tour, a servi de brouillon pour préparer les offres du 2e tour et d'autre part que les documents 2002 et 2003 ont été utilisés pour préparer l'offre finale. Il n'est donc pas possible de soutenir que le document 2027 utilisé au tout début de l'appel d'offres a servi de support pour recevoir des annotations ultérieures lors des discussions avec Air France.

278. Ce point est d'autant mieux établi que, à titre de comparaison, la même chronologie peut être reconstituée pour l'appel d'offres de 2001 : préparation 1er tour (cote 2057), offres du 1er tour avec annotations manuscrites (cote 2055), offres de 2e tour (cote 2062), préparation du 3e tour annotations manuscrites (cote 2069), offres de 3e tour du 17 octobre 2001 (cote 2061), courriel final du 24 octobre 2001 (cote 2060). En 2001 comme en 2002, les annotations manuscrites concernent l'ensemble de l'appel d'offres, c'est-à-dire une dizaine de destinations en début de processus et les trois destinations sur lesquelles Chevron souhaite obtenir une part pour les offres finales.

279. Une autre hypothèse a toutefois été défendue par la société Shell lors de la séance. Selon Shell, M. Y... aurait pu porter ces annotations de répartition de marché sur le document 2027 à la suite de la rencontre avec des représentants d'Air France au cours de laquelle ces derniers ont révélé la situation de blocage résultant du total des offres à 100 %.

280. La société Air France a décrit ces réunions avec les compagnies pétrolières de la manière suivante : "Ce n'est qu'ensuite, après avoir reçu les réponses du deuxième tour (qui ne reflétaient aucune variation dans les parts de marché auxquelles chaque pétrolier se plaçait), qu'une réaction beaucoup plus vigoureuse a été mise en œuvre par Air France pour tenter d'éviter le résultat très négatif auquel l'Appel d'Offres risquait d'aboutir. Cette réaction a pris la forme de la diffusion, lors de différentes réunions et contacts à chaque fois individuels, de l'information que le taux de couverture était de 100 %, doublée de l'avertissement qu'une telle situation, parfaitement anormale, devait être rectifiée. ".(soulignement ajouté)

281. Cette déclaration d'Air France est confirmée par Shell qui a indiqué dans ses observations du 5 avril 2007 : " Pendant le dernier tour d'appel d'offres, Bertrand K... et également Didier T... [négociateurs d'Air France], au cours d'une réunion dans leur bureau, ont informé Shell qu'Air France n'était pas satisfaite des résultats de l'offre. Ils ont expliqué pouvoir seulement couvrir 100 % de leurs besoins, limitant, selon eux, leur capacité d'accroître leur position de négociations avec les fournisseurs".

282. Il n'est donc pas contesté que ces informations n'ont pas été données par téléphone mais à l'occasion d'une rencontre physique entre les négociateurs de l'appel d'offres.

283. S'agissant de Chevron, la date de la réunion est le vendredi 18 octobre 2002, c'est-à-dire après le dépôt de l'offre de deuxième tour, comme Air France l'a indiqué dans ses écritures, sans être contredite : " En ce qui concerne Chevron Texaco, l'information a été donnée lors d'une réunion entre M. Y... (Chevron Texaco) et M. K... (Air France) le 18 octobre 2002. ".

284. Cette datation, non contestée par Chevron, est confirmée par des preuves documentaires : un courriel de M. Y... à M. K... du 17 octobre 2002 (cote 2003) qui se termine par la phrase : " En attendant de nous voir demain matin à 9h30 " [I look forward to our meeting tomorrow at 9.30 am.] et un courriel postérieur toujours de M. Y... à M. K... qui débute par la phrase : " C'était bien de se rencontrer vendredi et d'examiner dans les détails des problèmes posés par cet appel d'offres " (cote 2006).

285. L'hypothèse émise par Shell suppose donc que M. Y... aurait été conduit, à partir de ses discussions dans les locaux d'Air France, à établir une répartition de marché qu'il n'aurait pas notée lors de la réunion ou pendant son retour à Londres, qu'il se serait rendu à son bureau ce vendredi soir ou au retour du week-end, qu'il aurait spécialement sélectionné dans le dossier Air France le brouillon de son offre initiale (cote 2027) dont les données étaient caduques depuis trois semaines, qu'il y aurait inscrit l'hypothèse de répartition imaginée en France après sa rencontre avec Air France et, enfin, qu'il aurait relié par une flèche manuscrite ces annotations à un prix " 7,25 euro/HL " qu'il n'a jamais proposé à aucune étape de l'appel d'offres mais seulement envisagé avant le dépôt de l'offre de premier tour.

286. Mais ce scénario, qui comporte beaucoup trop d'invraisemblances pour emporter la conviction, n'a jamais été envisagé ni même évoqué par M. Y... lors de son audition le 5 juillet 2007, ni lors de la séance lorsqu'il a été interrogé à nouveau sur ce point. Cette hypothèse particulièrement complexe n'a pas davantage été évoquée par la société Chevron dans ses écritures en réponse à la notification des griefs, ni dans ses observations en réponse au rapport.

287. Au surplus, le scénario imaginé par Shell serait en contradiction avec les explications de M. Y... lui-même, rappelées ci-dessus, selon lesquelles il aurait établi cette prévision de répartition pour mieux préparer son offre de premier tour. Il faut à cet égard rappeler que l'anticipation de M. Y... porte aussi sur une hausse générale des prix : elle ne peut s'appliquer qu'à la situation précédant le dépôt des offres. Il est, en effet, exclu que Chevron ait imaginé augmenter ses prix en cours d'appel d'offres.

288. Ainsi, aucun élément figurant au dossier ne permet de remettre en cause la datation de l'ensemble des annotations manuscrites du document 2027 qui ont donc été inscrites au même moment que les indications de prix auxquelles elles sont reliées par une flèche, entre le 26 et le 30 septembre 2002.

En ce qui concerne l'interprétation de la répartition annotée sur le document 2027

289. Dans ses dernières écritures, la société Chevron considère que les annotations relatives aux parts de marché et figurant sur le document 2027 sont des anticipations du résultat de l'appel d'offres, que M. Y... aurait pu deviner grâce à sa grande expérience et aux informations divulguées par Air France.

290. Interrogé lors de la séance, M. Y... n'a pas contesté que sa " prévision " ne pouvait pas être une anticipation des offres de premier tour mais qu'elle concernait le résultat puisqu'elle aboutissait à un total de 100 %. Il avait d'ailleurs lui-même expliqué comment il avait élaboré cette prévision de répartition à 100 % : "Comme j'essayais d'exposer ce que selon moi chaque compagnie tenterait d'obtenir, le total de ma prévision devait être égal à 100 %. Ma prévision est égale à 95 % -105 % en raison des fourchettes attribuées à Shell et à Total ".

291. Il est exact que le résultat de l'appel d'offres doit nécessairement aboutir à un total des lots attribués à chaque offreur retenu de 100 %, puisque tel est l'objet du marché : le total des lots des vainqueurs est exactement égal à la totalité du marché. Cette prévision à 100 % s'explique naturellement si elle vise le résultat final de l'appel d'offres, alors qu'elle n'est pas crédible si elle porte sur les seules offres de premier tour. Une anticipation d'un premier tour exactement égal à 100 % est en effet hautement improbable pour une enchère avec quatre offreurs.

292. Il faut, à cet égard, rappeler que les seuls exemples connus de l'instruction d'une répartition immédiate entre au moins plusieurs offreurs dès le premier tour d'un appel d'offres, c'est-à- dire un total des offres arithmétiquement égal à 100 %, sont ceux mentionnés par l'Autorité de la concurrence italienne dans sa décision en date du 14 juin 2006 concernant une entente sur des appels d'offres d'Alitalia pour laquelle les sociétés Esso Italia Srl, Shell Italia SpA, Shell Italia Aviazione Srl, et Total Italia SpA ont été condamnées, sur le fondement du droit communautaire à des amendes d'un montant supérieur à 120 millions d'euro, sanctions confirmées en appel le 24 janvier 2007. Ces exemples montrent le caractère exceptionnel, à tout point de vue, d'un premier tour d'appel d'offres où quatre offreurs se répartissent immédiatement le marché à 100 %.

293. Esso écarte également l'hypothèse d'une anticipation du premier tour et soutient dans ses écritures que la prévision à 100 % s'explique par le fait qu'il s'agissait d'une anticipation du résultat final.

294. Il convient donc d'examiner la vraisemblance d'une prévision du résultat final telle que M. Y... affirme l'avoir réalisée.

295. En premier lieu, l'affirmation selon laquelle les annotations manuscrites correspondraient à une bonne anticipation des résultats finaux de l'appel d'offres ne peut être défendue par les entreprises que si elles sont en mesure d'expliquer - au soutien de leur thèse - pourquoi M. Y... a retenu l'hypothèse d'un résultat de l'appel d'offres à quatre titulaires, en écartant une répartition de marché avec deux ou trois titulaires. Cette explication n'a pas été fournie.

296. Ce silence est d'autant moins convaincant que, malgré de très nombreux appels d'offres, Air France n'a jamais eu - avant ou après l'appel d'offre litigieux - quatre fournisseurs de kérosène à La Réunion. Jusqu'en 1995, existait un duopole Total-Elf. L'arrivée d'Exxon, en 1996, y a mis fin et le nouvel entrant a obtenu puis conservé 45 % de part de marché de 1997 à 2002. Elf est sorti du marché en 1998 et n'y est plus revenue jusqu'à l'annonce de son rachat par Total. Quant à Shell, arrivée en 1997, elle n'a jamais été un fournisseur significatif avant 2001. Ainsi, jusqu'en 2001, l'offre a toujours été répartie entre trois fournisseurs, dont deux très majoritaires, Total et Exxon, qui ont détenu chacun 45 % de part de marché entre 1997 et 2001, c'est-à-dire un quasi-duopole.

297. En 2001, l'arrivée de Chevron aurait pu être l'occasion d'une répartition de marché entre quatre opérateurs, mais précisément, l'intensification de la concurrence a conduit à l'élimination de Total. Le marché a de nouveau été attribué à trois offreurs. Pour les années suivantes, 2004-2005-2006, on est revenu à un duopole avec deux titulaires, Chevron et Exxon, qui se partagent le marché dans une proportion 70 % / 30 %.

298. Le marché de novembre 2002 à octobre 2003 constitue donc une exception d'autant plus notable qu'une répartition à quatre n'a jamais été observée auparavant et que les appels d'offres ultérieurs n'ont pas non plus conduit à un tel résultat alors qu'il existait quatre offreurs sur le marché. Un opérateur qui n'aurait pas disposé d'informations des autres offreurs ne pouvait donc anticiper un résultat final à quatre fournisseurs, alors qu'il s'agissait de l'hypothèse la moins probable. Ce seul fait rend invraisemblable l'hypothèse selon laquelle M. Y... aurait " deviné " qu'Air France retiendrait quatre fournisseurs.

299. En second lieu, même en admettant cette hypothèse, Chevron devrait encore expliquer comment M. Y... pouvait anticiper que la répartition finale serait la même que celle du premier tour, puisque cette anticipation lui a, selon ses dires, servi à élaborer son offre de premier tour. Autrement dit, il ne suffisait pas d'anticiper le résultat de l'appel d'offres mais il fallait aussi anticiper tout son déroulement : un démarrage à prix élevé de tous les opérateurs qui, tous, allaient demander au premier tour ce qu'ils comptaient obtenir au dernier tour et donc une absence de variabilité des offres jusqu'à la fin de l'enchère.

300. Mais on retombe alors dans la difficulté précédente : anticiper que la somme des quatre offres du premier tour totaliserait exactement 100 % n'est pas crédible, puisque une telle situation est hautement improbable. Un offreur avisé ne peut donc pas bâtir sa stratégie sur une hypothèse aussi fragile. Au surplus, même en admettant cette hypothèse, l'explication ne serait pas suffisante puisqu'il faudrait aussi admettre que, non seulement M. Y... a fait un tel raisonnement, mais que les trois autres offreurs l'ont également fait.

301. Le raisonnement exposé pour expliquer a posteriori l'anticipation de la répartition du marché contient donc une contradiction interne qui ruine la thèse des entreprises mises en cause : le fait de retenir quatre offres n'est une hypothèse raisonnable que pour le premier tour d'enchères ; mais le fait que le total de ces quatre offres fasse 100 % n'est une hypothèse raisonnable que pour le résultat final. L'explication de Chevron revient ainsi à affirmer que M. Y... a anticipé une situation de premier tour dans laquelle la somme des offres est exactement égale à la demande, sans aucune variante, réalisant ainsi une répartition immédiate du marché qui pourra se maintenir jusqu'au résultat final.

302. Comme on l'a vu, une telle situation, inédite avant 2002 et jamais reproduite après, avait d'autant moins de chance de se produire que le nombre des offreurs était de quatre et que l'un d'entre eux, Total, est un "nouvel entrant", qui voulait regagner une part de marché.

303. La prévision de la position de Total est, en outre, particulièrement invraisemblable puisque les autres compagnies pétrolières savaient que Total était passé d'une part de marché de 45 % en 2000 à zéro en 2001, ce qui leur permettait d'anticiper une tentative de Total de revenir sur le marché mais ne leur donnait aucune indication pour anticiper un retour à 15 %-20 %. Or, M. Y... anticipe spontanément un tel niveau sans fournir d'explication crédible.

304. A ce sujet, dans ses dernières écritures, Chevron précise à propos de l'anticipation de la part de marché de Total : " M. Simon Y... savait que Total avait été exclu en 2001 et que compte tenu des autres contrats qu'elle avait conclus avec d'autres compagnies sur l'aéroport de la Réunion, elle tenterait de revenir, mais logiquement avec une part inférieure à ce qu'elle détenait avant son éviction du contrat avec Air France " (soulignement ajouté).

305. Mais cette explication n'est pas recevable. En effet, Chevron ne précise pas comment M. Y... a pu effectivement être informé des résultats des contrats de Total avec les autres compagnies aériennes dont le plus important, celui d'Air Austral, était postérieur à l'appel d'offre d'Air France (voir cote 4947). Par ailleurs, AOM-Air Liberté était en faillite : les volumes résiduels livrés à AOM-Air Liberté en 2003 seront réduit à 608 m3 (Cote 4477). Quant à Corsair, on ne voir pas non plus comment Chevron aurait pu être informé de la situation de ses fournisseurs, puisqu'il n'en n'a jamais fait partie et n'a jamais soumissionné à ses appels d'offres. M. Y... ne pouvait donc anticiper la part de marché souhaitée par Total à partir des contrats supposés de ce dernier avec d'autres compagnies aériennes.

306. Enfin, Chevron, estime que la prévision de M. Y... était imprécise puisqu'il a donné une fourchette pour l'offre de Total alors que Total a proposé au premier tour d'enchère un part fixe de 15 % : " Simon Y... a estimé que Total tenterait d'obtenir une part plus petite que celle de Chevron. Il estimait qu'elle serait d'environ 15-20 % ".

307. Mais cette fourchette de 15-20 % correspond précisément à la part de marché que Total Réunion visait au moment de la préparation de l'appel d'offres, avant de déposer son offre ferme. Ce point a été confirmé par l'ancien directeur de Total Réunion. Interrogé sur les raisons qui l'avaient conduit à limiter sa demande de premier tour à 15 %, M. Z..., responsable de l'appel d'offres de 2002 pour Total Réunion a indiqué lors de son audition du 12 juin 2007 : "Je ne pense pas avoir demandé 15 %. Je ne sais pas d'où ça sort. Je pense que j'avais demandé 15 % - 20 %" (soulignement ajouté).

308. La fourchette inscrite par M. Y... sur le document 2027 n'est donc pas moins précise que la situation réelle de Total mais au contraire d'une précision extrême puisqu'elle correspond exactement ce que souhaitait M. Z... à la veille du dépôt de son offre.

309. De plus, à cet ensemble d'hypothèses sur le comportement de ses concurrents, M. Y... aurait ajouté, avant d'établir son offre, une hypothèse supplémentaire : la hausse générale des prix. Il l'affirme explicitement pour Shell : " Shell aurait pour objectif de maintenir cette offre en volume, voire de réduire légèrement, afin d'augmenter le différentiel " et pour Exxon (Exxon (...) avait probablement besoin d'augmenter son différentiel ". Mais il l'anticipe aussi pour Total, en complète contradiction avec son analyse du comportement du nouvel entrant qui, pour se faire une place sur le marché, devrait proposer un prix bas, ainsi qu'il l'a lui-même expliqué, lors de son audition, s'agissant de sa stratégie en 2001 : "En effet, comme je l'ai expliqué précédemment, ma stratégie est d'abord d'entrer sur le marché avec un prix bas [cas de 2001] et une fois que je suis sur le marché d'augmenter les prix". (soulignements ajoutés)

310. En réalité, M. Y... est incapable d'expliquer son anticipation des comportements de tous ses concurrents en volume et en prix, et en particulier son évaluation très précise de la part de marché souhaitée par Total. Ses déclarations se limitent à affirmer qu'il avait anticipé que tous les offreurs allaient limiter leur demande et augmenter leur prix. Il aurait donc délibérément retenu l'hypothèse dans laquelle les quatre pétroliers allaient pouvoir conserver une part de marché avec une hausse générale des prix malgré le retour de Total : c'est une hypothèse de répartition et non de concurrence.

311. Le Conseil relève donc que le raisonnement que M. Y... prétend avoir suivi pour prévoir à la fois les parts de marché de ses concurrents, la répartition " spontanée " à 100 % des volumes offerts et la hausse générale des prix comporte trop d'invraisemblances et de contradictions pour être crédible. La seule explication crédible - que les entreprises mises en cause nient contre toute évidence - est que la répartition de marché inscrite sur le document 2027, qui anticipe très précisément le déroulement de l'appel d'offres, résulte d'un échange d'informations préalable au dépôt des offres.

b) Le courrier électronique de Total Outre Mer (document 384)

312. Le document 384, daté du 17 octobre 2002, donc entre la deuxième et la troisième offre faites à Air France, est présenté ci-dessous :

<emplacement tableau>

313. Les phrases principalement en cause sont celles du quatrième paragraphe : " L'information que j'ai est que la profession maintient son offre initiale sur AG mais ajoute un add-on qui serait retiré dans le cas où les importations reviendraient sur la zone AG. Notre intention est de procéder de la même manière en intégrant dans ce add-on la différence entre les deux index de référence et le surcoût ou la décote sur les items 1 et 3 ci-dessus ".

314. L'instruction a soutenu que ce document apporte la preuve de l'existence d'échange d'informations entre les compagnies pétrolières pour harmoniser les conséquences du changement d'index de cotation sur les prix offerts à Air France.

Les arguments des parties

315. Toutes les compagnies pétrolières considèrent que le terme "la profession" est trop vague ou imprécis pour les désigner et soutiennent que le courriel ne vise pas un échange qu'aurait eu Mme A... [Total] avec ses homologues des autres compagnies. Certaines envisagent même que " la profession " désigne en réalité Air France et que ce serait la compagnie aérienne elle- même qui aurait pu obtenir ces informations des pétroliers et les répercuter vers Total.

316. Par ailleurs, Total estime que le courriel ne mentionne pas la source des informations qui y figurent et ne permet pas de savoir d'où viennent exactement les indications sur la stratégie à suivre, ce qui empêche de conclure à un échange d'information entre Total Outre Mer et les autres compagnies. Elle soutient également que ce courriel ne comporterait pas d'informations confidentielles car il ne concernerait que l'index de cotation.

317. La société Esso conteste que l'on puisse retenir ce courriel comme indice. Elle précise qu'elle a décidé seule de l'attitude à adopter face au changement d'approvisionnement et qu'à la date du courriel en cause, c'est-à-dire le 17 octobre, elle avait déjà discuté en interne de sa stratégie et décidé de changer d'index plutôt que de rester en index Arab Gulf. Ainsi, selon Esso, rien ne permettrait d'affirmer qu'elle ait fait part de sa stratégie à ses concurrents sur la méthode à adopter pour gérer le changement de zone d'approvisionnement.

318. La société Shell fait valoir que ce courriel porte sur la bascule de l'approvisionnement du golfe persique vers Singapour et des conséquences financières qui en résultent, mais qu'il ne concerne pas Shell, puisque Shell n'avait pas encore basculé en AG, ce qu'elle ne fera qu'au 3e tour, sous la pression d'Air France. Shell considère que toutes les compagnies n'ont pas fait d'offres en AG + " add-on ", notamment Exxon ce qui infirmerait la valeur probante du document. Shell considère ainsi qu'il s'agirait d'un document à décharge puisque les informations dans le courriel seraient fausses. Enfin Shell cite le document 370 qui confirmerait l'absence d'échanges d'informations entre Shell et Total.

319. La société Chevron considère que les formules relevées (l'information que j'ai ; la profession ; notre intention est de procéder de la même manière) sont loin de révéler une concertation et encore moins une décision commune des compagnies pétrolières de rester en AG. Elle ajoute que concernant Chevron, cette information est fausse, puisqu'elle n'aurait pas envisagé une telle option.

Sur le contenu du message

320. Contrairement à ce que soutiennent les parties en cause, il ne peut pas y avoir de doute sur le fait que l'expression "la profession" désigne les compagnies pétrolières.

321. En premier lieu, le texte même du courriel associe la notion de profession à celle d'offreur puisqu'il est écrit : " la profession maintient son offre ". Dans l'appel d'offres en cause, les offreurs sont bien les compagnies pétrolières. En outre, Total s'assimile à ladite profession qui maintient son offre puisqu'elle écrit " Notre intention est de procéder de la même manière ". Or, Total est une compagnie pétrolière, ce qui confirme que ce terme "la profession " vise bien ses homologues et elle-même..

322. En second lieu, deux documents confirment que la désignation des compagnies pétrolières par le terme "la profession" relève de l'usage. Le premier est la lettre du 11 juin 1999 rédigée par Air France et adressée à Exxon (cote 2387) qui reprend ce terme pour désigner les compagnies pétrolières présentes sur l'escale de la Réunion : "nous comprenons mal en effet que, dès lors que votre profession a accepté de tenir compte de l'index AG pour les prix administrés de l'essence et du Gasoil, celui-ci ne soit pas reconnu Jet dont le pricing est librement négocié" (soulignement ajouté).

323. Le second est le document coté 374, concernant la préparation de l'appel d'offres de 2002 par Total, sur lequel un commentaire pour l'escale de Nairobi désigne les autres compagnies pétrolières par le terme la "profession" : "N'avons pas coté sur le Fob AG car tous les prix de cession de la raffinerie à laquelle nous sommes obligés d'acheter une partie de nos produits sont basé sur le FOB Med et les imports de l'ensemble de la profession sont également basés sur cet index par la réglementation locale".(soulignement ajouté).

324. Il existe donc aucun doute sur le fait que par le terme " profession ", Mme A..., de Total, désigne l'ensemble des compagnies pétrolières.

Sur la réalité des informations échangées

325. A titre liminaire, il faut rappeler que, contrairement à ce que sous-entendent certaines entreprises en cause, le Conseil n'a jamais reproché à ces dernières d'avoir mis en place entre elles une entente spécifique pour répercuter de manière commune le changement d'index d'approvisionnement. Le grief notifié reproche aux compagnies pétrolières de s'être concertées pour fausser le déroulement de l'appel d'offres de 2002. Or, ceci est démontré dès lors que les informations échangées sont susceptibles d'avoir été prises en compte par les offreurs avant de déterminer leur comportement sur le marché, en contradiction avec l'autonomie exigée par le droit de la concurrence.

326. C'est le cas de l'espèce dans lequel les quatre compagnies ont, en cours d'appel d'offres, échangé des informations sur le comportement à adopter pour faire face à la situation nouvelle créée par l'éventualité d'un changement d'index de cotation.

327. Total Réunion reconnaît avoir proposé à Air France une offre en cotation AG avec un add-on mais affirme que cette offre présentée le 28 octobre (cote 221), était en réalité favorable à Air France. Total rappelle qu'elle proposait de rester en AG en faisant payer à Air France la différence entre les deux index, Singapour et Arab Gulf en ajoutant une "décote" de 1,53 cents par gallon. Cette conversion aurait ainsi un caractère automatique qui exclut l'intérêt d'une concertation.

328. Il n'est ainsi pas contesté que Total Réunion a fait une offre à Air France, le 28 octobre, (cote 221) correspondant à la proposition de la "profession", c'est-à-dire les compagnies pétrolières, terme qui incluait également Total, offre relatée par Mme A.... Les informations du courriel en cause, cote 384, concernant Total étaient donc vérifiées.

329. Sur ce dernier point, le Conseil observe que cette proposition ne mentionne pas la différence de premium entre les deux cotations, nettement en faveur de la cotation Singapour. Or, selon un courriel de Total Outremer du 11 novembre (cote 455), le premium était de 0,20 $ le baril pour la cotation Singapour contre 1 $ le baril pour la cotation AG, ce qui fait 80 centimes de différence par baril. Compte tenu de ces éléments, la "décote " qui aurait dû être proposée à Air France aurait dû être de 1,90 centimes au lieu de 1,53 centimes proposés par Total Réunion, étant établi que la différence dans le coût du fret est négligeable, comme l'indique l'ensemble des pétroliers.

330. Mais on relève aussi que Chevron a fait exactement la même proposition à Air France, conforme à celle décrite dans le document de Mme A... (Total) : elle offre de rester sur l'index Golfe Persique en ajoutant un supplément, comme l'indique le courriel adressé à la compagnie aérienne le 23 octobre 2002 (cote 231) : "Par conséquent en se fondant sur ce que nous avons discuté, le différentiel sur MOPS devrait être le même que celui sur le Golfe Persique. Si vous préférez, nous pouvons établir un contrat fondé sur le Golfe Persique avec une clause stipulant un différentiel ajouté à la différence entre AG et MOPS pour le mois (13). Veuillez s'il vous plait me faire savoir laquelle de ces deux options vous préférez. " (soulignement ajouté)

331. Effectivement, comme l'indique Chevron, le lendemain, 24 octobre, Chevron proposera un différentiel de 6,45 euro/HL pour une provenance de Singapour contre 6,95euro/HL pour une provenance du Golfe Persique. Toutefois, si l'offre du 23 octobre en cotation AG a été accompagnée le lendemain d'une offre en cotation Singapour, il n'en demeure pas moins qu'une offre identique à celle de Total Réunion a été proposée à Air France.

332. Accessoirement, il faut noter que cette offre du 23 octobre aurait été très défavorable pour Air France pour l'option index Singapour avec le même différentiel, puisque le changement d'index devait au contraire entraîner une baisse du différentiel, mais qu'elle était également défavorable pour l'option prévoyant " un différentiel ajouté à la différence entre AG et MOPS pour le mois" puisque, comme l'offre de Total, elle ne répercutait pas non plus la baisse du premium.

333. Esso a également reconnu, dans ses dernières écritures, que cette option avait bien été envisagée par M. Thierry J... (responsable des ventes dans l'Océan Indien) comme l'indique d'ailleurs un courriel de M. J... à M. Howard L... (Trader) le 15 octobre (coté 2550) : " Appel d'offres Air France. Je suggère d'ajouter dans notre nouveau contrat, dans le cas d'un changement de source d'approvisionnement pendant le contrat, que nous ajusterons le prix par la différence entre la nouvelle et l'ancienne source. " (soulignement ajouté).

334. Esso estime que cette proposition a été abandonnée le 17 octobre, jour du courriel en cause, ce qui infirmerait le fait qu'il ait pu exister un échange d'informations entre elle-même et Total Outre Mer.

335. Mais la proposition d'Esso, identique à celle évoquée par Total, n'a pas en réalité été abandonnée la veille du courriel en cause mais simplement mise en option de second rang, comme l'indique un message du 16 octobre d'Eric M..., directeur régional des ventes Europe: " Howard, Thierry, bravo pour l'approche proactive sur le changement de source d'approvisionnement. JC, le défi est de faire accepter à Air France la nouvelle référence, ou au moins la clause suggérée par Thierry. Bonne Chance. " (soulignement ajouté). Ainsi, cette solution a non seulement été élaborée par les services d'Esso (" la clause suggérée par Thierry ") mais a été jusqu'au bout considérée comme une bonne solution de repli en cas de refus d'Air France de changer d'index de cotation en cours d'appel d'offres.

336. Ainsi, le fait que cette solution a été finalement écartée par Chevron et Esso ne permet en rien de contredire le fait que les échanges entre pétroliers, décrits par Mme A... dans son courriel du 17 octobre 2002, ont bien porté sur une option consistant à faire une nouvelle cotation sur la base d'un approvisionnement en Singapour par référence à la cotation initiale en Arab Gulf, ce qui évitait de remettre en cause les offres déjà déposées.

337. La proposition évoquée par Mme A... concerne également Shell, même si les conséquences du changement d'approvisionnement ont été examinées plus tardivement par cette compagnie. Un échange entre M. François I... et Mme Mina H... à ce sujet dans le courriel (cote 3151) du 17 octobre 2002, comme celui de Mme A..., indique : "Nous ne voulons pas passer en Singapour puisque l'AG est meilleur marché sur une base FOB et le voyage légèrement plus court". Shell avait donc, le 17 octobre, une préférence pour le maintien d'une cotation en Golfe Persique.

338. Malgré les dénégations des entreprises en cause, le dossier montre donc que toutes les compagnies ont envisagé de faire des offres en AG avec une clause de complément de prix reflétant l'écart des index, comme le mentionne Mme A... dans le courriel en cause. Elles ont discuté entre elles de cette position commune, alors même qu'il existait une autre option possible, éventuellement plus avantageuse pour Air France.

Conclusion sur le document 384

339. Il ressort de ce qui précède que le compte rendu de Mme A... correspond bien aux questions soulevées et aux solutions envisagées par les compagnies pétrolières au sujet de la méthode à appliquer pour prendre en compte un éventuel changement d'index en cours d'appel d'offres. Ce changement de source d'approvisionnement pouvait remettre en cause l'augmentation du différentiel résultant de la limitation des volumes et de la répartition du marché issue du premier tour d'enchères. Il existe donc un lien entre ces échanges d'informations et la répartition du marché entre les quatre compagnies pétrolières.

340. Or selon une jurisprudence constante, la nécessaire autonomie des opérateurs sur le marché " s'oppose rigoureusement à toute prise de contact directe ou indirecte entre de tels opérateurs, ayant pour objet ou pour effet soit d'influencer le comportement sur le marché d'un concurrent actuel ou potentiel, soit de dévoiler à un concurrent le comportement que l'on est décidé à, ou que l'on envisage de tenir soi-même sur le marché " (CJCE, arrêt du 12 juillet 2001, Tate &Lyle).

341. En l'espèce, il y a lieu de relever que ces échanges ont restreint la concurrence recherchée par l'appel d'offres, en donnant des indications sur la conduite à suivre face à un changement éventuel de source d'approvisionnement. En effet, ces échanges d'informations ont permis aux compagnies pétrolières de s'informer sur la position de leurs compétiteurs face à ce choc exogène qui pouvait perturber le déroulement de l'appel d'offres en cours.

c) Le courrier électronique de Shell (document 3151)

342. Le document 3151 est la deuxième page, à lire en lien avec le document 3150, d'un courriel s'inscrivant dans une suite d'échanges au sein du groupe Shell au sujet des prix de transfert et du changement d'index de cotation. Il est du même jour, le 17 octobre 2002, que le document 384 déjà commenté de Total et porte sur les mêmes sujets. Il mentionne explicitement des échanges d'informations en cours d'appel d'offres : " Après avoir parlé avec Total, Caltex et Exxon, au sujet de leurs prix du kérosène, tout indique qu'ils vendaient soit suivant la formule 70/30 (Total) soit celle du 60/40 (Caltex et Exxon)." [Having spoken to TFE/ Caltex and XOM with regard to their jet prices all indicated that they were selling at either the 70/30 formula (TFE) or the current 60/40 formula (CALTEX and XOM)].

343. L'instruction a reproché aux compagnies pétrolières d'avoir échangé entre elles des informations sur leurs prix de transfert entre le 2e tour et le 3e tour de l'appel d'offres, faussant ainsi la concurrence recherchée par ce dernier.

344. Au surplus, le document en cause conforte la valeur probante du document 384, examiné précédemment, qui mentionne également des conversations entre compagnies pétrolières à la même date et sur le même sujet.

Les arguments des parties:

345. Les entreprises mises en cause contestent la valeur probante du document 3151 en faisant principalement valoir qu'un échange d'information sur les prix de transfert n'était pas de nature à influer sur le déroulement de l'appel d'offres et, qu'en outre, les informations échangées étaient inexactes et n'avait pas de valeur.

346. La société Total Réunion estime que les données échangées n'ont eu aucune portée dés lors que le carburéacteur était acheté par tous au même prix et auprès de la même raffinerie, selon la même formule. Elle fait valoir également que le carburéacteur était vendu sur la base de l'index AG à Air France.

347. La société Esso indique que le courriel en question fait référence à l'incertitude de Shell sur le comportement de ses concurrents, comme l'indiquerait la phrase : "cela dit nous pouvons spéculer indéfiniment" figurant sur le document en cause. Esso rappelle que l'information selon laquelle elle serait facturée en 60/40 est fausse puisqu'elle n'a jamais été facturée en index mixte par son Supply.

348. La société Chevron considère que les informations ne sont pas sensibles puisqu'il ne s'agit pas d'un élément sur lequel la concurrence joue. Elle considère qu'en ce qui la concerne, cette information est fausse. Elle ajoute que le fait que Shell cherche sans arrêt à déterminer la position de ses concurrents n'est pas cohérent avec l'hypothèse d'une entente qui élimine toute incertitude.

349. Shell précise que M. François I..., destinataire du courriel n'était pas le supérieur hiérarchique de Mme Mina H..., qui l'a écrit. Elle estime que le courriel en question s'inscrit dans une discussion interne sur le prix de transfert. Elle ajoute que, pour Exxon, ces informations ne sont pas vérifiées et, pour Chevron et Total, inexactes. Selon Shell, Mme H... aurait menti à M. I... : elle n'aurait en réalité pas parlé aux concurrents, ce qui expliquerait que les informations soient fausses.

En ce qui concerne la réalité des échanges d'informations

350. Le Conseil observe en premier lieu que, contrairement à ce qu'indique Total Réunion, les échanges ne concernent pas le prix d'achat (en AG) du carburéacteur à la raffinerie, ni l'index de facturation à Air France. Comme deux des compagnies le confirment, il s'agit d'échanges d'information sur les prix de transfert, c'est-à-dire les prix de facturation interne du carburéacteur entre filiales du même groupe.

351. Il constate en deuxième lieu que ces prix de transfert sont, par nature, secrets. En effet, même si le transport et l'achat sont réalisés en commun, à tour de rôle, par une compagnie pétrolière pour son propre compte mais aussi pour les autres compagnies, le prix de transfert que chaque trader facture en interne pour les quantités de kérosène qu'il achète relève d'une décision commerciale propre à chaque groupe.

352. On peut d'ailleurs relever qu'aucune des compagnies mises en cause n'a versé au dossier de document de facturation permettant d'établir de façon incontestable à quel niveau de prix interne le carburéacteur était facturé. Cette facturation est d'autant plus stratégique qu'elle détermine la répartition de la marge commerciale entre les filiales et peut être ajustée ex post. Elle est, en général, une donnée opaque au sein des grands groupes internationaux.

353. Dans ce contexte, l'objet de la démarche de Mme H... auprès de ses concurrents était bien d'avoir des indications sur les prix de transfert pratiqués par ses concurrents et de vérifier dans quelles conditions Shell pourrait également faire une offre en index AG, seul moyen de passer ensuite à l'index Singapour par un système de supplément comme ses concurrents, ainsi que cela a été démontré lors de l'analyse du document 384.

354. Ceci est établi par plusieurs courriels internes au groupe Shell, préparatoires à la démarche de Mme H.... Celui du 8 octobre 2002 : " Pouvons nous passer en cotation Arab Gulf à la Réunion ou pas ? et pourquoi ? " (cote 3154). Celui du 9 octobre adressé à Mme H... et visant le précédent : " Mina, pourriez-vous nous éclairer sur cette discussion ? " (cote 3154). Celui, en réponse de Mme H... du même jour : " Je suis en train de regarder ça. Ce que Shell ne réalise pas c'est que si nous passons effectivement en AG ils vont payer plus. " (cote 3154). Puis un courriel d'information, encore du 9 octobre : " Mina est toujours en train d'étudier les prix et va revenir vers nous bientôt. Elle est surprise du fait que les prix basé sur l'index AG soient plus élevés. ".

355. C'est dans ce contexte que Mme H... adresse un courriel à M. I... dans lequel elle relate ses contacts avec les autres pétroliers. Shell ne peut donc sérieusement soutenir qu'il s'agirait d'une démarche individuelle, voire d'une démarche fictive, l'ensemble du courriel n'étant qu'un mensonge inventé par Mme H.... La réalité des conversations est d'autant plus probante que le courriel en cause se termine par la remarque suivante : "L'aspect positif est que tout le monde est dans la même situation et Total est également extrêmement préoccupé " (cote 3151), phrase qui n'aurait pas de sens si Shell n'avait eu de contacts réels avec son concurrent Total.

356. D'ailleurs, la réponse de M. I... à Mme H..., qui se distancie de celle-ci en disant "qu'il n'est pas intéressé à connaître le prix des concurrents" démontre que les contacts font référence à un échange d'informations sur les prix et plus précisément sur des prix qui ne sont pas communs. Dans cette dernière hypothèse, ils seraient déjà connus, ce qui priverait d'intérêt les échanges.

357. Elle montre également que M. I... est conscient du caractère prohibé de cet échange d'informations. Sa réponse est à rapprocher de celle qu'il avait déjà faite quelques jours auparavant, le 27 septembre, à Mme H... qui lui suggérait de se renseigner sur les prix de transfert des concurrents : " si vous pouvez démontrer que les prix actuels de transfert d'Exxon, Chevtex et TFE sont meilleurs que le 60/40, alors nous serons heureux de faire une analyse plus approfondie des chiffres (cote 2998), message qui ne pouvait que constituer une invitation à prendre contact avec ses concurrents. Suggestion à laquelle M. I... ne donne pas suite en répondant "nous connaissons et respectons tous les "Business Principles" (les règles du droit de la concurrence)". (cote 2998).

358. Les parties ne peuvent donc soutenir que les échanges sur les prix de transferts ne portaient pas sur des informations sensibles et utiles pour le déroulement de l'appel d'offres. En effet, il n'est pas contesté que plus le prix de transfert est élevé, plus il rend difficile pour la filiale commerciale d'offrir des prix compétitifs. Il existe donc un lien direct entre le prix de transfert interne et la marge commerciale en aval, donc le différentiel qui est le vrai facteur de la compétition entre offreurs.

En ce qui concerne le contenu des informations échangées

359. Le Conseil constate tout d'abord que Mme H... n'a jamais soutenu avoir eu des informations directes et absolument fiables sur les prix de transfert des concurrents, comme le démontrent les expressions qu'elle utilise : " tout indique que " et " nous pouvons spéculer indéfiniment sur qui dit la vérité ou pas ". Cette prudence n'est pas surprenante puisque les prix de transfert au sein des groupes sont parmi les informations les plus sensibles.

360. Il note, ensuite, que la démarche de Mme H... n'avait pas pour objet de déterminer exactement les prix de transfert de ses concurrents mais, comme l'attestent les courriels internes au groupe Shell déjà cités, de répondre à la question de la possibilité de passer en cotation Arab Gulf compte-tenu des prix de transfert pratiqués au sein du groupe Shell et par comparaison avec la situation de ses concurrents. Ce passage est, en effet, un préalable pour pouvoir répondre au changement de source d'approvisionnement en Singapour avec la même méthode que les autres compagnies pétrolières, à savoir celle exposée dans le courriel de Total (cote 384).

361. Cette préoccupation, propre à Shell, trouve sa source dans une situation d'asymétrie par rapport aux trois autres compagnies pétrolières qui cotent déjà en index Arab Gulf, alors que Shell, contrairement à ce demandait Air France, est restée fidèle à sa cotation en index mixte. Cette situation explique que seule cette compagnie soit à la recherche de compléments d'information pour savoir si son basculement vers l'index AG pourrait se faire sans dommage compte-tenu de ses prix de transfert, alors que cette question est déjà résolue pour les trois autres compagnies.

362. Comme cela a été rappelé plus haut, la question centrale exprimée dans le courriel du 8 octobre 2002 est donc bien : " Pouvons nous passer en cotation Arab Gulf à la Réunion ou pas ? et pourquoi ? " (cote 3154). Les renseignements recherchés par Mme H... sur les prix de transfert sont destinés à permettre de répondre à cette question. Ils ne visent donc pas à établir exactement les prix arithmétiques de transfert des concurrents mais à connaître leur niveau, ce qui peut être révélé par la connaissance de l'index utilisé.

363. Cela ressort notamment du courriel de M. I... du 25 octobre 2002 (cote 3143) : " Nous parlons des prix de transfert à La Réunion depuis un moment (...) Si nous pouvons avoir un prix de transfert en 100 % Arab Gulf mais moins cher que la formule actuelle en 60/40, alors allons - y. Si nous ne pouvons pas, continuons à faire ce que Stasco nous a imposé l'année dernière : reconduction en 60/40. Aucun changement. "

364. Or, les éléments du dossier concordent à démontrer que les renseignements obtenus par Mme H... vont bien conduire à la conclusion que ce passage d'un index mixte à une cotation en index AG est possible et que Shell peut, comme ses concurrents, faire une proposition en AG avec un supplément en cas de changement de source d'approvisionnement.

365. On relève ainsi que la première réaction de M. I... à la note de Mme H... (cote 3151) porte sur les conséquences pour lui-même du changement d'index : " Je comprends de ta note que nous devons nous attendre à une augmentation de notre prix de transfert [TP] d'au moins 1,1 us$/baril [environ 6,5 euro/m3] " (cote 3150). Mais ajoute immédiatement " Peux-tu aussi me dire, afin que j'explique ça à mon client Air France, pourquoi nous utilisons une formule 60/40 si les produits sont achetés en AG et pourquoi on ne coterait pas en index Singapour si les produits viennent de Singapour ". (cote 3150).

366. Mais aussi sa réponse du même jour à son collègue M. N... : " Historiquement (et à notre profit) nous avons toujours coté en 100 % Caltex nos clients de La Réunion, même si les prix de transfert étaient en 60/40. AOM et Corsair sont tous les deux en 100 % Caltex et ils représentent 65 % de nos ventes. AF voudrait être en 100 % AG. Ainsi, en termes de risque, si nous repartons en 60/40 pour une année de plus, c'est OK. Si nous passons en 100 % AG c'est aussi OK, mais seulement si le coût total est plus bas, sinon nous perdons la marge AOM& Corsair " (cote 3143). (soulignements ajoutés).

367. Tous ces échanges internes montrent que la préoccupation de Shell à ce stade de l'appel d'offres est de savoir si un alignement sur les positions des trois autres pétroliers (faire une offre à Air France en AG) est possible sans conflit entre ses filiales qui se partagent depuis des années la marge artificielle obtenue grâce au décalage entre les achats en index Arab Gulf et les ventes aux compagnies aériennes en index Caltex (AOM, Corsair) ou en index mixte (Air France).

368. Or, les éléments recueillis par Mme H..., ont eu pour effet de confirmer à Shell qu'il était possible de coter en AG sur le contrat d'Air France, ce qu'elle a fait au dernier tour d'enchères.

En ce qui concerne l'exactitude des informations recueillies par Mme H...

369. Compte tenu de ce qui a été constaté ci-dessus, les contestations des entreprises qui s'appuient sur les doutes que Mme H... elle-même a exprimés sur l'exactitude des renseignements obtenus, ne sont pas décisives. Elles le sont d'autant moins que c'est avec raison que Shell a compris que sa situation, consistant à pratiquer des prix de transfert en index mixte, n'était pas isolée : elle pouvait aligner sans risque son comportement sur celui des autres compagnies.

370. Ainsi, des documents transmis par Total Réunion (cote 5625), il ressort que cette compagnie a supporté jusqu'en 2002 des coûts de transfert en index mixte 60/40, avec quelques exceptions sur cinq cargaisons de 2002. L'existence d'un prix de transfert en index mixte pour Total Réunion est d'ailleurs confirmée par un courriel de Mme A... du 14 novembre 2002 (cote 455), qui indique à propos de Total Réunion et TFE, postérieurement au résultat de l'appel d'offres en cause : " Ces deux entités doivent être facturées au prix réel convenu et non plus sur un mixte Caltex Bahrein / Fob Arab Gulf ". (soulignement ajouté).

371. De même, pour Chevron Texaco, de nombreux documents mentionnent une facturation interne en index mixte 60/40 pour le contrat 2001/2002 en cours d'exécution au moment des échanges d'informations entre compagnies pétrolières.

372. Cela est confirmé notamment par le courriel de M. Simon Y... (Chevron Aviation) du 16 mai 2001 envoyé aux bureaux Caltex Dubaï et Caltex Réunion (cote 3501) : "je sais que nous devons avoir des stocks stratégiques pour 103 jours, et que le coût de nos produit est basé sur un mélange Platt's Arab Gulf et Bahreïn" (soulignement ajouté).

373. Mais aussi le courriel du 26 août 2001 de M. O... (Caltex Dubaï) à MM. Y... et P... (Caltex Réunion) à propos des coûts du jet fuel à la Réunion. (cote 3462) : " Juste pour que tout le monde travaille avec les mêmes informations, j'ai listé ci-dessous les coûts pour l'aviation à La Réunion : les coûts d'approvisionnement FOB (60 % Caltex Bahreïn + 40 % Platt's Arab Gulf) à la date du connaissement " (soulignements ajoutés).

374. Ainsi, malgré les affirmations récentes de Chevron dans ses écritures (cote 5271): "Au sein de Chevron, le service Trading and Supply facture le carburéacteur au service commercial en charge de la fourniture du carburéacteur à prix coûtant ", force est de constater que les documents de l'époque mentionnent explicitement une facturation interne en 60/40 pour le marché 2001/2002.

375. Interrogé en séance sur ces différents courriels, M. Simon Y... a indiqué ne pas avoir de connaissance particulière des prix facturés par le trading et des prix de transferts.

376. La Conseil relève toutefois que le document 2027 élaboré par le service de M. Y... mentionne dans la rubrique " Formula basis " pour l'escale de La Réunion, la formule dactylographiée " 60 % Caltex Bahrain and 40 % Arab Gulf ". Certes cette mention, qui visait l'index utilisé pour l'offre, a ensuite été corrigée manuellement en index AG pour satisfaire Air France, mais on constate que ce mode particulier de cotation, faisant référence à un mélange Caltex / AG à La Réunion, était bien présent dans les dossiers de M. Y... chez Chevron Aviation.

377. Au demeurant, l'argument selon lequel Mme H... ne pouvait avoir accès aux prix réels de transfert au sein du groupe Chevron ne convainc pas le Conseil. Mme H..., salariée de STASCO, était basée à Dubaï, où travaillaient également ses collègues du trading. Or, les personnes qui, au sein de Chevron Texaco, connaissent les prix de transfert, comme par exemple M. X... ou M. O..., sont des salariés de Caltex Dubaï également basé à Dubaï. Ces agents pouvaient donner à Mme H... la même information que celle qu'ils utilisaient dans leurs nombreux courriels internes de 2001 et qui mentionnent tous que le prix de transfert de Chevron était un mixte 60/40 (cotes 2063, 2075, 2076, 2078, 2081, 2095, 3462, 3501). Le fait que Chevron juge aujourd'hui cette information erronée n'est nullement la preuve que Mme H... n'a pas eu de contact avec des salarié de Caltex comme elle l'affirme ou que ces derniers lui aurait donné une information manifestement fausse, cette information étant au contraire celle qui circulait en interne entre les filiales du groupe Chevron.

378. Enfin, Esso a indiqué dans ses écritures du 17 octobre 2007 ne jamais avoir été facturée en interne sur la base d'un index mixte mais uniquement sur la base de l'index Arab Gulf.

379. Toutefois, cette société ne conteste pas avoir changé de méthode de facturation en 2000 pour Air France afin de passer d'une cotation en index Caltex à une cotation en index AG. Elle a également indiqué dans une réponse du 17 octobre 2007 à propos des autres compagnies qu'Air France : " Nous vous rappelons à cet égard qu'Esso facturait les compagnies aériennes à La Réunion sur la base de l'index Caltex Bahrein jusqu'à début 2003 (...) Toutefois, dès 2000, Air France avait exigé de changer d'index de facturation (...) C'est d'ailleurs en effectuant la conversion entre les deux index, Caltex Bahrain et Arab Gulf, qu'Esso a commis une erreur matérielle conduisant à une importante perte de rentabilité sur le contrat pour 2001 et 2002 avec Air France".

380. Ces éléments doivent être mis en regard de la lettre d'Air France de juin 1999, adressée à Esso à propos de sa demande de changer d'index de facturation et qui comporte la phrase suivante : " Nous ne contestons pas, ainsi que nous vous l'avons indiqué, que vous soyez facturés par votre Supply sur la base du Caltex-Bahrein ". (cote 2387) (soulignement ajouté).

381. Il apparaît donc que, lorsqu'Esso facturait Air France en Caltex avant 2000, son prix de transfert était également en Caltex. Or, le changement de cotation en 2000, qui a conduit à passer en cotation AG, n'a touché que l'approvisionnement d'Air France. Aucun élément du dossier ne permet d'indiquer que les quantités vendues aux autres compagnies, qui ont continué à être facturées en Caltex, auraient également fait l'objet d'une modification du prix de transfert. Un tel changement aurait en effet entraîné un transfert de marge important de la division trading vers la division commerciale.

382. Ainsi, les renseignements recueillis par Mme H... sont étayés par des éléments objectifs suffisants pour conforter la valeur probante du document 3151. On ne peut donc soutenir, comme le font les parties mises en cause, que l'incertitude sur l'exactitude des prix de transfert mentionnés par Mme H... démontrerait l'absence d'échange d'informations avec les trois autres compagnies pétrolières.

Conclusion

383. Les pièces du dossier commentées ci-dessus - notes manuscrites de M. Y..., courrier électronique de Total Outre-mer et courrier électronique de Shell - dont le sens et la portée ont été minutieusement examinés par le Conseil en réponse aux objections des entreprises qui tendent, a posteriori, à en contester le contenu anticoncurrentiel constituent un faisceau d'indices graves, précis et concordant d'une concertation entre les compagnies pétrolières pour fausser le jeu de la concurrence lors de l'appel d'offres de 2002. Face aux risques de ce dernier dont le succès dépendait de l'incertitude dans laquelle devait se trouver chaque offreur par rapport à la position des autres, a été préférée une stratégie collusive qui a porté ses fruits grâce aux échanges intervenus sur trois informations clés : la répartition du marché (cote 2027), la stratégie à adopter en cas de changement de source d'approvisionnement (cote 384), le niveau des prix de transfert (cotes 3150 et 3151). L'examen des comportements des compagnies pétrolières pendant l'appel d'offres de 2002 apporte des indices supplémentaires de la collusion mise en lumière par les pièces évoquées ci-dessus.

2. LA SIMILITUDE DES COMPORTEMENTS DES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES PENDANT L'APPEL D'OFFRES DE 2002

384. L'instruction a relevé, au cours de cet appel d'offres, une similitude des comportements des quatre compagnies pétrolières qui n'avait jamais été observée auparavant.

385. Cette similitude des comportements a consisté à (1) proposer des prix en hausse pour la première enchère de 2002 ; (2) maintenir ces prix élevés pendant les tours d'enchères de 2002 ; (3) limiter les offres en volume de manière à se positionner comme fournisseur incontournable d'Air France, (4) ne pas modifier ses offres en volume pendant tout l'appel d'offres.

386. Dans leurs observations, les compagnies pétrolières contestent le parallélisme de comportement et donnent une explication de leur conduite pendant l'appel d'offres de 2002 qui contredirait l'existence d'une concertation. Il convient de répondre à l'ensemble de ces arguments après avoir rappelé la jurisprudence communautaire et nationale.

a) La jurisprudence pertinente

387. Le droit communautaire et national prohibe notamment les pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché, et notamment ceux consistant à établir de manière directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou à répartir les marchés.

388. Selon la jurisprudence, s'il faut réunir des preuves précises et cohérentes pour établir l'existence d'une infraction aux articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE, il n'est pas exigé que chacune des preuves permette, à elle seule, d'établir l'infraction. Il suffit que tous les éléments de preuve, considérés dans leur ensemble, répondent à cette condition, en recourant à la méthode du faisceau d'indices graves, précis et concordants. En effet, comme l'a rappelé la Cour de justice des communautés européenne dans un arrêt du 25 janvier 2007 (Sumitomo Metal Industries Ltd, C 403-04 P et C 405-04 P) dans la mesure où la plupart des accords et pratiques interdits par le droit de la concurrence présentent un caractère clandestin, les documents afférents sont fragmentaires et rares, surtout dans les groupes mondiaux particulièrement au fait des risques encourus en cas de manquements au droit de la concurrence - comme ceux auxquels appartiennent les entreprises en cause dans l'espèce. Dans de tels cas, l'existence d'une pratique ou d'un accord anticoncurrentiel doit être déduite d'une série d'éléments matériels ou d'indices qui, considérés ensemble, peuvent, en l'absence d'une autre explication plausible, constituer la preuve d'une infraction aux règles de la concurrence.

389. Par ailleurs, une entente prohibée est constituée lorsque les parties respectent un plan commun qui limite ou est susceptible de limiter leurs comportements réciproques, en déterminant les principes de leur action ou de leur abstention sur le marché. Les preuves matérielles ou le faisceau d'indices s'appliquent indifféremment à des "pratiques concertée" ou des "accords entre entreprises" plus formalisés, puisque le but est d'appréhender toute forme de coordination entre entreprises qui substitue sciemment une coopération aux risques de la concurrence.

390. Selon cette conception, l'application de l'article 81 § 1 ne nécessite nullement la démonstration d'un plan précis mais seulement celle de la perte d'autonomie des acteurs, ce qui est de nature à altérer la concurrence sur le marche, comme le résume la Cour dans un considérant de principe : " Les critères de coordination et de coopération arrêtés par la jurisprudence de la Cour, loin d'exiger l'élaboration d'un plan réel, doivent être compris à la lumière de la conception inhérente aux dispositions du traité relatives à la concurrence, et selon laquelle tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu'il entend suivre sur le marché commun. Bien que cette exigence d'autonomie n'exclut pas le droit pour une entreprise de s'adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de ses concurrents, elle s'oppose en revanche rigoureusement à toute prise de contact directe ou indirecte entre de tels opérateurs, ayant pour objet ou pour effet soit d'influencer le comportement sur le marché d'un concurrent actuel ou potentiel, soit de dévoiler à un tel concurrent le comportement que l'on est décidé à, ou que l'on envisage de tenir, sur le marché. " (Affaires jointes 40-48/73 etc. Suiker Unie et a./Commission, point 1663)

391. Aux termes de l'article 81 du traité CE, la notion de pratique concertée implique, outre la concertation, un comportement sur le marché faisant suite à cette concertation et un lien de cause à effet entre ces deux éléments. Toutefois, selon une jurisprudence constante, il existe une présomption, sous réserve de la preuve contraire qu'il incombe aux opérateurs économiques en cause de rapporter, que les entreprises qui participent à la concertation et demeurent actives sur le marché tiennent compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur le marché.

392. Enfin, il n'est pas nécessaire de démontrer l'existence d'effets anticoncurrentiels réels sur le marché. Le Tribunal de première instance a ainsi jugé "qu'une pratique concertée relève de l'article [81, paragraphe 1] du traité CE, même en l'absence d'effets anticoncurrentiels sur le marché. D'abord, il découle du texte même de ladite disposition que [...] les pratiques concertées sont interdites, indépendamment de tout effet, lorsqu'elles ont un objet anticoncurrentiel. Ensuite, si la notion même de pratique concertée présuppose un comportement des entreprises participantes sur le marché, elle n'implique pas nécessairement que ce comportement produise l'effet concret de restreindre, d'empêcher ou de fausser la concurrence." (Affaire T-9-99 HFB Holding für Fernwärmetechnik Beteiligungsgesellschaft mbH & Co. KG et a./Commission, point 217).

b) Les arguments des compagnies pétrolières

393. Chevron considère que son comportement s'explique par sa volonté de s'opposer à la puissance d'achat d'Air France et son objectif de remonter sa marge, trop faible au regard de coûts fixes importants. Selon Chevron, même en 2002, le contrat conclu avec Air France n'était pas rentable pour Chevron. Enfin Chevron évoque la transparence du marché qui expliquerait l'analogie des comportements.

394. Total Réunion estime qu'elle n'a pas restreint les quantités en 2002 plus qu'en 2001. Elle justifie la hausse des prix par une hausse des coûts à anticiper (changement de source d'approvisionnement, crise du 11 septembre) et la nécessité de rétablir un niveau de marge. Elle ajoute que la restriction des volumes s'explique par le constat d'une marge faible et par sa volonté de diversifier sa clientèle (réduction de la dépendance d'Air France). Enfin, elle estime qu'il était statistiquement possible que le résultat des offres fasse 100 %.

395. Sur les volumes, Shell allègue que son offre était cohérente avec celle de l'année précédente. Elle ajoute qu'il n'était pas dans son intérêt de développer ses ventes avec Air France. Elle conclut d'ailleurs sur les volumes en indiquant qu'il n'était pas dans l'intérêt d'un offreur de proposer de la flexibilité, sachant qu'Air France en manquait. Sur les prix, elle affirme n'avoir pas augmenté significativement ceux-ci, alors que ses coûts auraient augmenté de 10 %.

396. Esso conteste le parallélisme des comportements. Il explique le sien par sa stratégie de "renouer avec la rentabilité", rentabilité perdue en raison d'une erreur de conversion dans le différentiel qui a nécessité un "rattrapage". Dans ses dernières écritures, elle justifie la limitation des volumes par la pratique du "roll-over", l'obligation de constituer des stocks stratégiques et enfin par sa politique de réduction de la dépendance vis-à-vis d'Air France, en raison de la faible marge. Elle conclut enfin sur la très grande transparence du marché, parce qu'Air France divulguerait des informations.

c) Les constatations du Conseil concernant la réalité des comportements parallèles :

Sur la rigidité des volumes

397. Le tableau ci-après montre que les volumes offerts par les compagnies pétrolières n'ont pas bougé pendant l'appel d'offres de 2002, à part l'adaptation de 2 % pour Exxon, mais qui n'augmente pas le volume global offert puisqu'il s'agit de compenser la diminution marginale de la part de Total qu'Air France abaisse de 15 % à 13 %. De même, la flexibilité introduite par Shell au troisième tour d'enchères à la demande expresse d'Air France est fictive, puisque les options proposées sont dégressives, 30 %, 25 % et 20 %, et conduisent à offrir des volumes inférieurs à la proposition initiale (30 %) déjà jugée insuffisante par Air France.

<emplacement tableau>

398. Il faut relever que la présentation d'offres rigides, sans options de volume ou de durée, est une nouveauté propre à l'appel d'offres de 2002, qui contraste avec la variété des offres des années précédentes pour tous les pétroliers.

399. Ainsi, en 1999, Total avait soumissionné pour 45 % du marché pour deux ans, Esso pour 45 % et Shell pour 35 %. Puis Shell avait proposé plusieurs options, dont des fourchettes de volume à 10 %, 25 % ou 35 % sur 3 ans, aux tours suivants.

400. En 2000, Total avait soumissionné pour 15 % supplémentaires par rapport aux 45 % déjà détenus, Esso avait proposé plusieurs options entre 30 % et 45 % sur un ou deux ans avec des variantes de prix et Shell avait proposé une fourchette ente 10 % et 35 %.

401. En 2001, Esso qui détenait déjà 45 % n'a pas soumissionné, mais Total a proposé 45 % au premier tour. Shell qui avait commencé à 20 % a fait une proposition à 40 % et 20 % pour finir à 30 % et Chevron qui avait ouvert à 18 % a fait une proposition à 15 % ou 25 %, pour terminer à 25 %, avec à chaque fois des variantes de prix.

402. Il faut également noter que les offres pluriannuelles proposant un meilleur prix en contrepartie d'un volume plus important ne sont pas réservées à Air France mais peuvent aussi concerner les petites compagnies.

403. Ainsi, en juin 2000, Exxon contracte avec Corsair pour deux ans avec un prix dégressif, coté en Caltex-Bahreïn : 50,3 euro/m3 en 2001 et 48,8 euro/m3 en 2002 (cote 4946).

404. De même, dans un courriel interne entre Total Outre-mer et Total Réunion, du 25 novembre 2002, concernant le contrat d'Air Austral, Mme A... écrit : "Il nous importe de renouveler ce contrat pour un an voire même deux si possible au 1er janvier...je propose de rester sur Caltex-Bahreïn et lui offrir un différentiel à la baisse à 50 euro/m3 voire jusqu'à 47 euro/m3 qui est le niveau Air Lib et Corsair.... S'il y a une possibilité réelle de bloquer le contrat sur deux ans moyennant un effort supplémentaire, nous serions prêts à améliorer notre offre" (soulignement ajouté).

405. Or, l'absence de flexibilité sur les volumes pour Air France en 2002 ne pouvait pas être anticipée par les compagnies dans une situation de marché fonctionnant par appel d'offres avec trois sortants et l'arrivée d'un quatrième offreur au moment du renouvellement. Une intensification de la concurrence devait nécessairement être anticipée puisque le nouvel arrivant ne pouvait s'imposer qu'au détriment des fournisseurs en place.

406. Ce schéma est d'ailleurs clairement reconnu par Chevron. Dans sa déclaration du 5 juillet 2007, M. Simon Y... explique en effet : "C'est difficile d'entrer sur un nouveau marché étant donné que les autres concurrents sont en général réticents à une telle entrée, d'où cette stratégie d'entrée avec une marge faible ", puis il complète " Il faut essayer de prévoir comment les concurrents sont susceptibles de réagir. Par exemple, si l'un de nos concurrents vient de perdre un contrat [cas de Total en 2001], on peut s'attendre à ce qu'il s'efforce de revenir sur le marché [cas de Total en 2002] " (soulignements ajoutés).

407. La parallèle entre la situation de 2001 et celle de 2002 est donc incontestable et M. Y... devrait conclure qu'en 2002, il devait attendre de Total une "stratégie d'entrée avec une marge faible", pour reprendre ses propres termes.

408. Malgré ce risque, de nature, en théorie, à créer une crainte réelle d'être exclu du marché, chaque compagnie va pourtant choisir une stratégie identique sur les volumes offerts : restreindre les parts de marché et supprimer toute option afin de pouvoir augmenter les prix.

Sur la hausse des prix

409. S'agissant de la hausse simultanée des prix, le Conseil observe que les offres du 1er tour pour l'appel d'offres de 2002 ont bien été en augmentation sensible par rapport aux résultats de l'appel d'offres de 2001 ou au dernier prix proposé lorsque l'offreur n'a pas été retenu, comme l'indiquent les comparaisons de prix pour chacune des compagnies :

- Exxon : 68,5 euro/m3 en 2002 contre 46,5 euro/m3 en 2000 et 2001 ;

- Total : 72,8 euro/m3 en 2002 contre 57,9 euro/m3 en 2001 (offre trop chère non retenue) ;

- Chevron : 73,5 euro/m3 en 2002 contre 53,4 euro/m3 en 2001 ;

- Shell : 45 euro/m3 en index mixte contre 31 euro/m3 en index mixte en 2001.

410. Il s'agit donc bien de hausses importantes puisqu'elles sont de l'ordre de +45 % pour Exxon et Shell, de +38 % pour Chevron et de +25 % pour Total. Ces écarts permettent de mesurer la confiance qu'avaient les offreurs dans la certitude de ne pas être écartés de la compétition. En effet, le prix qui leur avait permis d'être retenu en 2001 est l'élément déterminant pour apprécier l'état du marché. Ce prix de référence est d'autant plus important que la compétition entre quatre offreurs en 2001 avait conduit à l'élimination de Total à ce niveau de prix.

411. Les compagnies peuvent, certes, faire valoir que le prix d'entrée de la première offre est toujours supérieur au prix final : il est logique qu'elles souhaitent garder une marge de baisse. La hausse du prix peut donc s'expliquer en partie par la constitution de cette marge de précaution en début d'enchères.

412. Mais cet argument ne permet pas d'écarter le constat d'un parallélisme de comportement, car même en comparant la première offre de 2001, moins favorable, à la première offre de 2002, les hausses de prix restent elles aussi générales et importantes :

- Exxon : 68,5 euro/m3 en 2002 contre 46.5 euro/m3 en 2000 pour deux ans ;

- Total : 72,8 euro/m3 en 2002 contre 64 euro/m3 en 2001 ;

- Chevron : 73,5 euro/m3 en 2002 contre 57,6 euro/m3 en 2001 ;

- Shell : 45 euro/m3 en index mixte contre 41 euro/m3 en index mixte en 2001.

413. Le dossier révèle donc un parallélisme de comportement des quatre offreurs, aussi bien sur les restrictions des volumes offerts que sur la hausse des prix proposés.

d) Les explications données par les compagnies pétrolières

Sur l'évolution des coûts

414. Pour expliquer la hausse conjointe des prix lors de l'appel d'offres de 2002, les parties soutiennent tout d'abord qu'elle proviendrait de l'évolution des coûts qui sont en quasi totalité des coûts communs, comme le transport de la raffinerie jusqu'à l'île, le stockage dans le dépôt de la SRPP, le transport jusqu'à l'aéroport puis de stockage et d'avitaillement, facturés par des entreprises communes ou les GIE.

415. Mais l'observation des coûts exposés par les compagnies pétrolières (voir § 49) ne confirme pas cette explication. Comme le montre le tableau ci-dessous, les coûts communs sont en augmentation très lente sur la période. L'augmentation de 3,5 euro/m3 des coûts à terre en 2004 a été compensée par une baisse concomitante des coûts de transport de même ampleur.

<emplacement tableau>

416. Ces chiffres relatifs aux coûts communs n'ont pas été contestés par les compagnies pétrolières dans leurs dernières écritures.

417. Il est donc exclu que la légère augmentation des coûts en 2002 et 2003, d'ailleurs peu différente de celle observée en 2000 et 2001 qui s'était accompagnée d'une baisse des prix, puisse expliquer des décisions parallèles d'augmenter fortement les prix, de 20 euro/m3 en moyenne, lors de l'appel d'offres de novembre 2002.

418. La hausse des coûts internes n'est pas non plus une explication convaincante. En effet, à supposer qu'ait augmenté la rémunération de la division "achat" ou la participation aux frais généraux du groupe, ces éléments, propres à chaque entreprise, ne peuvent être connus ou anticipés par les concurrents et justifier un comportement parallèle.

419. Par ailleurs, contrairement à ce qu'indique Total, il n'existait aucune incertitude sur l'augmentation des capacités de stockage. Il n'y avait donc pas besoin d'anticiper la hausse des coûts par une hausse des prix, puisque cette hausse des coûts n'était ni réelle ni certaine. En effet, les compagnies pétrolières avaient marqué leur opposition à toute possibilité d'extension dès juin 2002 et l'avaient signifié officiellement le 4 octobre 2002 dans une lettre au président de la Chambre de commerce et d'industrie de La Réunion (cote 714).

420. De même la crise du septembre 2001 ne justifiait pas des anticipations négatives fin 2002 pouvant se traduire pas une hausse des prix, puisque les documents transmis par Total (émanant de la DGAC) ne signalent qu'une baisse de 3,5 % du trafic de 2001 à 2002. La crise du 11 septembre n'a eu que des conséquences très limitées sur le trafic aérien à destination de la Réunion. Au demeurant, c'était à Air France de prendre ses risques dans ses prévisions de trafic et, en conséquence, d'y ajuster sa demande de kérosène, ce qu'elle a fait.

Sur la reconstitution des marges

421. Les parties ont également soutenu que la justification de la hausse des prix résidait dans la nécessité de reconstituer leurs marges.

422. Mais décider de reconstituer ses marges en remontant ses prix à l'occasion d'un appel d'offres instantané est un comportement stratégique individuel puisqu'il faut assumer individuellement le risque d'une perte du marché, la mise en concurrence ayant précisément pour objet et pour effet de contraindre les entreprises dans leurs prix. Une entreprise ne peut donc pas raisonnablement anticiper que ses concurrents vont décider ensemble de reconstituer leurs marges et surtout dans quelles proportions.

423. En revanche, il existait bien une volonté de reconstituer la marge perdue depuis la fin de la cotation en Caltex-Bahreïn. Pour s'en rendre compte, on peut comparer les prix les plus bas pratiqués par l'ensemble des pétroliers sur la période 2001-2002 pour les différentes compagnies aériennes toutes cotations confondues.

424. Les cotations de Corsair, Air lib AOM et Air Madagascar sont en index Caltex-Bahreïn, celle d'Air France sont en index AG, sauf celle de Shell qui est en index mixte :

<emplacement tableau>

425. Tous ces prix sont calés sur les mêmes coûts directs communs examinés plus haut et sont adossés au même approvisionnement. Les différentiels offerts sont relativement convergents et s'établissent aux alentours de 50 euro/m3.

426. Tous les prix, sauf les trois cotations en AG pour Air France (en grisé), comprennent aussi une marge "amont" considérable comprise entre 30 euro/m3 et 40 euro/m3 ; Shell se limitant à une marge, constatée ex post, de 24 euro/m3 sur sa cotation à 41,2 euro/m3 pour Air France, en index composite.

Sur l'erreur d'Esso

427. La société Esso justifie, pour ce qui la concerne, une hausse des prix de plus de 40 %, par une erreur de cotation en septembre 2000, qui aurait conduit à offrir un prix anormalement bas pendant sur les marchés de 2001 et 2002. Cette situation l'aurait contrainte à procéder à un rattrapage massif pour l'appel d'offre d'octobre 2002.

428. Elle mentionne, à l'appui de son affirmation, le courriel du 27 septembre 2000 (cote 2386) de M. J... [Exxon] à M. Q... [Exxon] qui indique : " J'ai un doute sur la conversion Caltex- Bahreïn / Arab Gulf que tu as donné à Jean-Christophe [M. Jean-Christophe R..., le négociateur d'Exxon] : selon mon souvenir, notre différentiel de 26,5FF vs Caltex-Bahreïn se transformait en Arab Gulf +43 ou 44 FF et non en Arab Gulf + 30,50 FF. J'espère que la personne du Supply avec qui tu as discuté ne s'est pas trompée, sinon il faudra revenir très vite vers Air France pour essayer de corriger cette proposition " (soulignement ajouté).

429. Mais la nature, l'importance et les conséquences de cette erreur ne sont pas celles que présente Esso.

430. On relève tout d'abord que l'affirmation de cette erreur est fondée sur un unique élément, le courriel interne du 27 septembre 2000 ci-dessus, qui n'établit pas lui-même une telle erreur. Aucun autre document, daté de l'époque des faits, ne fait mention de l'erreur ni de son signalement immédiat à Air France. Au questionnaire qui lui demandait de produire de tels documents, Esso a répondu le 8 mars 2007: " que le seul document interne relatif à cette erreur est le message courriel adressé par Thierry J... le 27 septembre 2000 à son supérieur hiérarchique Alain Q... " (cote 4909).

431. Interrogée à nouveau sur l'absence de documents relatant une telle erreur présentée comme majeure, Esso a indiqué dans une réponse du 5 avril 2007 : "Considérant que Esso était engagée vis-à-vis d'Air France par l'offre précitée du 12 septembre 2000 et, compte tenu de l'importance stratégique d'Air France pour Esso dans le monde ainsi que du volume de l'escale de la Réunion, qui, sans être négligeable, ne représentait que 1,4 % du volume total à Air France, les deux directeurs régionaux, M. Alain Q... et M. Eric M... ont décidé de ne pas revenir sur l'offre afin de ne pas compromettre la relation commerciale avec Air France. Cette décision, qui relevait de la compétence de ces deux directeurs n'a pas eu besoin d'être documentée en interne".

432. Ainsi, malgré cette dernière explication, il demeure qu'aucune preuve documentaire n'est apportée pour attester de l'erreur invoquée par Esso, et préciser sa nature et son montant.

433. A cet égard, l'instruction a relevé, à partir des pièces du dossier, que la responsabilité en était attribuée à une personne du service fourniture : "J'espère que la personne du Supply avec qui tu as discuté ne s'est pas trompée" (courriel déjà cité). Or, cette personne devait indiquer à ses collègues l'écart entre l'index Caltex Bahrain et l'index Arab Gulf à prendre en compte, en septembre 2000, pour effectuer une cotation directe en Arab Gulf. Cet écart était de 10,63 euro/m3 fin août 2000 (cote 5359). Comme l'a démontré l'instruction, sans être contredite, cet écart de 10,63 euro est exactement celui qui a été utilisé par le négociateur d'Esso pour faire son calcul de conversion. Ainsi, la personne du "Supply" qui a été interrogée ne s'est pas trompée sur les chiffres mais a fourni un écart instantané alors que son interlocuteur souhaitait probablement connaître la moyenne annuelle de cet écart, c'est-à-dire une évaluation de la marge amont qu'il convenait de faire basculer vers l'aval.

434. Cette explication n'a pas été contredite, ni dans ses observations écrites, ni lors de la séance. par Esso qui s'est borné à juger plausible cette explication.

435. Finalement, le seul commentaire relatif à cette offre de septembre 2000 est celle de M. Q... qui, dans son courriel du 12 septembre 2000, indique : "Bon travail d'équipe...nous avons obtenu ce que nous recherchions : donner satisfaction à Air France avec une offre en index Arab Gulf au lieu de Caltex-Bahreïn (avec un supplément de prix de 26,50 FF/HL à 30,50 FF/HL) ; notre stratégie a réussi : un contrat de deux ans, une part de marché de 30 %, avec une option d'AF pour monter à 45 %. ". (soulignements ajoutés). Cette déclaration ne traduit pas le constat d'une erreur de cotation mais, au contraire, la réussite d'une stratégie de gain de volumes importants, garantis sur deux ans, pour laquelle il était nécessaire de faire un effort de prix.

436. En admettant même que le prix réellement souhaité aurait dû être plus élevé que celui effectivement proposé, cela ne permettrait pas de contester la réalité de la hausse en 2002. Il n'est, en effet, pas démontré par Esso que la compagnie pétrolière aurait pu réaliser la stratégie gagnante exposée ci-dessus : " un contrat de deux ans, une part de marché de 30 %, avec une option d'AF pour monter à 45 %", en proposant le prix de 66 euro/m3 qu'elle présente comme le prix obtenu en l'absence d'une erreur de conversion.

437. En effet, ce prix supérieur aurait été très supérieur à l'offre de Total à 55,6 euro/m3 pour 15 % des volumes, mais aussi à l'offre de Shell à 41,1 euro/m3 en index mixte, soit environ 57,7 euro/m3 en index AG, pour 35 % des volumes. Pour l'emporter sur ces deux offres, il aurait fallu nécessairement proposer un prix plus bas, donc de l'ordre de 55 euro/m3. L'obtention d'un contrat pour deux ans est encore moins probable à ce niveau de prix dans la mesure où l'arrivée de Chevron pour 2001 était déjà connue à ce moment-là.

438. Dans ces conditions la troisième affirmation d'Exxon est encore moins crédible. En 2001, Chevron gagne 25 % des volumes à 53,3 euro/m3, Shell en prend 30 % à 52,3 euro/m3, et Total est éliminé avec une offre 57,9 euro/m3. Il est donc exclu qu'Exxon, en l'absence du contrat de deux ans précisément obtenu avec son prix bas, ait pu emporter 45 % des volumes en 2001 avec une offre à 66 euro/m3.

439. En tout état de cause, la situation contre factuelle correcte n'est pas un prix de 66 euro/m3 mais plutôt un prix de l'ordre de 53 euro/m3. On devrait alors considérer que la hausse de 2002 n'est plus de 47 % mais seulement de 30 %, c'est-à-dire une hausse équivalente à celle des concurrents, ce qui confirme le parallélisme de comportement.

440. Dans ses dernières écritures, Exxon écrit qu'"il est effectivement possible que l'erreur de différentiel résulte du fait que la personne du supply d'Esso ait opéré une conversion sur la base de l'écart de conversion en vigueur à l'instant t de la demande plutôt que sur la base de la moyenne des écarts des 6 ou 12 derniers mois. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une erreur car Esso aurait considéré comme trop risqué de convertir volontairement un différentiel sur un écart de conversion non lissé dans le temps".

441. En réalité, l'offre de 2002 d'Exxon était en forte augmentation par rapport aux prix du marché en 2000 et 2001, sans que l'erreur invoquée a posteriori n'ait un rôle décisif dans cette augmentation.

La nécessité de lutter contre la dépendance d'Air France

442. Toutes les compagnies pétrolières ont indiqué avoir souhaité restreindre leurs volumes lors de l'appel d'offres d'Air France afin de diversifier leur clientèle pour lutter "contre la dépendance d'Air France".

443. Mais cet argument est contredit par les éléments factuels du dossier. Air France constituait au contraire, pour toutes les compagnies pétrolières, un débouché indispensable, après la faillite d'AOM et d'Air Lib.

444. Ainsi, pour Total Réunion, l'affirmation de M. Z... (Total Réunion) lors de son audition du 5 septembre 2007 selon laquelle il pouvait prendre le risque de perdre le contrat d'Air France car il estimait pouvoir compenser cette perte par les gains apportés par d'autres clients: "j'étais prêt à avoir zéro plutôt que de trop baisser mes prix (...) je faisais un raisonnement global en tenant compte du prix auquel je pouvais vendre à mes autres clients" , est contredite par plusieurs éléments factuels .

445. Au moment de l'appel d'offres, Total ne savait pas encore quel serait le sort du contrat avec Air Austral en cours de renouvellement puisque l'appel d'offres d'Air Austral débute début janvier 2003 (cote 4947) et celui d'Air France commence le 30 septembre 2002. A cette date, Total avait seulement signé avec Corsair pour 14.000m3 (cote 4477), ce qui est une quantité faible alors qu'Air France représente 90 000m3. Enfin, AOM/Air Liberté était en faillite et ne pouvait constituer une solution alternative à Air France. Les quantités de kérosène vendues par Total Réunion en 2003 à cette compagnie seront quasiment nulle (cote 4477).

446. En ce qui concerne Shell, l'argument consistant à invoquer l'idée de rééquilibrer le portefeuille de clients doit également être écarté dans le contexte de la disparition annoncée d'une compagnie aérienne, AOM-Air Lib, qui était un de ses principaux débouchés, dès la fin de l'année 2001, c'est-à-dire bien avant l'appel d'offres d'Air France.

447. De même, l'argument de la réduction de la "dépendance" évoqué par Chevron, est en contradiction avec son argument sur la " saturation du marché" et dont il avait justement indiqué qu'elle avait pour cause la mise en liquidation d'AOM-Air Lib.

448. Par ailleurs, dans l'annexe 4 (14) jointe à ses observations, Chevron indique page 2 que : "Total des ventes "comprend les ventes à tous les clients. Cependant les ventes à d'autres clients qu'Air France étaient négligeables durant les périodes pertinentes (en raison de l'absence de contrats de Chevron avec d'autres compagnies aériennes, les ventes étant uniquement faites sur une base ad hoc) par conséquent, la grande majorité du " Total des ventes " est imputable aux contrats de Chevron avec Air France"

449. Les arguments de Chevron sur cette nécessaire restriction des volumes en 2002 sont en contradiction avec les offres de Chevron depuis 2003, qui se situent autour de 70 % de parts de marché.

450. Dans ses dernières écritures, Esso invoque également l'argument de la réduction de la "dépendance" en l'enrichissant de considérations liées à la planification des achats et à la constitution de stocks stratégiques pour justifier ses limitations de volumes offerts à Air France.

451. Mais l'exemple de Chevron, en 2003, contredit totalement l'argument d'Exxon. En effet, Chevron qui a obtenu 68 % du contrat d'Air France en 2003 a pu acheter à Shell du kérosène sans que cela ne pose de difficultés particulières. Enfin, Exxon tire argument de ce qu'il a pu vendre du carburéacteur en pratiquant une marge plus élevée à certaines compagnies pour justifier sa restriction des volumes à Air France. Toutefois, à part Corsair, qui pratique une procédure d'appel d'offres pour sélectionner ses fournisseurs, seules deux compagnies aériennes ont acheté du kérosène à Exxon et il s'agit de quantités faibles : 2 444 m3 en 2003 pour Air Madagascar et 5056 m3 pour Air Bourbon, ainsi que l'indiquent les informations fournies par Esso (cote 5350). Air France était donc bien pour Exxon un client incontournable, comme le confirme le fait qu'Exxon a continué les années suivantes à soumissionner pour des parts de marchés très importantes : 50 % en 2004 et en 2005.

452. Enfin, Chevron affirme tout à la fois que la Réunion était une destination stratégique, mais que la rentabilité du contrat avec Air France, même en 2002, était mauvaise et que c'est la raison pour laquelle il a voulu limiter les volumes.

453. Toutefois un document du 2 décembre 2002 (cote 1997), fait état pour Chevron de gains supplémentaires très importants, ce qui contredit l'absence de rentabilité pour 2002 : " Sur le contrat de 6 millions de gallons, je pense que l'augmentation du prix va générer plus de 100 000$ de profit supplémentaire pour Caltex Réunion sur les 12 prochains mois ".

454. Il est important de noter que l'on parle ici de profits supplémentaires en 2002. S'agissant en effet du contrat de 2001, les échanges de courriels internes ne mentionnent pas de pertes avec des ventes à 53 euro/m3, comme le confirme le courriel du 29 août 2001 (cote 2081) "On voit qu'avec un différentiel de 31FF/HL [47,3 euro/m3] en Arab Gulf on ne fait plus de perte. Si nous facturons à 31FF/HL en cotation Caltex-Bahreïn, nous gagnons de l'argent. Ceci en plus de ce que gagnent les gens du Trading " (soulignement ajouté).

Conclusion

455. Les arguments des pétroliers pour expliquer leur comportement individuel, sont d'autant moins convaincants qu'ils sont tous fondés, à des degrés divers, sur des justifications internes qui ne pouvaient qu'être ignorées de leurs concurrents, sauf concertation entre eux.

456. Ainsi, M. Z..., responsable de l'offre pour Total justifie son offre par le fait, qu'au terme d'une réflexion individuelle, il était prêt à être exclu de contrat Air France plutôt que de baisser ses prix, situation qui ne pouvaient être devinée par ses concurrents qui ne connaissaient que sa part de marché de 45 % dans le marché de 2000-2001.

457. Esso mentionne une erreur sur sa cotation précédente qui était ignorée des autres offreurs puisqu'elle était même ignorée en interne faute de document la mentionnant explicitement, comme cela a été vu en détail dans les paragraphes ci-dessus.

458. Shell devait gérer une situation particulière liée à sa volonté de continuer à coter en index mixte alors que les autres offreurs pensaient que tout le monde cotait en index AG. Dans l'ignorance réciproque de leurs prix de transfert et de cotation, les pétroliers ne pouvaient anticiper le comportement de Shell.

459. Enfin, Chevron venait d'entrer sur le marché et n'avait pas d'autres clients qu'Air France à la Réunion. Il était donc particulièrement difficile d'anticiper une stratégie, quelle qu'elle soit, pour ce nouvel arrivant, pour lequel personne ne disposait d'un historique de ses comportements sur ce marché.

Sur la prétendue divulgation d'informations par Air France pendant l'appel d'offres:

460. Les compagnies pétrolières ont allégué la possibilité d'obtenir d'Air France des informations fiables et précises de nature à leur permettre d'anticiper le comportement de leurs concurrents pendant l'appel d'offres, puis de connaître le résultat final de l'appel d'offres.

461. Au préalable, il convient d'indiquer qu'un questionnaire a été adressé à Air France, pour savoir de façon générale quel type d'informations elle transmettait aux compagnies pétrolières pendant et après les appels d'offres, et ensuite, plus particulièrement, pour l'interroger sur les informations qu'elle avait pu communiquer pendant les appels d'offres en cause, c'est-à-dire ceux de 2002 et 2003.

462. La compagnie aérienne a répondu que les seules informations qu'elle donnait à chaque compagnie étaient celles relatives à leur position relative à chaque tour de l'appel d'offres (rang) ainsi que le niveau de prix à atteindre pour être qualifié (cote 1518 à 1523).

463. S'agissant précisément de l'appel d'offres de 2002, Air France a ajouté que, en raison du soupçon d'entente, elle a adopté une position très fermée, insistant seulement auprès des offreurs sur sa volonté de disposer d'une flexibilité à la hausse des parts de marché et mentionnant alors que le taux de couverture des volumes en appel d'offres était de 100 % exactement. Elle a également fait part de son très grand étonnement devant le niveau de prix proposé.

464. Air France a conclu en disant qu'elle ne donnait pas d'informations indirectes sur les prix qui pourraient aider une compagnie pétrolière à reconstituer, par déduction, les prix proposés individuellement par ses concurrents pendant le déroulement des enchères. Tout au plus la compagnie pétrolière connaît-elle son rang et l'écart approximatif qui la sépare du meilleur offreur. En ce qui concerne les parts de marché, la remarque est analogue. Air France peut divulguer son taux de couverture, ce qui lui permet de faire planer la menace d'éviction sur certains offreurs.

465. Dans le même temps, les compagnies pétrolières ont été interrogées, soit au moyen de questionnaires, soit directement lors d'auditions sur la question des informations divulguées par Air France. Deux situations ont été distinguées : l'appel d'offres lui-même et les informations données par Air France qui permettraient d'anticiper les offres de tous les participants et le résultat de l'appel d'offres.

466. Sur le premier point, les réponses des compagnies pétrolières au questionnaire relatif à l'éventuelle divulgation des informations par Air France ont été beaucoup plus nuancées.

467. Ainsi, s'agissant des informations données par Air France en cours d'enchère, Shell a indiqué "durant tout le processus de l'appel d'offres, Air France (ainsi que les autres clients de lignes aériennes) fait part de sa réaction sur les offres proposées. Cette réaction a inclus une indication du meilleur prix (ou la différence entre l'offre de Shell et la meilleure offre proposée)". (soulignement ajouté)

468. De même Esso a précisé (cote 4977 à 4978): "il y a de nombreux échanges verbaux entre l'acheteur d'Air France (ou des autres compagnies aériennes) et le commercial d'Esso qui ont lieu entre les différents tours de l'appel d'offres, échanges pendant lesquels l'acheteur d'Air France donne des indications au commercial d'Esso sur son positionnement dans l'appel d'offres, afin de l'inciter à la baisse des prix. Bien entendu, l'exactitude des " informations " fournies par l'acheteur dans le cadre du feedback n'est pas assurée..." (soulignement ajouté)

469. Quant à Chevron, il a également expliqué (cote 5272 à 5274): "Air France ne donne pas d'informations précises mais plutôt des indications en termes généraux permettant aux sociétés pétrolières de déterminer leur position dans la compétition. Par exemple Air France pouvait informer Chevron de la manière suivante : " vous avez fait la troisième meilleure offre, vous devez réduire votre prix d'au moins un centimes d'euro par m3 pour atteindre le niveau de la meilleure offre " ce qui permet de deviner facilement le niveau de prix offerts par les concurrents. S'agissant des volumes (...) Air France peut également indiquer le ratio de couverture total (...) Air France peut également donner des informations plus précises en ce qui concerne l'identité des soumissionnaires dont les offres ont été évoquées par Air France. Si Air France ne donne pas les noms des sociétés concernées, elle distille suffisamment d'informations afin que Chevron puisse deviner". (soulignement ajouté)

470. Quant à Total, après avoir cité le document 370 dans sa réponse du 6 mars 2007 à la rapporteure, il estime dans ses dernières écritures que ce document ne concerne pas l'appel d'offres de 2002 et ne saurait être retenu au titre du deuxième grief.

471. Ainsi, les parties n'apportent aucun document permettant de contredire les déclarations d'Air France sur les seules informations diffusées en cours d'enchères : la position relative à chaque tour (rang) ainsi que le niveau de prix à atteindre pour être qualifié, par comparaison avec la meilleure offre.

472. En ce qui concerne le résultat de l'appel d'offres, les compagnies pétrolières qui avaient dans un premier temps soutenu qu'il avait été divulgué par Air France, ont soit abandonné l'argument (cas de Shell et de Total Réunion et Chevron), soit n'ont pas pu l'étayer dans leurs dernières écritures. Ainsi, Esso écrit:

"Si Esso n'a pas retrouvé, il est vrai, de traces écrites des résultats finals des appels d'offres communiqués par Air France pour l'aéroport de la Réunion, il est avéré qu'Air France communique de tels résultats au moins sur certains aéroports..."

473. La seule indication précise et exacte que donne Air France à une compagnie pétrolière, une fois l'appel d'offres terminé, est donc le résultat qu'elle-même a obtenu : les compagnies pétrolières ne sont pas en mesure de démontrer le contraire.

Sur le total des offres à 100 %

474. Pour expliquer la répartition du marché entre les quatre concurrents avec une somme de leurs offres égale à 100 %, les parties invoquent le hasard ou au contraire l'absence de hasard et le caractère relativement fréquent de ce type de situation.

475. Esso considère ainsi que chacune des compagnies ne soumissionne que pour un pourcentage inférieur à 100 %, ce qui peut conduire à ce que la somme des soumissions corresponde exactement à 100 %. Par ailleurs, Esso estime que les offreurs peuvent anticiper les réactions de ses concurrents sur leur positionnement par rapport au nouvel appel d'offres, à partir des résultats de l'appel d'offres précédent. Cet argument est notamment avancé pour retenir que la reconduction des offres en 2003 s'explique par la réussite de la stratégie de 2002, sans préjudice du fait de savoir ci celle-ci était ou non le fruit d'une entente.

476. Mais cette explication ne vaut que dans une hypothèse de répartition de marché puisque les compagnies doivent normalement ignorer le niveau de prix de leurs concurrents. Esso ne dit d'ailleurs pas comment les pétroliers pourraient avoir connaissance du résultat complet de l'appel d'offres antérieur alors qu'il est établi qu'Air France ne communique pas le résultat global des appels d'offres, mais simplement les informations individuelles concernant chacun des pétroliers ayant soumissionné.

477. Par ailleurs, même dans l'hypothèse où une compagnie pourrait deviner les parts de marché auxquelles aspirent ses concurrents par la connaissance des résultats de l'appel d'offres précédent, possibilité qui n'est sérieusement démontrée que dans le cas d'une simple reconduction des situations antérieures, Esso n'explique en rien comment les offreurs pourraient anticiper un résultat du premier tour où la somme de ces offres atteindrait exactement 100 %.

478. Les éléments apportés par Chevron, et notamment l'exemple concernant Chypre ont été contredits par la compagnie aérienne Cyprus AirWays. Celle-ci a indiqué n'avoir pas rencontré de difficulté particulière, ni pendant l'appel d'offres de 2005, ni durant celui de 2006, car la somme des offres proposées dépassait 100 % de ses besoins (voir cote 5662 à 5666). La compagnie a d'ailleurs pu éliminer un des offreurs en obtenant une augmentation des quantités de ses concurrents. Par ailleurs, Chevron a reconnu que ses exemples sur les aéroports d'Heathrow et Toronto n'étaient pas probants puisqu'il n'y avait qu'un seul offreur.

479. Enfin, le calcul des probabilités effectué par Total Réunion, à partir de l'examen du déroulement des offres entre 1999 et 2002 montre que s'il existe une chance sur quatre que la somme des offres soit inférieure à 100 %, il n'existe en revanche qu'une chance sur vingt que le total des offres soit exactement égal à 100 %, ce qui est une probabilité faible. Au demeurant ces calculs de probabilité supposent que les quantités offertes soient choisies en fonction du pur hasard, ce qui n'est pas une hypothèse rationnelle.

480. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les pièces du dossier récapitulées au paragraphe 394, rapprochées du parallélisme des comportements observé, contre toute logique extérieure à l'entente, par les quatre offreurs mis en cause constituent autant d'indices précis, graves et concordants d'une concertation anticoncurrentielle nouée à l'occasion de l'appel d'offres de 2002. Cette entente, reprochée par le deuxième grief, est contraire à la fois à l'article L. 420-1 du Code de commerce et à l'article 81 du traité CE.

Sur les documents présentés par les parties comme des éléments à décharge

481. Les sociétés mises en cause considèrent qu'un certain nombre de document sont de nature à remettre en cause la validité des griefs, en ce qu'ils démontreraient l'incertitude des offreurs avant, pendant ou au terme de l'appel d'offres, ce qui est incompatible avec le grief d'entente qui a été notifié.

482. Mais, le premier document cité (coté 356) est sans lien avec les griefs notifiés, puisque la phrase qu'il contient : "aucune idée sur les intentions de Shell", concerne l'appel d'offres de 2001, dont il n'est pas contesté qu'il a été très concurrentiel puisque les prix ont baissé et que Total, fournisseur historique d'Air France sur cette escale, a été éliminé du marché. Il ne s'agit donc pas d'un document à décharge.

483. Le deuxième document (cote 4214) cité par Esso n'est pas non plus probant. Ce document, très général, affirme la volonté d'Esso d'augmenter sa marge pour un grand nombre d'escales, par exemple celle de l'Erythrée ou du Tchad comme l'indiquent les mentions en face de ces escales, et pas seulement pour La Réunion. Au surplus, le fait de souhaiter augmenter sa marge est banal et toutes les compagnies pouvaient souhaiter augmenter leur marge sur cette escale du fait de la concurrence observée en 2000 et 2001. Mais vouloir augmenter sa marge ne signifie pas que cela est possible dans un marché concurrentiel. La question de savoir si une entente est nécessaire ou pas pour atteindre ce but reste donc ouverte.

484. Les compagnies pétrolières citent également le document 2992 et soutiennent que l'incertitude dans laquelle se trouvait le négociateur de Shell, le 27 septembre 2002, soit trois jours avant la date limite de dépôt des offres, et qui ressort de son courriel : "Il est assez surprenant que nous soyons le seul fournisseur à coter en 60/40, les autres cotent en 100 % AG (si Air France ne ment pas) (...) Espérons que nous nous trompions, sinon nous allons brutalement perdre 2 des 3 contrats que nous avons là bas et conserver seulement 20 % de Corsair en portefeuille.", démontrerait l'absence d'entente.

485. Mais contrairement à ce qui est soutenu, la date de l'échange d'information n'a nullement été fixée par la notification des griefs et, en tous cas, pas au 27 septembre 2002 date à laquelle il restait encore trois jours avant le dépôt des offres. On peut, à cet égard, relever que les quatre compagnies pétrolières ont déposé leurs offres en même temps et au dernier moment, à quelques heures de la clôture du premier tour d'enchères : le 30 septembre à 13h34 pour Chevron (cote 203), le 30 septembre à 15h21 pour Total (cote 189), le 30 septembre à 17h03 pour Shell (cote 195) et le 30 septembre à 19h18 pour Exxon (cote 207).

486. En outre, le Conseil rappelle que le grief porte sur une entente de répartition qui était facile à obtenir par un échange rapide sur la limitation des volumes. Un tel accord n'a pas besoin d'être arrêté dans ses moindres détails pour produire ses effets et il n'est, notamment, pas nécessaire d'établir en commun un prix d'arrivée ou une séquence de prix. L'entente était donc était facile à obtenir en trois jours et elle a même pu se concrétiser quelques heures avant le dépôt des offres, puisque tous les pétroliers ont attendu la dernière limite pour déposer leur offre.

487. Shell cite également le document 379 de Total comme un document à décharge. Ce document est daté du 23 octobre 2002 soit avant le dernier tour de l'appel d'offres et il contient des propositions de prix en cotation Singapour. Selon Shell, la phrase figurant dans ce courriel "on devrait, à ces niveaux être dans un mouchoir de poche avec la concurrence et la transparence de cette formule devrait plaire à Ar France" démontrerait que l'entente, notifiée aux compagnies pétrolières, n'était pas possible puisqu'une entente sans Total est impossible et qu'il ressort de ce message que Total se préoccupe de la concurrence, ce qui n'est pas concevable dans le cadre d'une entente.

488. Mais la phrase "on devrait, à ces niveaux être dans un mouchoir de poche avec la concurrence et la transparence de cette formule devrait plaire à Air France" fait d'abord référence à des prix qui seraient proposés après un éventuel changement de source d'approvisionnement. Elle doit donc être lue comme le constat que la méthode retenue devrait permettre de neutraliser l'impact d'un tel changement sur le déroulement de l'appel d'offres, ce qui est bien inclus dans l'objet du grief numéro 2. Au surplus, la prévision de prix proches après application de la formule suppose la connaissance d'une certaine proximité des prix avant cette application. Les interprétations possibles du document 379 sont donc multiples et on ne peut reprocher à l'instruction de ne pas s'être appuyée sur ce document dans sa démonstration, ni en faveur, ni en défaveur des défenderesses.

489. Accessoirement, il faut rappeler que la notification de griefs ne soutient en aucune manière que les pétroliers se seraient entendus sur un prix unique ni même qu'ils se seraient concertés sur les prix, mais seulement qu'ils se sont concertés sur une répartition des volumes, chacun restant libre de fixer son prix puisqu'il s'agit d'un contrat " partagé ".

490. Enfin Shell considère que les documents 385, 386 et 426 saisis chez Total sont également des documents à décharge car ils indiqueraient que Total n'avait aucune idée du résultat de l'appel d'offres avant la fin de la procédure.

491. Mais l'examen de ces pièces ne confirme nullement cette analyse.

492. Les documents 385 et 386 démontrent seulement que M. Denis Frappé, salarié de Air Total International et mandataire de Total Réunion pendant l'appel d'offres, n'avait pas reçu d'Air France d'informations sur le résultat des autres compagnies pétrolières à l'issue de l'appel d'offres et qu'il était dans l'incapacité de prévoir ce résultat puisqu'il a fait une déduction erronée.

493. En revanche, les annotations manuscrites figurant sur le document 426 donnent les résultats exacts de l'appel d'offres de 2002 quelques jours après son terme et rectifient les erreurs de M. U.... Le directeur de Total Réunion, M. Olivier Z..., a reconnu être l'auteur de ces notes et a indiqué, lors de son audition, qu'il avait été informé du résultat de l'appel d'offres des trois autres pétroliers sans être capable de préciser auprès de qui il aurait obtenu cette information concernant ses concurrents. Il a seulement évoqué l'hypothèse, invérifiable, que cette information aurait pu provenir des GIE et non des concurrents.

494. Les documents 385, 386 et 426 ont donc été soumis à un examen contradictoire approfondi mais l'auteur des annotations manuscrites litigieuses du document 426 n'a pu préciser les circonstances de leur rédaction. Ces documents, potentiellement à charge puisqu'ils étaient susceptibles de démontrer un échange d'information entre concurrents sur le résultat de l'appel d'offres, n'ont donc pas été opposés aux entreprises mises en cause.

495. Il résulte de ce qui précède qu'aucun document, potentiellement à décharge selon les parties mises en cause, n'est susceptible de remettre en cause la démonstration de l'entente qui a été présentée plus haut.

F. L'IMPUTABILITÉ DES PRATIQUES

496. Selon une jurisprudence constante, les pratiques mises en œuvre par une société filiale sont imputables à celle-ci pour autant qu'elle soit suffisamment autonome de la société qui la contrôle en ce qui concerne la mise en œuvre des pratiques qui lui sont reprochées. La filiale doit être en mesure de définir sa propre stratégie commerciale, financière ou technique, et en particulier de mettre en œuvre l'entente en s'affranchissant du contrôle hiérarchique de la société dont elle dépend. Ainsi, au sein d'un groupe, il est possible d'imputer une pratique d'entente à une filiale à raison du rôle effectif dans la réalisation de l'entente ou de l'imputer à la société mère, si la filiale ne fait qu'exécuter des décisions prises par cette dernière.

497. La société Shell SPS (filiale française du groupe Shell) ne conteste pas que la pratique qui a fait l'objet du deuxième grief lui est imputable.

498. En revanche, les sociétés du groupe Total, celles du groupe Exxon Mobil et celles du groupe Chevron contestent l'imputation des griefs retenue dans la notification et le rapport.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Total

499. Dans leurs observations, les sociétés du groupe Total ont toutes affirmé l'autonomie commerciale de la société Total Réunion qui serait seule responsable des pratiques. En revanche, la société Total Outre Mer rejette toute responsabilité dans les pratiques en cause en affirmant qu'elle n'a qu'un rôle de centralisation et de coordination des appels d'offres. La société Air Total International n'aurait pas non plus de responsabilité dans les pratiques, son rôle se bornant à celui de transmettre les ordres de Total Réunion à Air France.

500. Le Conseil prend acte du fait que l'imputation des pratiques à la société Total Réunion n'est pas contestée.

501. Il considère également que les pratiques ne peuvent pas être imputées à Air Total International, filiale de la holding Total SA, Air Total International qui assure la facturation des achats ou ventes réalisées du fait du résultat des appels d'offres. En effet, son rôle dans la négociation des appels d'offres s'est limité à exécuter le mandat ad hoc défini par Total Réunion. Le Conseil écarte également la responsabilité de Total France et Total SA, dont le contrôle hiérarchique est trop global et trop éloigné pour limiter l'autonomie de ses filiales opérationnelles, Total Réunion et Total Outre-mer, en ce qui concerne la commercialisation du kérosène et les réponses aux appels d'offre à la Réunion.

502. Mais il estime que de nombreux documents saisis (et notamment les cotes 384 et 455) établissent que Mme A..., salariée de Total Outre Mer, est intervenue dans le déroulement de l'appel d'offres, notamment en servant de contact avec les sociétés concurrentes. Le dossier met également en évidence le rôle de Total Outre Mer dans la préparation des réponses aux appels d'offre de Total Réunion. La responsabilité de Total Outre Mer doit donc être retenue, concomitamment à celle de Total Réunion.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Chevron Texaco

503. Dans ses dernières écritures, Chevron Texaco estime que seule peut être mise en cause la "division" qui a défini la stratégie commerciale de façon pleinement autonome et qui au moment des faits s'intitulait Chevron Global Aviation. Elle précise que cette division de Chevron USA Inc a cessé d'exister le 1er juillet 2004 et que la fourniture d'Air France a été assurée par une nouvelle division de Chevron USA Inc, appelée Chevron Texaco Products dans un premier temps puis Chevron Products Company.

504. Chevron rejette également toute responsabilité de la société Caltex Réunion Limited, devenue Chevron Réunion Limited, dont le siège est à la Réunion, "qui n'aurait aucune responsabilité ni aucun rôle dans la préparation des réponses aux appels à la concurrence d'Air France et les négociations avec cette compagnie".

505. Le Conseil estime également qu'il convient d'écarter la responsabilité de la société Chevron USA inc, dont le contrôle hiérarchique est trop global et trop éloigné pour limiter l'autonomie de ses filiales responsables de la commercialisation du carburéacteur à La Réunion. Il constate de même que Caltex Réunion Limited, devenue Chevron Réunion Limited, dont le siège est à la Réunion, n'apparaît pas avoir joué un rôle dans la préparation des réponses aux appels à la concurrence d'Air France et les négociations avec cette compagnie.

506. S'agissant de Chevron Global Aviation, qui n'est pas une société de plein exercice mais une simple division, la jurisprudence considère que "la notion d'entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement " (CJCE, 23 avr. 1991, aff. C-41-90, TPICE, 22 oct.1997, aff. jointes T-213-95 et T-18-96). Ainsi, peuvent être qualifiés d'entreprise au sens du droit de la concurrence, aussi bien des personnes physiques et morales, que des entités dépourvues de la personnalité juridique comme une succursale, une agence ou tout autre démembrement d'une société, à condition que soit démontrée précisément l'autonomie de l'entité en question.

507. En l'espèce, Chevron Global Aviation, qui était une division de Chevron USA Inc et qui par l'intermédiaire de son négociateur, M. Simon Y..., a répondu à l'appel d'offres en cause, en définissant sa stratégie commerciale de façon pleinement autonome, doit être regardé comme une entreprise au sens du droit de la concurrence.

508. En conséquence, les pratiques doivent être imputées à Chevron Global Aviation, division de Chevron USA Inc, comme le soutiennent d'ailleurs les sociétés du groupe Chevron Texaco mises en cause par la notification des griefs.

509. Toutefois, cette division a disparu le 1er juillet 2004 et sa continuité fonctionnelle est désormais assurée par une autre division de Chevron USA Inc, intitulée Chevron Products Company. C'est donc elle qui doit répondre des pratiques, conformément à une jurisprudence constante, (Cour de Cassation 28 février 2006) "le principe de la continuité économique et fonctionnelle de l'entreprise s'applique quel que soit le mode juridique de transfert des activités dans le cadre desquelles elles ont été transférées".

En ce qui concerne les sociétés du groupe Exxon

510. Exxon Mobil Corp soutient qu'elle doit être exclue du champ des griefs du fait de son absence d'implication dans les activités de ses filiales, dont la société Exxon Mobil Aviation International (EMAIL) et ESSO Réunion. Cette dernière n'aurait qu'une activité de représentation des activités " Opérations de l'Aviation " du groupe Exxon Mobil sur l'île de la Réunion. En revanche les pratiques concerneraient des salariés d'ESSO SAF et de Mobil Oil France détachés chez EMAIL, cette société étant chargée de coordonner les activités aviation (la stratégie et les investissements) et de conclure les contrats avec les compagnies aériennes pour le compte des sociétés du groupe. Enfin ce serait ESSO SAF, filiale française du groupe Exxon Mobil Corp, qui vendrait effectivement le carburéacteur aux compagnies aériennes présentes à la Réunion et les résultats des activités Aviation pour la Réunion seraient comptabilisés dans ses comptes.

511. En considération de ces éléments, le Conseil estime également que le contrôle hiérarchique exercé par la société Exxon Mobil Corp est trop global pour limiter l'autonomie de ses filiales EMAIL et Esso SAF, en ce qui concerne la commercialisation du kérosène à la Réunion. En revanche le Conseil estime que la responsabilité d'Esso SAF découle d'abord du fait que les pratiques émanent des salariés de cette entreprise, même s'ils étaient détachés chez EMAIL, société qui n'a joué que le rôle de mandataire pour le compte de la société Esso SAF, qui a effectivement vendu le carburéacteur à Air France.

G. LA DÉTERMINATION DES SANCTIONS

Sur le plafond de sanction à prendre en compte

512. Les pratiques concertées ont eu lieu en 2002, postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. Il en résulte que les dispositions du livre IV du Code de commerce applicables en l'espèce sont celles issues de la loi du 15 mai 2001.

513. L'article L. 464-2, paragraphe I, alinéa 4 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 15 mai 2001, dispose : "Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Si les comptes de l'entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante".

Sur la gravité des pratiques

514. Selon la jurisprudence nationale et communautaire, la gravité de l'infraction doit être évaluée en tenant compte, notamment, de la nature de la restriction à la concurrence, du nombre et de la taille des entreprises impliquées, de la part de chacune de ces entreprises sur le marché et de la situation du marché à l'intérieur duquel a été commise la violation des règles de concurrence. Il en résulte que les ententes horizontales aux fins de se répartir un marché et d'y réaliser un surprofit sont qualifiées de très graves et injustifiables.

515. Par ailleurs, la durée de la pratique est un critère à prendre en compte pour apprécier la gravité de l'infraction. S'agissant d'un marché instantané la durée pertinente n'est toutefois pas la durée du déroulement de l'appel d'offres lui-même mais la durée de son exécution pendant laquelle sont ressentis les effets sur le marché, ainsi que l'a précisé le Conseil dans sa décision n° 07-D-27 : " si l'accord de volontés anticoncurrentiel, matérialisé par les réunions et les échanges d'informations entre compétiteurs, a pris corps de manière relativement rapide pour pouvoir être scellé avant le dépôt des offres, ce n'est pas ce critère de durée qu'il convient de prendre en compte pour apprécier la gravité des pratiques, mais celui du temps pendant lequel les prix et les parts de marché ont échappé, du fait de cet accord de volonté, au jeu normal qui aurait résulté d'une compétition non faussée au départ ". En l'espèce, la durée de la pratique coïncide avec celle de l'exécution du marché en cause qui est restée limitée puisqu'il s'agissait d'un marché annuel.

Sur l'importance du dommage à l'économie

516. L'appréciation de l'importance du dommage à l'économie doit tenir compte de la taille des marchés directement ou indirectement affectés et des effets des pratiques sur ces marchés.

517. Il faut, à cet égard, rappeler que le dommage ne se limite pas au préjudice financier subi par la victime directe de l'entente, en l'espèce Air France. Il s'apprécie aussi en fonction de la perturbation générale apportée au fonctionnement normal des marchés par les pratiques en cause, comme l'a jugé la Cour d'appel de Paris : "le dommage causé à l'économie est indépendant du dommage souffert par le maître d'ouvrage en raison de la collusion entre plusieurs entreprises soumissionnaires et s'apprécie en fonction de l'entrave directe portée au libre jeu de la concurrence" (Cour d'appel de Paris, arrêt du 13 janvier 1998 (Fougerolle Ballot).

518. Or, la jurisprudence considère que les ententes organisées par les entreprises qui ont une forte position sur le marché causent un dommage particulier au fonctionnement de la concurrence du fait notamment de l'exemple donné aux autres opérateurs. En l'espèce, il n'est pas contestable que les quatre compagnies pétrolières en cause appartiennent aux groupes mondiaux qui sont les cinq majors du secteur et qu'elles avaient chacune la possibilité de faire obstacle à la mise en œuvre de l'entente en adoptant un comportement autonome sur le marché. De ce point de vue le dommage à l'économie est important.

519. S'agissant du marché directement affecté, on note que l'ordre de grandeur du marché d'Air France peut être estimé à une livraison annuelle d'environ 90 000 m3 au prix approximatif de 250 euro le m3 (le prix est approximatif car il est assez variable de mois en mois et dépend de la conversion euro/$), soit un coût pour l'acheteur de l'ordre de 23 Meuro. La valeur du différentiel, objet spécifique du marché, représente le tiers environ de cette somme.

520. S'agissant des autres marchés indirectement affectés, on peut considérer que l'ensemble des livraisons de kérosène sur l'escale de La Réunion est potentiellement affecté puisque, comme le reconnaissent elles-mêmes les compagnies pétrolières dans leurs écritures, l'intensité de la concurrence entre elles pour servir les autres compagnies aériennes, comme Corsair, AOM, Air Austral ou Air Bourbon, est affectée par le résultat de l'appel d'offres d'Air France.

521. Par ailleurs, le dommage à l'économie est d'autant plus important que, sur le marché du transport aérien, les compagnies aériennes ont une faible sensibilité de la demande aux prix du kérosène, qui constitue une dépense inévitable pour assurer leur activité. Au surplus, dans l'île de la Réunion, la demande émane d'une clientèle captive : la compagnie Air France et les autres compagnies aériennes qui ne peuvent s'approvisionner ailleurs que sur l'escale de la Réunion auprès des compagnies pétrolières membres des GIE. La position de ces dernières est renforcée par des barrières à l'entrée, qui découragent toute concurrence potentielle à court terme, ce qui est de nature à renforcer l'effet de la pratique sur les prix.

522. Enfin, le consommateur est directement affecté par les pratiques : dans le transport aérien, le prix du kérosène représente en effet une partie importante du prix total du billet.

523. Au total, le Conseil estime que l'importance du dommage causé à l'économie doit être appréciée au regard de la taille du marché local mais aussi en comparaison de la puissance des sociétés mises en causes. Cette importance est élevée sur le marché directement affecté et également sur le marché du transport aérien local mais aussi potentiellement sur les autres marchés locaux compte tenu de l'importance du transport aérien pour l'activité de l'île de La Réunion. En revanche, ce dommage reste limité au regard de la taille des entreprises mises en cause, ce dont le Conseil tiendra compte pour conserver aux sanctions pécuniaires leur caractère proportionné.

Sur le montant individuel des sanctions

524. Le Conseil considère que les quatre entreprises mises en cause portent, chacune, une responsabilité identique dans la mise en œuvre de la pratique : ensemble elles se sont entendues et chacune était de force suffisante pour mettre l'entente en échec si elle s'en était désolidarisée. Par contre, le profit que chacune d'elles a tiré de la pratique est proportionnel à la part du marché qu'elle a obtenue, soit 13 % pour les sociétés du groupe Total, 25 % pour celles du groupe Chevron Texaco, 30 % pour celles du groupe Shell et 32 % pour celles du groupe Exxon Mobil.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Total

525. Les comptes des sociétés Total Réunion et Total Outre Mer sont consolidés au sein de ceux du groupe Total qui a réalisé au cours de l'exercice 2007, un chiffre d'affaires de 158 milliards d'euro. Il s'agit du chiffre d'affaire le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Le plafond des sanctions susceptibles d'être infligées aux sociétés du groupe Total est donc de 15,8 milliards d'euro. Au sein de ce groupe, la société Total Réunion a réalisé, au cours de l'exercice clos au 31 décembre 2007, un chiffre d'affaires de 172 millions d'euro alors que celui de la société Total Outre Mer s'est élevé à 2,67 milliards d'euro pour le même exercice.

526. La société Total Réunion a succédé, sous le même numéro d'immatriculation au registre du commerce, à la société Total Réunion Comores. Cette dernière a déjà été sanctionnée par le Conseil dans la décision du 19 octobre 1993 relative à des pratiques d'entente mises en œuvre par les sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores sur le marché de la distribution du carburéacteur dans le département de la Réunion. La décision du Conseil a été confirmée par la cour d'appel dans un arrêt du 6 juillet 1994, à l'encontre duquel un pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation le 5 mars 1996.

527. La commission des faits qui font l'objet de la présente espèce étant postérieure au constat de l'infraction par le Conseil en 1993 et le constat de cette première infraction étant devenu définitif à la date de la présente décision, la réitération de l'entente est une circonstance aggravante qui doit être prise en compte dans la détermination du montant de la sanction individuelle infligée à la société Total Réunion.

528. Compte tenu de l'implication de ces deux sociétés du groupe Total dont la responsabilité conjointe dans la mise en œuvre des pratiques est expliquée aux paragraphes 499 à 502 de la présente décision, le Conseil estime que la sanction pécuniaire devant s'appliquer aux sociétés du groupe Total doit être partagée également entre Total Réunion et Total Outre Mer, avant prise en compte de la réitération de Total Réunion.

529. Au vu des éléments particuliers et des éléments généraux relevés ci-dessus, il y a lieu d'infliger à la société Total Outre Mer une sanction pécuniaire de 4,4 millions d'euro.

530. Au vu des éléments particuliers et des éléments généraux relevés ci-dessus, il y aurait eu lieu d'infliger à la société Total Réunion une sanction pécuniaire de 4,4 millions d'euro. Compte tenu de la réitération, et de la circonstance que neuf années se sont écoulées entre le constat d'infraction concernant les premières pratiques et la commission des secondes, il y a lieu de porter cette sanction à 5,5 millions d'euro.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Chevron Texaco

531. Les comptes de la division Aviation sont consolidés au sein de ceux du groupe Chevron USA Inc qui a réalisé au cours de l'exercice 2007, un chiffre d'affaires de 153 milliards de dollars américains. Il s'agit du chiffre d'affaire le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Le plafond de la sanction pécuniaire susceptible d'être infligée à la division Aviation de Chevron Global Aviation est donc de 15,4 milliards de dollars, soit environ 11 milliards d'euro. Le chiffre d'affaires de la division " Aviation " du groupe Chevron s'est élevé à 10,3 milliards d'euro au cours de l'exercice clos au 31 décembre 2007.

532. Au vu des ces éléments particuliers et des éléments généraux relevés ci-dessus, il y a lieu d'infliger à Chevron Products Company venant aux droits de Chevron Global Aviation une sanction pécuniaire de 10 millions d'euro.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Shell

533. Les comptes de la société Shell SPS sont consolidés au sein de ceux du groupe Shell, qui a réalisé un chiffre d'affaires de 355 milliards de dollars américains au cours de l'exercice 2007. Il s'agit du chiffre d'affaires le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Le plafond de la sanction susceptible d'être infligée à la société Shell SPS est donc 35,6 milliards de dollars, soit environ 25 milliards d'euro. Le chiffre d'affaires de la société Shell SPS s'est élevé à 7,2 milliards d'euro au cours de l'exercice clos au 31 décembre 2007.

534. Au vu des éléments particuliers et des éléments généraux relevés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 10,5 millions d'euro.

En ce qui concerne les sociétés du groupe Exxon Mobil

535. Les comptes de la société Esso SAF sont consolidés au sein de ceux du groupe Exxon Mobil qui a réalisé au cours de l'exercice 2007, un chiffre d'affaires de 404 milliards de dollars américains. Il s'agit du chiffre d'affaire le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Le plafond de la sanction pécuniaire susceptible d'être infligée à la société Esso SAF est donc de 40,4 milliards de dollars, soit environ 29 milliards d'euro. Le chiffre d'affaires de la société Esso SAF s'est élevé à 10,8 milliards d'euro au cours de l'exercice clos au 31 décembre 2007.

536. Au vu des ces éléments particuliers et des éléments généraux relevés ci-dessus, il y a lieu d'infliger à la société Esso SAF une sanction pécuniaire de 10,7 millions d'euro.

537. Afin d'attirer la vigilance des entreprises et des consommateurs, notamment des services aériens, il y a lieu également d'ordonner, aux frais partagés des entreprises condamnées, la publication d'un résumé de la décision. Ce résumé est le suivant :

"Lors de l'appel d'offres organisé en 2002 par la société Air France pour l'approvisionnement de ses avions en carburant sur l'escale de la Réunion, les entreprises Total Outre Mer, Total Réunion, Chevron Global Aviation, Shell SPS et Esso SAF se sont concertées pour se répartir le marché et fausser la concurrence. En limitant délibérément les volumes offerts, elles ont obligé la compagnie aérienne à acheter l'ensemble des volumes proposés à des prix artificiellement élevés.

L'entente a entrainé une augmentation du coût d'approvisionnement en carburant pour

Air France sur l'escale de la Réunion

La restriction des volumes offerts a eu pour effet une augmentation de 30 % du prix du différentiel, qui est la part fixe payée par la compagnie aérienne aux compagnies pétrolières et qui s'ajoute à la part variable, indexée sur le prix du pétrole brut déjà soumis à de fortes hausses pendant la période concernée.

Des sanctions proportionnées à la gravité des pratiques et à l'importance du dommage à l'économie ont été prononcées

Les pratiques constatées, émanant de compagnies pétrolières qui appartiennent aux plus grands groupes mondiaux du secteur, sont particulièrement graves. Elles ont conduit à des sanctions pécuniaires dont le montant total s'élève à 41,1 millions d'euro.

Les sanctions prononcées par le Conseil de la concurrence se répartissent de la façon suivante :

Groupe Chevron : 10 millions d'euro ;

Groupe Total : 9, 9 millions d'euro (Outre Mer : 4,4 millions d'euro et Total Réunion : 5,5 millions d'euro) ;

Groupe Esso : 10,7 millions d'euro ;

Groupe Shell : 10,5 millions d'euro.

Le texte intégral de la décision est accessible sur le site du Conseil de la concurrence : www.conseil-concurrence.fr ".

Décision

Article 1er : Il est établi que les entreprises Total Outre Mer, Total Réunion, Chevron Global Aviation, Shell SPS et Esso SAF ont enfreint les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE en faussant la concurrence entre elles lors de l'appel d'offres organisé par Air France en 2002 pour la fourniture en carburéacteur de son escale à la Réunion.

Article 2 : Les autres griefs notifiés ne sont pas établis.

Article 3 : Il est infligé les sanctions pécuniaires suivantes :

• à la société Total Réunion une sanction de 5,5 millions d'euro ;

• à la société Total Outre Mer une sanction de 4,4 millions d'euro ;

• à l'entreprise Chevron Products Company, venant aux droits de Chevron Global Aviation, une sanction de 10 millions d'euro.

• à la société Shell SPS une sanction de 10, 5 millions d'euro ;

• à la société Esso SAF une sanction de 10,7 millions d'euro.

Article 4 : Les sociétés ci-dessus mentionnées feront publier le texte figurant au paragraphe 537 de la présente décision, en respectant la mise en forme, dans une édition des journaux " les Echos ", " Air et Cosmos " et " le Quotidien la Réunion ". Ces publications interviendront dans un encadré en caractères noirs sur fond blanc de hauteur au moins égale à trois millimètres sous le titre suivant, en caractère gras de même taille : " Décision n° 08-D-30 du 4 décembre 2008 du Conseil de la concurrence relative à des pratiques mises en œuvre par les Sociétés des Pétroles Shell, Esso SAF, Chevron Global Aviation, Total Outre Mer et Total Réunion". Elles pourront être suivies de la mention selon laquelle la décision a fait l'objet de recours devant la Cour d'appel de Paris si de tels recours sont exercés. Les sociétés concernées adresseront, sous pli recommandé, au bureau de la procédure du Conseil de la concurrence, copie de ces publications, dès leur parution et au plus tard le 4 février 2009.

Notes

1 Notamment dans la décision TotalFina/Elf du 9 mai 2000.

2 dont le siège est situé 307 rue Estienne d'Orves, à Colombes, en région parisienne.

3 le chiffre d'affaires d'Esso SAF, en ce qui concerne l'activité aviation était en 2006 de 804,9 millions d'euro.

4 Platts est une organisation qui est à la tête de la division "Information and Media Services" du groupe éditorial McGraw-Hill, spécialisée dans la recherche et publication d'informations sur le secteur énergétique. Les informations qui suivent proviennent du site www.platts.com.

5 Acronymes de "Free on board" et de "cost insurances freight". Le coût CIF est la somme de référence FOB auquel on ajoute le supplément de prix négocié entre la raffinerie fournissant le produit et la société qui l'achète pour le transporter, du fret maritime et de l'assurance.

6 "following your call on Wednesday 24th, I left messages for you later on Wednesday 24th and Thursday 25th confirming that there had been an error on the bid letter dated 22nd September, and the maximum volume that I am able to handle at this location is 25 %. I am therefore unable to accept the award for 100 %; No doubt we can discuss this in more detail when we meet at your offices on Thursday 2nd October" (document fourni par Air France, traduction de la rapporteure: Après votre appel de mercredi (24 septembre ), j'ai laissé des messages mercredi et jeudi confirmant qu'il y a eu une erreur dans la réponse à l'appel d'offres datée du 22 septembre et que le volume maximum que je suis capable de fournir pour cette escale est de 25 %. Je suis incapable d'accepter un engagement pour 100 %. Je ne doute pas que nous puissions en discuter plus en détail quand nous nous rencontrerons dans vos bureaux le jeudi 2 octobre.

7 Par lettre en date du 4 décembre 2004,

8 "historically, information on all parties was sent to everyone. Today Shell receives only its volume and market share information"

9 Currently supplies to SAV are the 60/40 Caltex Barhein/MOPAG formula. Having spoken to TFE/ CALTEX and XOM with regard to their jet prices all indicated that they were selling at either the 70/30 formula (TFE) or the current 60/40 formula (CALTEX and XOM)".

10 voir § 27 de la communication de la Commission sur les lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité

11 Affaire IV/M 1383

12 Affaire Comp/ M.1628 du 9 février 2000

13 "Therefore on the basis that we discussed the differential on MOPS would be the same as Arab Gulf. If you would prefer we could base the contract on Arab Gulf with a clause adding a surcharge of the actual variance between AG and MOPS for the month"

14 qui analyse la rentabilité des contrats conclus par Chevron avec Air France entre novembre 2001 et octobre 2003)