CJCE, 6e ch., 11 janvier 2007, n° C-175/05
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Irlande, Royaume d'Espagne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Borg Barthet
Avocat général :
Mme Sharpston
Juges :
MM. Malenovský, Lõhmus
LA COUR (sixième chambre),
1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en exemptant toutes les catégories d'établissements publics de prêt au sens de la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO L 346, p. 61, ci-après, la "directive"), l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de cette directive.
Le cadre juridique
2 Le septième considérant de la directive est libellé comme suit:
"Considérant que la continuité du travail créateur et artistique des auteurs, artistes interprètes ou exécutants exige que ceux-ci perçoivent un revenu approprié et que les investissements, en particulier ceux qu'exige la production de phonogrammes et de films, sont extrêmement élevés et aléatoires; que seule une protection juridique appropriée des titulaires de droits concernés permet de garantir efficacement la possibilité de percevoir ce revenu et d'amortir ces investissements".
3 Selon l'article 1er de la directive, intitulé "Objet de l'harmonisation":
"1. Conformément aux dispositions du présent chapitre, les États membres prévoient, sous réserve de l'article 5, le droit d'autoriser ou d'interdire la location et le prêt d'originaux et de copies d'œuvres protégées par le droit d'auteur ainsi que d'autres objets mentionnés à l'article 2 paragraphe 1.
2. Aux fins de la présente directive, on entend par 'location' d'objets leur mise à disposition pour l'usage, pour un temps limité et pour un avantage économique ou commercial direct ou indirect.
3. Aux fins de la présente directive, on entend par 'prêt' d'objets leur mise à disposition pour l'usage, pour un temps limité et non pour un avantage économique ou commercial direct ou indirect, lorsqu'elle est effectuée par des établissements accessibles au public.
4. Les droits visés au paragraphe 1 ne sont pas épuisés par la vente ou tout autre acte de diffusion d'originaux et de copies d'œuvres protégées par le droit d'auteur ou d'autres objets mentionnés à l'article 2 paragraphe 1."
4 Aux termes de l'article 5 de la directive, intitulé "Dérogation au droit exclusif de prêt public":
"1. Les États membres peuvent déroger au droit exclusif prévu à l'article 1er pour le prêt public, à condition que les auteurs au moins obtiennent une rémunération au titre de ce prêt. Ils ont la faculté de fixer cette rémunération en tenant compte de leurs objectifs de promotion culturelle.
2. Lorsque les États membres n'appliquent pas le droit exclusif de prêt prévu à l'article 1er en ce qui concerne les phonogrammes, films et programmes d'ordinateur, ils introduisent une rémunération pour les auteurs au moins.
3. Les États membres peuvent exempter certaines catégories d'établissements du paiement de la rémunération prévue aux paragraphes 1 et 2.
4. La Commission établit, en collaboration avec les États membres, avant le 1er juillet 1997, un rapport sur le prêt public dans la Communauté. Elle transmet ce rapport au Parlement européen et au Conseil."
La procédure précontentieuse
5 La Commission, par lettre du 24 avril 2003, a demandé aux autorités irlandaises de l'informer notamment des conditions de la mise en œuvre de l'article 5 de la directive en Irlande.
6 Dans sa réponse du 31 juillet 2003, l'Irlande a fait savoir que la loi de 2000 sur le droit d'auteur et les droits voisins (Copyright and Related Rights Act 2000, ci-après la "loi de 2000") prévoit un droit exclusif de prêt au bénéfice des titulaires des droits ainsi que des exécutants et institue un droit à rémunération au titre du prêt public d'œuvres protégées par le droit d'auteur.
7 Cette réponse précisait aussi que, par arrêté ministériel pris sur le fondement des articles 58, paragraphe 2, et 226, paragraphe 2, de la loi de 2000 (ci-après l'"arrêté ministériel"), des catégories d'institutions ont été exemptées du paiement effectif d'une rémunération au titre du prêt, que cette désignation avait pour effet global de permettre à toutes les institutions publiques, éducatives et universitaires accessibles au public de proposer le prêt public et que toutes ces institutions publiques étaient exemptées du droit de prêt ainsi que du paiement d'une rémunération. Les autorités irlandaises ajoutaient que ce dispositif était conforme à la prise en compte des politiques culturelles, envisagées à l'article 5, paragraphe 1, de la directive et à la dérogation prévue à son article 5, paragraphe 3.
8 Estimant que l'Irlande, en exemptant toutes les institutions publiques de prêt, et non certaines catégories d'établissements seulement, du paiement des droits de prêt public, avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de la directive, la Commission a, en application de l'article 226 CE, mis, le 19 décembre 2003, cet État membre en demeure de présenter ses observations dans un délai de deux mois.
9 Dans une lettre du 2 juin 2004, les autorités irlandaises ont opéré un renvoi aux motifs de leur position exprimée dans leur réponse du 31 juillet 2003, tout en précisant qu'elles avaient décidé de consulter les ministères intéressés au sujet de l'introduction d'un système de prêt public en Irlande en partant du principe que l'objectif était de mettre en place un tel système.
10 Le 7 juillet 2004, la Commission a émis un avis motivé aux termes duquel elle a conclu que, en exemptant toutes les catégories d'établissements publics de prêt au sens de la directive, l'Irlande avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de ladite directive et elle a invité cet État membre à prendre, dans un délai de deux mois, les mesures nécessaires pour se conformer à cet avis.
11 L'Irlande n'ayant pas répondu à cet avis motivé, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
La procédure devant la Cour
12 La Commission conclut à ce que la Cour:
- constate que, en exemptant toutes les catégories d'établissements publics de prêt au sens de la directive, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er ainsi que 5 de ladite directive, et
- condamne l'Irlande aux dépens.
13 L'Irlande conclut à ce que la Cour:
- rejette le recours, et
- condamne la Commission aux dépens.
14 Le Royaume d'Espagne et la République de Finlande ont demandé à intervenir à l'appui des conclusions de l'Irlande.
15 Par ordonnance du président de la Cour du 4 octobre 2005, le Royaume d'Espagne et la République de Finlande ont été admis à intervenir à l'appui des conclusions de la défenderesse.
16 Par lettre déposée au greffe de la Cour le 16 novembre 2005, la République de Finlande a informé la Cour qu'elle se désistait de son intervention dans la présente affaire.
17 Par ordonnance du président de la Cour du 17 janvier 2006, la République de Finlande a été radiée comme partie intervenante au litige.
Sur le recours
18 L'enjeu de la présente affaire consiste à déterminer la portée des dispositions de l'article 5, paragraphe 3, de la directive, selon lesquelles les États membres peuvent exempter "certaines catégories d'établissements" du paiement de la rémunération prévue au paragraphe 1 du même article.
19 Selon une jurisprudence constante, il y a lieu, pour l'interprétation d'une disposition de droit communautaire, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (voir, notamment, arrêts du 18 mai 2000, KVS International, C-301-98, Rec. p. I-3583, point 21, et du 19 septembre 2000, Allemagne/Commission, C-156-98, Rec. p. I-6857, point 50).
20 Eu égard à l'objectif principal de la directive, tel qu'il ressort plus précisément de son septième considérant, celle-ci vise à garantir un revenu approprié aux auteurs, aux artistes interprètes ou aux exécutants et à amortir les investissements extrêmement élevés et aléatoires qu'exige en particulier la production de phonogrammes et de films (arrêts du 28 avril 1998, Metronome Musik, C-200-96, Rec. p. I-1953, point 22; du 6 juillet 2006, Commission/Portugal, C-53-05, non encore publié au Recueil, point 24, et du 26 octobre 2006, Commission/Espagne, C-36-05, non encore publié au Recueil, point 26).
21 Le fait d'exempter la quasi-totalité voire la totalité des catégories d'établissements qui procèdent à de tels prêts de l'obligation édictée à l'article 5, paragraphe 1, de la directive priverait les auteurs d'une rémunération qui serait en mesure d'amortir leurs investissements, ce qui ne manquerait pas d'avoir également des répercussions sur l'activité de création de nouvelles œuvres (voir arrêt Metronome Musik, précité, point 24). Dans ces conditions, une transposition de la directive qui aboutit, en pratique, à exonérer la quasi-totalité, voire la totalité, des catégories d'établissements va à l'encontre de l'objectif principal de cette directive (arrêts précités Commission/Portugal, point 25, et Commission/Espagne, point 27).
22 L'Irlande ne conteste pas que la transposition de la directive, telle qu'elle résulte de la loi de 2000 et de l'arrêté ministériel, aboutit à l'exemption, pour la totalité des catégories d'établissements publics de prêt, de l'obligation de paiement de la rémunération prévue à l'article 5, paragraphe 1, de la directive.
23 Cet État membre soutient toutefois qu'il s'est borné à faire usage de la dérogation qui est prévue à l'article 5, paragraphe 3, de la directive et qui, traduisant le principe de subsidiarité, reconnaît les aspects de politique culturelle et éducative du prêt public. Le Royaume d'Espagne, qui intervient au soutien des conclusions de l'Irlande, fait valoir à cet égard que l'objectif visant à garantir aux auteurs un revenu approprié ne doit pas primer celui de la promotion de la culture.
24 Certes, la promotion culturelle constitue un objectif d'intérêt général permettant d'exempter, en vertu de l'article 5, paragraphe 3, de la directive, certains établissements publics de prêt de l'obligation de rémunération. Toutefois, la protection des titulaires de droits, afin de garantir à ces derniers la perception d'un revenu approprié, est également un objectif spécifique de cette même directive, ainsi que le souligne explicitement le septième considérant de celle-ci. C'est précisément pour préserver ce droit à rémunération que le législateur communautaire a entendu limiter la portée de l'exemption, en exigeant des autorités nationales qu'elles n'exonèrent que certaines catégories d'établissements de ladite obligation (arrêt Commission/Espagne, précité, point 29).
25 Par ailleurs, l'interprétation de la directive fondée sur son objectif principal, tel qu'il ressort du point 20 du présent arrêt, est corroborée par le libellé même dudit article 5, paragraphe 3, disposition qui ne vise que "certaines catégories d'établissements". Le législateur communautaire n'a donc pas entendu permettre aux États membres d'exonérer toutes les catégories d'établissements publics de prêt du paiement de la rémunération prévue au paragraphe 1 du même article (arrêts précités Commission/Portugal, point 21, et Commission/Espagne, point 30).
26 En outre, en vertu de son article 5, paragraphe 3, la directive permet aux États membres de déroger, au titre du prêt public, à l'obligation générale de rémunération des auteurs visée au paragraphe 1 du même article. Or, selon une jurisprudence constante, les dispositions d'une directive qui dérogent à un principe général établi par cette même directive doivent faire l'objet d'une interprétation stricte (arrêt du 29 avril 2004, Kapper, C-476-01, Rec. p. I-5205, point 72, ainsi que arrêts précités Commission/Portugal, point 22, et Commission/Espagne, point 31).
27 Ainsi, contrairement à ce que soutient l'Irlande, seul un nombre limité de catégories d'établissements potentiellement tenus de verser aux auteurs une rémunération en application de l'article 5, paragraphe 1, de la directive est susceptible d'être exempté de cette obligation (arrêt Commission/Espagne, précité, point 32).
28 Cet État membre fait également valoir qu'il est tout à fait fortuit que les catégories d'établissements publics de prêt exonérées par le droit national sur le fondement de l'article 5, paragraphe 3, de la directive constituent la majorité ou en fait la totalité de ces établissements.
29 À cet égard, il a été jugé que l'article 5, paragraphe 3, de la directive autorise, mais n'oblige pas, un État membre à prévoir une exemption pour certaines catégories d'établissements. Dès lors, si les circonstances prévalant dans l'État membre en question ne permettent pas de déterminer les critères pertinents pour effectuer une distinction valable entre catégories d'établissements, ce qu'implique l'article 5, paragraphe 3, de la directive, il y a lieu d'imposer à tous les établissements concernés l'obligation de payer la rémunération prévue au paragraphe 1 dudit article (arrêts du 16 octobre 2003, Commission/Belgique, C-433-02, Rec. p. I-12191, point 20, et Commission/Espagne, précité, point 34).
30 Il s'ensuit que, en exemptant de l'obligation de rémunération tous les établissements publics de prêt, l'arrêté ministériel procède d'une interprétation de l'article 5, paragraphe 3, de la directive qui n'est pas conforme à l'objectif principal de celle-ci ni au devoir d'une interprétation stricte qu'appelle cette disposition en tant qu'elle déroge à l'obligation générale de rémunération des auteurs.
31 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer le recours introduit par la Commission comme fondé.
32 En conséquence, il convient de constater que, en exemptant toutes les catégories d'établissements publics de prêt au sens de la directive 92-100 de l'obligation de rémunérer les auteurs pour les prêts accordés par celles-ci, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de ladite directive.
Sur les dépens
33 En vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de l'Irlande et cette dernière ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens. Conformément au paragraphe 4 du même article, le Royaume d'Espagne supporte ses propres dépens.
Par ces motifs, LA COUR (sixième chambre) déclare et arrête:
1) En exemptant toutes les catégories d'établissements publics de prêt au sens de la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle, de l'obligation de rémunérer les auteurs pour les prêts accordés par celles-ci, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de ladite directive.
2) L'Irlande est condamnée aux dépens.
3) Le Royaume d'Espagne supporte ses propres dépens.