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Décisions

Conseil Conc., 23 décembre 1999, n° 99-MC-12

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Bouygues Télécom

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport oral de M. Grignon Dumoulin, par Mme Hagelsteen, présidente, M. Jenny, vice-président, , M. Nasse, membre.

Conseil Conc. n° 99-MC-12

23 décembre 1999

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 14 décembre 1999 sous les numéros F 1189 et M 251, par laquelle la société Bouygues Télécom a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques, qu'elle estime anticoncurrentielles, mises en œuvre par la société France Télécom sur le marché de la téléphonie mobile ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par la société France Télécom ; Vu les avis n° 99-399 et n° 99-1155 adoptés par l'Autorité de régulation des télécommunications le 12 mai 1999 et le 22 décembre 1999, à la demande du Conseil, sur le fondement des dispositions de l'article L. 36-10 du Code des postes et télécommunications ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Bouygues Télécom et France Télécom entendus ; Après en avoir délibéré hors la présence du rapporteur et du rapporteur général ;

Sur la saisine au fond

Considérant que la société France Télécom commercialise des coffrets de marque " OLA ", contenant un téléphone portable, un numéro d'appel déjà attribué, un formulaire d'abonnement et une carte à puce " SIM " (subscriber identity module) introduite dans l'appareil pour activer l'abonnement à son réseau de téléphonie mobile ; que, dans le cadre de cette formule de commercialisation, la société France Télécom, à l'instar des autres opérateurs de téléphonie mobile, subordonne l'octroi aux consommateurs d'une réduction importante du prix du téléphone portable à la souscription d'un abonnement ;

Considérant que la société Bouygues Télécom expose que, dans le cadre d'une promotion portant sur les coffrets de marque " OLA ", proposée du 11 novembre 1999 au 16 janvier 2000, la société France Télécom

offre gratuitement des téléphones portables de dernière génération et facture à 1 franc les frais de mise en service de certains modèles ; que la société France Télécom offre également 2000 secondes de communication gratuite par mois pendant douze mois, pour toute souscription entre le 17 novembre 1999 et le 16 janvier 2000 d'un abonnement à l'un des forfaits " OLA " ou " LOFT " d'Itinéris ; que la société France Télécom a doublé pour le mois de décembre 1999 la rémunération perçue par les distributeurs pour chaque vente de coffret de marque " OLA ", celle-ci passant de 400 francs HT à 800 francs HT ;

Considérant que la société Bouygues Télécom explique que ces deux promotions sont cumulables entre elles et qu'elles font l'objet d'une très large publicité ; qu'elles sont mises en œuvre à une période de l'année pendant laquelle les ventes de forfait et de téléphones portables sont les plus fortes ; que, selon les prévisions de l'Institut de l'audiovisuel et des télécommunications en Europe, trois à quatre millions de téléphones portables devraient être vendus entre le mois de novembre 1999 et le mois de janvier 2000 ;

Considérant que la société Bouygues Télécom fait valoir que la société France Télécom est en situation de position dominante tant sur le marché de la téléphonie mobile que sur celui de la téléphonie fixe ; que la promotion portant sur les coffrets de marque " OLA ", entre le 11 novembre 1999 et le 16 janvier 2000, ne permet pas à la société France Télécom de couvrir ses coûts moyens variables pendant la durée contractuelle d'une année imposée à l'abonné à un forfait " OLA " ; qu'une pratique de prix prédateurs serait ainsi caractérisée ; que la société Bouygues Télécom soutient encore que, dans le dessein de la marginaliser, voire de l'éliminer, sur le marché de la téléphonie mobile, la société France Télécom met en œuvre des promotions commerciales agressives en corrélation directe avec l'évolution, au dessus d'un seuil de 20 %, de ses parts de marché instantanées ; que ce comportement, indépendamment même du caractère prédateur des prix proposés, constitue une politique commerciale abusive destinée à empêcher l'accès des tiers au marché ; que l'ensemble de ces pratiques constitueraient des abus de position dominante prohibés par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée et par l'article 82 du traité de Rome ;

Considérant que la société France Télécom demande au Conseil de la concurrence de déclarer irrecevable la saisine au fond ; qu'elle conteste détenir une position dominante sur le marché de la téléphonie mobile, en relevant qu'elle n'est pas en situation de s'abstraire de la concurrence des autres entreprises présentes sur ce marché ; qu'elle observe, d'une part, que sa propre part de marché est passée de 70 % au début de l'année 1996 à moins de 49 % à la fin de l'année 1999 tandis que celle de la société Bouygues Télécom a régulièrement augmenté, passant de 12,2 % au 31 décembre 1998 à 15,2 % au 30 novembre 1999 et, d'autre part, que le marché de la téléphonie mobile se caractérise par la prolifération d'offres et de formules promotionnelles les plus diverses ;

Mais considérant, en premier lieu, que le Conseil de la concurrence, dans ses avis n° 97-A-19 du 24 septembre 1997 et n° 98-A-19 du 24 novembre 1998, a distingué le marché de la téléphonie fixe du marché de la téléphonie mobile ; que, si la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 portant réglementation a mis fin au monopole de France Télécom sur le marché de la téléphonie fixe en ouvrant ce marché à la concurrence à compter du 1er janvier 1998, la société France Télécom demeure de fait, compte tenu des difficultés d'accès à la boucle locale, en situation de quasi monopole sur les communications locales et occupe une part de marché supérieure à 90 % sur le marché de la téléphonie fixe longue distance ; que le marché de la téléphonie mobile, représentant 18 041 300 abonnés au 30 novembre 1999, est partagé entre trois opérateurs : la société France Télécom, qui occupe la première place avec une part de marché de 48,9 %, la société SFR,

qui occupe la deuxième place avec une part de marché de 35,9 % et la société Bouygues, qui occupe la troisième place avec une part de marché de 15,2 % ; que la société France Télécom est susceptible de bénéficier sur le marché de la téléphonie mobile d'un certain nombre d'avantages tirés de sa position sur le ou les marchés de la téléphonie fixe ; qu'à ce stade de la procédure, il n'est pas exclu que la société France Télécom occupe une position dominante sur le ou les marchés de la téléphonie fixe ; qu'une position dominante sur le marché de la téléphonie mobile n'est pas établie à ce stade de l'instruction mais ne peut être totalement exclue ;

Considérant, en second lieu, que, pour aboutir à la conclusion que la promotion proposée par la société France Télécom entre le 11 novembre 1999 et le 16 janvier 2000 est prédatrice pendant la durée contractuelle de douze mois imposée à l'abonné, la société Bouygues Télécom utilise un modèle de mesure d'évaluation des dépenses et des recettes associées à la fourniture de services de téléphonie mobile lui permettant d'établir que le prix forfaitaire pratiqué est, dans certaines hypothèses de consommation, inférieur au coût incrémental de long terme de France Télécom ;

Considérant qu'en retenant certaines hypothèses relatives à la consommation des abonnés, aux tarifs des appels entrant ou sortant sur le réseau, aux tarifs d'interconnexions, aux coûts d'acquisition des abonnés, aux frais de facturation et de fidélisation des clients, au coût du capital, le modèle utilisé par la société Bouygues Télécom fait apparaître que la promotion proposée par la société France Télécom entre le 11 novembre 1999 et le 16 janvier 2000 ne dégage pas de marge brute sur coûts moyens variables positive avant douze mois ; en outre, il ressort des données produites par la société Bouygues Télécom que la promotion proposée ne dégage pas de marge sur coûts moyens totaux positive avant deux ans ou, selon une autre hypothèse, avant deux ans et six mois ; qu'à ce stade de la procédure, il n'est pas exclu que, selon la période devant être prise en considération pour procéder à la comparaison des coûts et des revenus, l'offre de la société France Télécom présente un caractère prédateur traduisant un comportement d'éviction de la société France Télécom à l'égard de ses concurrents présents sur le marché de la téléphonie mobile ;

Considérant que, si la mise en œuvre de promotions commerciales ne présente pas, en soi, un caractère anticoncurrentiel et s'il est de jurisprudence constante (CJCE Akzo, 3 juillet 1991 ; CA Paris, Labinal/Mors, 1re ch., 19 mai 1993 ; Cons. conc., France Télécom et ODA, déc. n° 96-D-10 du 20 février 1996 ; Cons. conc., Lilly France, déc. n° 96-D-12 du 5 mars 1996) qu'une entreprise, même disposant d'une position dominante, est en droit de défendre ou de développer sa part de marché, encore doit-elle demeurer dans les limites d'un comportement loyal et légitime ; que le fait pour l'entreprise disposant d'une telle position de tenter de limiter l'accès du marché sur lequel elle est en position dominante, ou d'un autre marché, en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites revêt un caractère abusif ;

Considérant, ainsi, qu'en l'état et sous réserve de l'instruction au fond, il ne peut être exclu que certains des comportements de la société France Télécom dénoncés par la société Bouygues Télécom entrent dans le champ d'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et, en cas d'affectation du commerce entre Etats membres de la Communauté européenne, de l'article 82 du traité de Rome ;

Sur la demande de mesures conservatoires

Considérant qu'accessoirement à la saisine au fond, la société Bouygues Télécom demande à titre conservatoire, sur le fondement de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que soient prises les mesures suivantes :

" - mettre fin à la mesure de doublement de la rémunération des distributeurs pour chaque vente de produit de France Télécom et ordonner le retour au niveau de commission antérieur, soit un montant de 400 F HT ;

" - suspendre l'offre prédatrice et commercialement abusive " OLA 3 " de

France Télécom jusqu'à la décision au fond [que votre Conseil rendra dans cette affaire] ;

" - interdire à France Télécom de procéder pendant cette période de suspension à toute promotion, publicité et commercialisation du service " Itinéris " ou " OLA " dans les conditions des offres " OLA 3 " ou d'offres équivalentes ".

Considérant qu'aux termes de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, des mesures conservatoires " ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante " ; que les mesures susceptibles d'être prises à ce titre " doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence " ;

Considérant que la société Bouygues Télécom fait valoir que les pratiques qu'elle dénonce portent une atteinte grave et immédiate au secteur concerné en aggravant un déséquilibre de la concurrence existant déjà en faveur de la société France Télécom, en contribuant à la destruction de valeur sur le marché français de la téléphonie mobile et en affaiblissant de manière irréversible la situation de la concurrence ; que ces pratiques risquent de la marginaliser sur le marché alors qu'elle se trouve déjà dans une position fragile et qu'elle a réalisé des pertes de 2 585 059 000 francs en 1998, auxquelles vont s'ajouter des pertes prévisionnelles de 3 500 000 000 francs en 1999 ; que la promotion de la société France Télécom intervient à l'occasion des fêtes de fin d'année, période pendant laquelle, selon les prévisions de l'Institut de l'audiovisuel et des télécommunications en Europe, trois à quatre millions de téléphones portables devraient être vendus entre le mois de novembre 1999 et le mois de janvier 2000 ; que les pratiques dénoncées ont ainsi déjà fait chuter sa part de marché brute de 21,4 % pour octobre 1999 à 19,8 % pour novembre 1999 ;

Mais considérant, en premier lieu, qu'eu égard aux chiffres des ventes espérées pour la fin de l'année 1999, l'ensemble des opérateurs de téléphonie mobile ont mis en œuvre des promotions commerciales de grande ampleur portant soit sur le prix de vente des téléphones portables, soit sur les forfaits, soit sur les services offerts, soit sur l'ensemble de ces éléments ; qu'ainsi la société Bouygues Télécom a lancé à compter du 7 novembre 1999 le forfait " Ultymo Millénium " permettant de téléphoner le week-end sans condition de durée ; que la société France Télécom a lancé son offre " OLA " le 11 novembre 1999 ; que la société SFR a lancé le 1er décembre 1999 un forfait permettant de téléphoner le week-end et les soirs de la semaine sans condition de durée ; que des téléphones portables sont fréquemment offerts dans le cadre de ces promotions ; que le prix du téléphone portable lui-même n'est qu'un élément parmi d'autres de l'attractivité de ces promotions ; que la société Bouygues Télécom n'établit pas en quoi l'offre de la société France Télécom se distinguerait de celles de ses concurrents dans des conditions telles qu'elles seraient susceptibles d'entraîner une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, au secteur concerné ou à l'intérêt des consommateurs, ni que la rémunération des distributeurs pour chaque vente de coffret de marque " OLA " pour le mois de décembre 1999 ne serait pas d'un montant sensiblement comparable à celle versée, sous des modalités différentes, par les autres opérateurs de téléphonie mobile ;

Considérant, en deuxième lieu, que le secteur de la téléphonie mobile connaît une très forte croissance en France depuis quelques années, le nombre d'abonnés étant passé de 803 900 au 31 décembre 1994, à 11 210 100 au 31 décembre 1998 et à 18 041 300 au 30 novembre 1999, soit un taux de pénétration de la téléphonie mobile en France de 1,3 % au 31 décembre 1994, de 19,2 % au 31 décembre 1998 et de 30 % au 30 novembre 1999 ; que les perspectives de croissance du secteur en France demeurent très importantes par rapport à certains pays européens qui connaissent un taux de pénétration de près de 65 % ; que la société Bouygues Télécom n'établit pas en quoi les promotions offertes par la société France Télécom pour la période de la fin de l'année 1999, limitées à une période de deux mois, entraîneraient une atteinte grave et immédiate à l'économie générale ou au secteur ;

Considérant, en troisième lieu, que, selon le rapport annuel d'activité de l'Autorité de régulation des télécommunications pour 1998, la société Bouygues Télécom a sensiblement accru sa part de marché qui est passée de 8,7 % à fin décembre 1997 à 12,5 % à fin décembre 1998 à mesure que sa couverture géographique progressait ; qu'au 30 novembre 1999 sa part de marché s'élève à 15,2 %, correspondant à une croissance nette sur les six derniers mois de 51 % ; qu'elle a connu en novembre 1999 une croissance nette de 7,4 % contre 4,8 % pour SFR et 5,4 % pour France Télécom ; que la société Bouygues Télécom a atteint dès le 30 novembre 1999 ses objectifs commerciaux fixés pour la fin de l'année 1999 ; que les résultats financiers négatifs dont fait état la société Bouygues Télécom pour l'année 1998 concernent un exercice antérieur ; que les résultats financiers prévisionnels pour l'année 1999 n'apparaissent pas directement liés au lancement de la promotion faisant l'objet de la présente demande ; que l'impact de cette offre promotionnelle ne peut être isolé comme seul facteur d'explication de ces mauvais résultats ; que l'affirmation en séance de la société Bouygues Télécom, selon laquelle sa survie serait menacée en deçà d'un seuil de 25 % à 30 % de parts de marché, n'est justifiée par aucun élément d'ordre juridique ou économique ;

Considérant, par suite, qu'en l'absence d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, il n'y a pas lieu au prononcé de mesures conservatoires,

Décide :

Article unique. - La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro M251 est rejetée.