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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 22 septembre 2006, n° 04-23345

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Strauss

Défendeur :

Rothschild et Compagnie Banque (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacomet

Conseillers :

M. Laurent-Atthalin, Mme Delmas-Goyon

Avoués :

SCP Lagourgue-Olivier, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Augendre, Pigot

TGI Paris, 4e ch. sect. 1, du 7 sept. 20…

7 septembre 2004

Par contrat du 24 janvier 1994, la société de gérance d'intérêts privés Sogip a consenti à Patrick Strauss un "mandat d'intermédiaire", aux termes duquel elle habilitait celui-ci, conformément aux dispositions de l'article 65 de la loi du 24 janvier 1984 relative à l'activité et au contrôle des établissements de crédit, devenu l'article L. 519-1 du Code monétaire et financier, à lui présenter toute clientèle pour la conclusion éventuelle d'une opération de banque, sans se porter ducroire, moyennant une commission égale à 30 % de toutes les commissions perçues par la société Sogip relatives aux clients présentés ;

Ce contrat prévoit que Patrick Strauss pourra céder sa clientèle à la société Sogip jusqu'à la cinquième année suivant la date de signature, et que seule la société Sogip pourra exercer une option d'achat sur cette clientèle au-delà de la cinquième année, moyennant un prix égal à la moyenne annuelle des commissions des deux dernières années civiles, l'exercice de cette option par l'une ou l'autre des parties entraînant la cessation d'activité de Patrick Strauss ;

Au 31 décembre 2001, la société Sogip a été absorbée par la société Rothschild & Cie Banque ;

Suivant exploit du 24 avril 2002, Patrick Strauss a fait assigner la société Rothschild & Cie Banque afin d'obtenir réparation du préjudice qu'il aurait subi du fait de la rupture unilatérale du mandat d'intérêt commun qui, selon lui, le liait à la société Sogip ;

Par jugement du 7 septembre 2004, le Tribunal de grande instance de Paris a débouté Patrick Strauss de ses demandes et l'a condamné à payer à la société Rothschild & Cie Banque la somme de 1 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Au soutien de sa décision, le tribunal a essentiellement retenu que,

en l'absence de pouvoir de Patrick Strauss de représenter la société Sogip ou d'accomplir des actes de gestion ou des arbitrages, le contrat conclu entre les parties n'est pas constitutif d'un mandat d'intérêt commun, Patrick Strauss n'étant qu'un intermédiaire dont le rôle était de mettre en rapport des clients souhaitant réaliser des opérations d'investissement bancaire avec la société Sogip, qui resterait seule juge de la suite à donner à ses conseils,

Patrick Strauss ne peut se prévaloir d'une rupture fautive de son mandat d'intermédiaire ouvrant droit à réparation, en l'absence de mandat d'intérêt commun et d'obligation d'achat de la clientèle à la charge de la société Rothschild & Cie Banque,

ayant refusé l'offre de la société Sogip du 21 décembre 2001, même si celle-ci lui faisait savoir qu'elle ne souhaitait pas lever l'option, au prix de 0,80 % de la valeur des portefeuilles qu'il avait apportés, il doit être débouté de sa demande de dommages et intérêts en compensation de sa clientèle,

aucune faute, détournement de clientèle ou profit injustifié ne peuvent d'avantage être retenus à l'encontre de la société Rothschild & Cie Banque en raison de ce qu'elle a poursuivi la gestion des comptes demeurés en ses livres, du fait de Patrick Strauss, dès lors qu'elle justifie avoir demandé à celui-ci à plusieurs reprises de lui faire connaître les coordonnées de l'établissement bancaire vers lequel il souhaitait que les portefeuilles de sa clientèle soient transférés, ce qu'il n'a pas fait ;

Vu les conclusions déposées le 16 mai 2006 par Patrick Strauss, appelant, aux termes desquelles, reprenant la thèse soutenue en première instance, il fait essentiellement valoir que,

le mandat d'intermédiaire dont il bénéficiait est assimilable à un mandat d'intérêt commun,

en le mettant devant le fait accompli par la suppression, au début du mois de décembre 2001, de l'accès à son bureau et à son fichier de clientèle, la société Rothschild & Cie Banque a mis fin unilatéralement et de façon abusive au mandat dont il bénéficiait, sans invoquer une cause légitime de rupture ni respecter le moindre préavis,

en écrivant à ses clients le 17 décembre 2001 qu'ils allaient "devenir clients de notre maison", la société Rothschild & Cie Banque a bien manifesté son intention de continuer à assurer la gestion de cette clientèle,

elle ne pouvait unilatéralement déclarer la convention caduque en proposant dans sa lettre du 21 décembre 2001 un prix d'achat de sa clientèle correspondant à 0,80 % de la valeur du portefeuille, prix qui ne correspondait pas à celui contractuellement fixé en cas de levée de l'option d'achat de cette clientèle, faute de quoi la convention aurait été assortie d'une condition purement potestative puisque dépendant de la seule volonté de l'une des parties contractantes, et, en conservant sa clientèle, elle devait en payer le prix conformément aux dispositions contractuelles, soit la moyenne annuelle des commissions des deux dernières années civiles ;

Il demande en conséquence à la cour, infirmant le jugement déféré, de condamner la société Rothschild & Cie Banque de lui verser, à titre de dommages et intérêts, les sommes de 174 199 euro correspondant à la perte de sa clientèle et de 30 000 euro en réparation de son préjudice moral, avec intérêts au taux légal à compter de l'exploit introductif d'instance, ainsi que 5 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Vu les conclusions déposées le 26 mai 2006 par la société Rothschild & Cie Banque, intimée, par lesquelles elle sollicite la confirmation du jugement en toutes ses dispositions et la condamnation de Patrick Strauss à lui verser une indemnité de 4 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Sur ce, LA COUR,

Considérant que pour un exposé complet des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère aux énonciations du jugement déféré et aux écritures ci-dessus visées ;

Qu'il suffit de rappeler que Patrick Strauss reconnaît avoir été informé de la fusion-absorption de la société Sogip par la société Rothschild & Cie Banque au mois d'août 2001, un questionnaire lui ayant d'ailleurs été adressé à cette époque, en même temps qu'à tout le personnel de la société Sogip, de manière à leur permettre l'accès aux locaux de la société Rothschild & Cie Banque ;

Que par lettre du 27 novembre 2001, il s'est plaint de n'avoir pas été préalablement informé de l'envoi à ses clients d'un courrier, le 12 novembre 2001, les informant du déménagement de leur interlocuteur au sein de la société Rothschild & Cie Banque, indiquant que seul l'exercice de l'option d'achat de sa clientèle prévue par la convention du 24 janvier 1994 entraînerait la cessation de son activité, et a demandé à être rapidement fixé sur les intentions de la société Sogip à cet égard ;

Que par lettres des 14 et 21 décembre 2001, il s'est plaint de n'avoir pu assurer sa permanence habituelle dans les locaux de la société Sogip, prétendant qu'il lui avait été demandé de ne pas se présenter dans les locaux de la société Rothschild & Cie Banque, et du transfert de son portefeuille de clients à cette société sans son consentement ce qui, selon lui, vidait le mandat qui lui avait été confié de toute substance et laissait apparaître l'intention de la société Sogip de mettre un terme à la convention du 24 janvier 1994, mettant celle-ci en demeure de l'indemniser du préjudice qui lui était ainsi créé et d'exercer à cet effet l'option contractuelle d'achat de sa clientèle ;

Que par lettre du 21 décembre 2001, la société Sogip l'informait qu'une option d'achat n'ayant en aucun cas le caractère d'une obligation, elle ne souhaitait pas exercer cette option et regardait la convention du 24 janvier 1994 comme caduque, proposant toutefois, afin de ne pas mettre fin à des relations anciennes et cordiales, d'acquérir sa clientèle au prix de 0,80 % de la valeur actuelle des portefeuilles apportés par son intermédiaire et demandant que dans l'hypothèse où cette offre ne correspondrait pas à ses aspirations, il lui fasse connaître les coordonnées de l'établissement bancaire vers lequel il souhaitait que les portefeuilles de sa clientèle soient transférés ;

Que le 28 décembre 2001, Patrick Strauss a adressé à la société Sogip sommation de lui fournir les moyens nécessaires à l'exercice de son activité de conseil auprès de sa clientèle et en particulier de mettre à sa disposition une carte d'accès aux locaux de la société et un bureau avec l'équipement nécessaire lui permettant de recevoir sa clientèle dans le cadre du mandat qui lui a été confié, et dénoncé cette sommation à la société Rothschild & Cie Banque, qui répondait en se référant à sa lettre du 21 décembre 2001 ;

Que par lettres des 15 mars puis 10 juillet 2002, la société Rothschild & Cie Banque rappelait que Patrick Strauss n'avait pris aucune disposition pour le transfert des portefeuilles de ses clients à un autre établissement bancaire et sollicitait à nouveau les coordonnées de l'établissement vers lequel devraient être transférés leurs actifs ;

Considérant, en premier lieu, que le grief tiré de ce que la société Rothschild & Cie Banque se serait appropriée la clientèle de Patrick Strauss n'est pas fondé ;

Considérant, en effet, qu'il n'est pas établi que la société Rothschild & Cie Banque aurait empêché Patrick Strauss d'accéder à ses fichiers et d'exercer son activité, les éléments de preuve avancés n'étant constitués que de lettres de Patrick Strauss ;

Qu'en outre, contrairement à ce que soutient Patrick Strauss, la levée de l'option contractuelle d'achat de sa clientèle par la société Rothschild & Cie Banque ne peut se déduire des courriers qu'elle a adressés à ses clients dès lors qu'ainsi qu'elle le soutient, la lettre du 17 décembre 2001 est une lettre circulaire qu'elle a adressée à l'ensemble des titulaires de comptes ou de mandat de gestion contractuellement liés à la société Sogip, et pas seulement aux clients de Patrick Strauss, pour leur annoncer le transfert de leur compte titres ou mandat de gestion par suite du rapprochement entre la société Sogip et elle - c'est en ce sens que les clients de Patrick Strauss allaient devenir clients de la société Rothschild & Cie Banque au lieu de la société Sogip, et non en raison d'un transfert de la clientèle de Patrick Strauss à la société Rothschild & Cie Banque - et que la facturation des droits de garde le 27 février 2002 pour toute l'année 2002, ne constitue que la rémunération, habituelle, de ses prestations de tenue de compte ;

Que, par ailleurs, ne peut être regardée comme une preuve de ce qu'elle se serait sentie tenue d'acquérir la clientèle de Patrick Strauss la proposition d'achat précitée du 21 décembre 2001, par la société Rothschild & Cie Banque, de cette clientèle à un prix différent du prix contractuellement fixé, qui sera suivie de négociations ultérieures ainsi qu'il ressort de la lettre du 10 juillet 2002, et se situait donc en dehors du cadre contractuel ;

Qu'au surplus, la société Sogip puis la société Rothschild & Cie Banque ont demandé à Patrick Strauss, les 21 décembre 2001, 2 janvier, 15 mars et 10 juillet 2002, de prendre ses dispositions pour que les portefeuilles de ses clients soient transférés à un autre établissement bancaire ;

Considérant, en conséquence, que la preuve n'est pas rapportée de ce que la société Rothschild & Cie Banque aurait acquis ou accaparé ou abusivement conservé la clientèle de Patrick Strauss et qu'elle serait tenue, dès lors, de payer le prix contractuellement fixé pour cette acquisition ;

Considérant, en second lieu, que l'indication à l'article L. 519-2 du Code monétaire et financier que l'intermédiaire en opérations de banque agit en vertu d'un mandat délivré par un établissement de crédit, et ce dans un but de protection des intérêts des tiers, ne saurait suffire à qualifier nécessairement le lien de droit créé entre l'intermédiaire et l'établissement de crédit de mandat au sens des articles 1984 et suivants du Code civil et de mandat d'intérêt commun, quelles que soient les dispositions contractuelles arrêtées entre eux relativement au rôle de l'intermédiaire ;

Qu'en l'espèce, et quand bien même il s'intitule "mandat d'intermédiaire" par référence à la législation précitée, le contrat conclu entre les parties précise que l'activité de Patrick Strauss est limitée à la présentation de clientèle pour la conclusion éventuelle d'opérations de banque et que cette mission n'est en aucun cas assimilable à un mandat de gestion ;

Qu'il n'accomplissait aucun acte juridique au nom et pour le compte de la banque et n'avait aucun pouvoir pour la représenter, critères essentiels de l'existence d'un mandat ;

Que la circonstance que la clientèle lui appartienne, ainsi que le reconnaît expressément le contrat du 24 janvier 1994, est au demeurant exclusive de l'existence d'un mandat ou d'un mandat d'intérêt commun, dans lesquelles la clientèle aurait été la propriété du mandant, au moins pour partie ;

Qu'ainsi, c'est à juste titre que les premiers juges, relevant que son rôle se bornait à mettre en rapport avec la société Sogip des clients désireux de réaliser des opérations bancaires et, le cas échéant, d'assister la banque dans les études et analyses préalables aux investissements que celle-ci était susceptible de réaliser pour le compte des clients présentés, ont écarté, en l'espèce, la qualification de mandat d'intérêt commun au profit de celle d'intermédiation assimilable à un courtage ;

Considérant que dès lors, et les circonstances vexatoires entourant, selon Patrick Strauss, la rupture, n'étant pas établies, la société Rothschild & Cie Banque était fondée à procéder à la résiliation du contrat, sous réserve de respecter un préavis suffisant en fonction, notamment, de la durée des relations contractuelles qui, en l'espèce, a été de huit ans ;

Considérant que la société Rothschild & Cie Banque a dénoncé à Patrick Strauss son intention de résilier le contrat par lettre du 21 décembre 2001, et ne conteste pas que cette décision a pris effet immédiatement, même si les discussions se sont ultérieurement poursuivies sur l'acquisition de la clientèle ; que de fait, il ne ressort pas des éléments du débat que Patrick Strauss aurait perçu des commissions au cours de l'année 2002 ;

Que Patrick Strauss, alors âgé de 65 ans, a fait valoir ses droits à la retraite ;

Que la cour dispose des éléments suffisants pour fixer à 15 000 euro le montant des dommages et intérêts à lui allouer en réparation du préjudice causé par la brusque rupture du contrat qui le liait à la société Rothschild & Cie Banque ;

Considérant, en conséquence, qu'il y a lieu d'infirmer le jugement déféré et de condamner la société Rothschild & Cie Banque à payer cette somme à Patrick Strauss, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt ;

Considérant, par ailleurs, que les conditions d'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ne sont pas réunies en l'espèce ;

Que chacune des parties conservera la charge de ses dépens de première instance et d'appel ;

Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, Statuant à nouveau et y ajoutant, Condamne la société Rothschild & Cie Banque à payer à Patrick Strauss la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, Rejette toute autre demande des parties, Dit que chacune des parties conservera la charge de ses dépens de première instance et d'appel et admet les avoués concernés au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.