CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 14 décembre 2006, n° 05-08402
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Les Ateliers d'Origine (SARL)
Défendeur :
Bouygues Bâtiment International (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mandel
Conseillers :
M. Chapelle, Mme Valantin
Avoués :
SCP Jupin & Algrin, SCP Jullien-Lecharny-Rol, Fertier
Avocats :
Mes Bejat, Bejaoui
La SA Bouygues Bâtiment International (BBI) s'est vue confier plusieurs projets de constructions de plusieurs bâtiments "clés en mains" au Turkménistan.
A cette occasion, depuis 1997, elle a sous-traité à la SARL Ateliers d'Origine la confection de rideaux et d'éléments de décoration. Les relations contractuelles se sont passées sans problème jusqu'en 2002.
En 2002, lors de la construction de l'Hôtel Président, la SA BBI s'est adressée à la SARL Les Ateliers d'Origine pour obtenir un devis pour la confection des rideaux et des voilages et elle lui a demandé de réaliser une chambre témoin mais a finalement confié le marché à une autre société estimée plus compétitive pour obtenir le marché.
Par ailleurs, alors qu'elle exécutait les projets du Palais des Expositions de la Mosquée et de la Banque de Commerce Extérieur, la SA BBI a demandé à la SARL Les Ateliers d'Origine de lui présenter un devis. Les parties ont discuté des conditions de la prestation y compris avec une réalisation sur place.
La SARL Les Ateliers d'Origine a remis le 7 avril 2004 une offre de services pour le projet de la Mosquée dont le prix a été jugé excessif. Le 5 mai 2004, la SARL Les Ateliers d'Origine a soumis une nouvelle offre pour l'ensemble des trois projets. La SA BBI a fait une contreproposition le 12 mai 2004 que n'a pas acceptée la SARL Les Ateliers d'Origine. La SA BBI a eu recours à une autre société.
Aussi, le 9 juillet 2004, estimant qu'il y avait eu rupture unilatérale de contrat ou à tout le moins rupture de pourparlers, la SARL Les Ateliers d'Origine a assigné en référé la SA BBI en vue du paiement d'une provision et de la désignation d'un expert pour donner des éléments d'appréciation de son préjudice. Le président du Tribunal de commerce de Versailles a rejeté cette demande.
C'est dans ces conditions que le 26 octobre 2004, la SARL Les Ateliers d'Origine a assigné au fond la SA BBI demandant au tribunal de condamner cette société au paiement de la somme de 100 000 euro en application de l'article 1382 du Code civil puis de l'article L. 442-6 du Code de commerce ce, pour rupture brutale pendant l'hiver 2003/2004 des relations commerciales établies depuis 1997; à tout le moins, rupture des pourparlers en cours le 19 mai 2004, enfin pour captation de savoir-faire.
Au soutien de son action, la SARL Les Ateliers d'Origine expliquait que les relations commerciales avec la SA BBI étaient fondées sur la confiance réciproque sans appel d'offre, ni devis ; qu'il y avait régularisation du contrat parfois après le commencement d'exécution de la prestation.
Elle relatait que fin 2002, alors qu'elle livrait ses prestations pour le parlement turkmène, la SA BBI lui avait demandé de rester sur place pour effectuer des mesures en vue d'un devis pour l'Hôtel Président; qu'elle avait fait plusieurs démarches et propositions, qu'elle avait même réalisé une chambre témoin ; qu'on lui avait promis d'avoir une partie de la confection; que cependant, elle avait été avertie en novembre 2003 que le lot rideaux-voilages était en cours d'exécution sous la conduite du chef de projet de la SA BBI sur la base des études qu'elle avait réalisées ; qu'en raison de cette situation, elle s'est retrouvée avec des difficultés financières.
Elle ajoutait qu'elle avait obtenu de la SA BBI une autre prestation (mosquée, banque, palais des expositions), ce qui supposait la fermeture de son fonds de commerce pendant plusieurs mois; qu'elle avait réalisé les préparatifs et avait appris au tout dernier moment et alors qu'elle avait renoncé à un marché en Suisse, qu'elle n'était pas retenue.
La SA BBI a conclu au débouté au motif qu'il n'y avait pas de contrat avec la SARL Les Ateliers d'Origine ; qu'il n'y a pas eu de rupture abusive de pourparlers, ni emprunt de son savoir-faire.
Par jugement rendu le 17 octobre 2005, le Tribunal de commerce de Versailles a débouté la SARL Les Ateliers d'Origine de toutes ses demandes et l'a condamnée à payer à la SA BBI la somme de 1 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Il a relevé qu'il n'y avait aucun accord-cadre et que l'article L. 442-6 du Code de commerce n'était pas applicable dans la mesure où les fournitures de la SARL Les Ateliers d'Origine portaient non pas sur des produits ou des prestations mais sur des objets spécifiques définis par le maître d'œuvre que fabriquait la SARL Les Ateliers d'Origine sous-traitante. Il a considéré que les relations entre les parties ne constituaient pas une relation commerciale établie mais une succession et juxtaposition de relations de sous-traitance indépendantes les unes des autres.
S'agissant du projet relatif à l'Hôtel Président, le tribunal a dit qu'en acceptant de faire une offre aux conditions de la SA BBI, la société Les Ateliers d'Origine acceptait l'aléa inhérent aux relations de sous-traitance et qu'elle devait " affecter " ses moyens aux besoins de ses clients; que le dossier établi pour le projet ne comportait aucune création mais seulement le chiffrage des métrages de tissus et des accessoires ; que la création revenait au cabinet d'architecture et au bureau d'études, qu'en conséquence aucune faute de la SA BBI n'était établie.
Pour le dossier Mosquée, Palais des Expositions et Banque du Commerce Extérieur, le tribunal n'a pas retenu la thèse de la SARL Les Ateliers d'Origine à savoir que la SA BBI, avait envisagé de lui confier les prestations ; il a considéré qu'il y avait des échanges de propositions et de contre-propositions sans qu'un accord soit trouvé mais que la rupture brutale des relations par la SA BBI ne peut être qualifiée de brutale.
Le tribunal a estimé en outre que la SARL Les Ateliers d'Origine n'apportait pas la preuve des préjudices qu'elle invoquait : la perte d'un marché en Suisse ou les problèmes tenant à son bail.
Appelante, la SARL Les Ateliers d'Origine demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris et à titre principal, de dire que la SA BBI a accepté l'offre qu'elle avait faite pour le lot voilages-rideaux du marché de l'Hôtel du Président.
Subsidiairement, elle lui demande :
- de dire fautive son éviction par la SA BBI pendant l'hiver 2003/2004 du marché de l'Hôtel du Président sans avertissement, ni explication compte tenu de l'ancienneté et de l'importance des relations commerciales entre les parties,
- de dire également fautive la rupture brutale par la SA BBI des pourparlers en cours intervenue le 19 mai 2004 quelques jours avant son départ pour le Turkménistan,
- de dire fautive l'appropriation et l'exploitation par la SA BBI de son savoir-faire hors de toute autorisation et rémunération,
- de condamner en conséquence la SA BBI à lui payer la somme totale de 1 000 000 euro à titre de dommages-intérêts,
- de dire que la SA BBI a engagé sa responsabilité en application de l'article L. 442-6 du Code de commerce en rompant brutalement sans préavis écrit d'une durée conforme aux usages du commerce.
Enfin, elle sollicite le paiement de la somme de 15 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SA BBI conclut à la confirmation du jugement. Elle souligne que pour le projet relatif à l'Hôtel du Président, elle a demandé à la SARL Les Ateliers d'Origine de lui proposer des offres de prix en vue de la confection et de la pose des rideaux afin de trouver l'offre la plus compétitive face aux sociétés étrangères concurrentes apparues sur le marché ; que parallèlement, il lui a été demandé de réaliser une chambre témoin dont le coût a été réglé. Elle déclare qu'elle a finalement choisi une autre société dont l'offre répondait mieux aux exigences de la compétitivité. Elle conteste avoir promis le marché à la SARL Les Ateliers d'Origine.
Pour les autres projets, elle conteste la rupture brutale des négociations.
De façon générale, elle dénie l'appropriation d'un savoir-faire en soulignant que c'est la SARL Ado qui a reçu un dossier complet du cabinet d'architecture et du bureau d'études pour établir ses devis ou ses offres.
Sur ce,
Sur la prestation dans l'Hôtel Président:
Considérant qu'il ressort des éléments du dossier que courant février 2002, la SA BBI a demandé à la SARL Les Ateliers d'Origine des devis pour la confection des rideaux et voilages pour cet Hôtel ainsi que la réalisation d'une chambre témoin pour ce bâtiment au Turkménistan ; que Madame Orengo, principale animatrice de cette société, a ainsi pris les mesures alors qu'elle était sur place; puis à la demande de la SA BBI, elle a établi, au cours du premier semestre 2003, un devis avec trois variantes de prix et a réalisé la chambre témoin dans le courant de l'année 2003;
Considérant que, même si, comme le prétend la SARL Les Ateliers d'Origine, la SA BBI lui a fait part de l'évolution du contrat et qu'il est arrivé dans le passé que le contrat soit signé après le début des travaux, il demeure qu'en l'espèce, il n'y a pas eu de contrat signé entre la BBI et les Ateliers d'Origine pour la réalisation du lot voilages rideaux de cet hôtel et aucun acte ne manifeste l'acceptation tacite d'un tel contrat par la SA BBI ; qu'en effet, l'existence d'un accord ne peut être tiré du silence de la SA BBI, ni du fait que cette société a réglé le prix de la réalisation de la chambre témoin ; qu'en conséquence, la SARL Les Ateliers d'Origine n'est pas fondée à demander que soit constatée l'existence d'un contrat;
Mais considérant que la SA BBI avait sollicité la SARL Les Ateliers d'Origine dans les conditions habituelles, sans lui indiquer clairement que ses critères de choix pour le sous-traitant se trouvaient modifiées, notamment en raison du contexte économique ; qu'elle lui a seulement demandé de lui présenter des variantes à son devis et d'envisager une confection sur place;
Considérant par ailleurs que la SARL n'a appris que très tardivement qu'elle n'aurait pas le marché ; qu'elle a ainsi assisté à plusieurs réunions entre le mois de janvier et le mois de mai 2003 et n'a été informée, à sa demande, qu'en juillet 2003 qu'une partie du marché serait fabriquée en Turquie avant de savoir (en novembre 2003) que la prestation était en cours de réalisation pour l'ensemble des lots, directement sous la direction du chef de projet de BBI;
Considérant que si les relations entre les parties ont toujours été régies par la signature d'un contrat particulier de sous-traitance, et qu'il ne peut être retenu l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce puisque la SA BBI conservait la liberté de choisir un autre sous-traitant, il demeure que depuis 1997, la SA BBI avait à de nombreuses reprises et de façon très régulière délégué à la SARL Les Ateliers d'Origine les confections de rideaux pour les marchés qu'elle obtenait au Turkménistan.
Considérant dès lors qu'en menant son projet pour l'aménagement de l'Hôtel Président sans aviser explicitement la SARL Les Ateliers d'Origine de la modification du contexte et en lui laissant croire par le silence qu'elle conservait qu'elle lui confierait la réalisation du lot tapisserie comme précédemment, la SA BBI a eu une attitude déloyale à l'égard de cette société à laquelle elle a fait perdre une chance d'avoir un chiffre d'affaire supérieur en recherchant d'autres marchés;
Considérant que la cour dispose des éléments suffisants pour fixer le montant de ce préjudice à la somme de 20 000 euro que la SA BBI devra verser en dédommagement à la SARL Les Ateliers d'Origine au titre de la perte de chance;
Sur les prestations pour la Mosquée, le Palais des Expositions et la Banque du Commerce Extérieur :
Considérant qu'en mars-avril 2004, la SA BBI a demandé à la SARL Les Ateliers d'Origine de lui présenter un devis pour des prestations dans ces divers bâtiments ; qu'il n'est produit aucune preuve de ce que la SA BBI lui avait donné un accord ferme pour lui confier ces prestations;
Qu'il résulte en revanche des écritures des deux parties, que la SA BBI avait fait mention de la nécessité de limiter le coût et de chiffrer une prestation correspondant à une confection sur place ; que la SARL Les Ateliers d'Origine a remis un devis le 7 avril 2004 pour le projet de la Mosquée qui ne correspondait pas aux attentes de la SA BBI même après modifications ainsi qu'il ressort d'une télécopie (3 mai 2004);
Qu'elle a fait une nouvelle proposition le 5 mai 2004 pour les trois projets qui n'a pas satisfait davantage la SA BBI;
Considérant que le 12 mai 2004, la SA BBI a fait parvenir à la SARL Les Ateliers d'Origine les éléments à partir desquels elle devait établir son devis (description des prestations et enveloppe financière) ;
Que le 14 mai suivant, la SARL Les Ateliers d'Origine faisait savoir par Madame Orengo, son interlocutrice, que sa proposition était inadaptée et sous-estimée, et lui précisait ses exigences ;
Considérant que dans un courrier en date du 17 mai 2004, la SA BBI a mis fin aux négociations ; que les propositions réciproques des parties avaient alors un contenu très différent, (le prix et les conditions de déplacement demandées par Madame Orengo étant bien plus élevées que les conditions imposées par la SA BBI);
Considérant que la SA BBI n'a entretenu aucune ambiguïté sur ses exigences qu'elle a explicitement fait connaître mais qui n'ont pas été retenues dans les propositions de la SARL Les Ateliers d'Origine ; que les pourparlers ont été courts (fin mars/fin mai) et qu'il existait un désaccord sur des points fondamentaux (le prix) lorsqu'il y a été mis fin de sorte que la rupture des négociations par la SA BBI n'a pas un caractère abusif; qu'en conséquence, la SARL Les Ateliers d'Origine ne peut qu'être déboutée;
Sur l'appropriation du savoir-faire de la SARL Les Ateliers d'Origine:
Considérant qu'il ressort des pièces communiquées et du dossier que la SARL Les Ateliers d'Origine a établi ses devis et réalisé la chambre témoin à partir des documents réalisés par la société Interart ; que les conditions d'exécution et la réalisation de ses devis et travaux ne relèvent pas d'un savoir-faire particulier mais seulement d'une technique applicable et connue dont la qualité est le seul élément distinctif;
Considérant qu'il n'est pas démontré que l'aménagement interne des constructions édifiées par la SA BBI (Hôtel du Président, Mosquée, Palais des Expositions et Banque du commerce extérieur) a été réalisé à partir des renseignements notés dans les devis communiqués par la SARL Les Ateliers d'Origine à la SA BBI ; qu'en conséquence, la demande d'indemnisation présentée par la SARL Les Ateliers d'Origine n'est pas fondée;
Considérant que les circonstances justifient qu'il ne soit pas fait application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : - Reformant partiellement le jugement entrepris, - Dit que la SA BBI devra régler à la SARL Les Ateliers d'Origine la somme de 20 000 euro (vingt mille euro) en dédommagement du préjudice résultant de son attitude déloyale pour le choix du sous-traitant pour la confection du lot de rideaux et voilages de l'Hôtel du Président au Turkménistan, - Confirme le jugement en ses autres dispositions non contraires. Y ajoutant, - Dit n'y avoir lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en appel. - Condamne la SARL Les Ateliers d'Origine aux dépens d'appel avec droit pour la SCP Jullien-Lecharny-Rol & Fertier, titulaire d'un office d'avoués, de recouvrer directement les dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.