CJCE, 6e ch., 16 octobre 2003, n° C-433/02
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume de Belgique
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Puissochet
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Schintgen, Gulmann, Skouris, Cunha Rodrigues
LA COUR (sixième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 29 novembre 2002, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 226 CE, un recours visant à faire déclarer que, en n'appliquant pas les dispositions relatives au droit de prêt public prévues par la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO L 346, p. 61, ci-après la "directive"), le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 5 de cette directive.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
2. La directive précise à son article 1er:
"Objet de l'harmonisation
1. Conformément aux dispositions du présent chapitre, les États membres prévoient, sous réserve de l'article 5, le droit d'autoriser ou d'interdire la location et le prêt d'originaux et de copies d'œuvres protégées par le droit d'auteur ainsi que d'autres objets mentionnés à l'article 2 paragraphe 1.
[...]
3. Aux fins de la présente directive, on entend par " prêt " d'objets leur mise à disposition pour l'usage, pour un temps limité et non pour un avantage économique ou commercial direct ou indirect, lorsqu'elle est effectuée par des établissements accessibles au public.
[...]"
3.
L'article 5 de la directive stipule:
"Dérogation au droit exclusif de prêt public
1. Les États membres peuvent déroger au droit exclusif prévu à l'article 1er pour le prêt public, à condition que les auteurs au moins obtiennent une rémunération au titre de ce prêt. Ils ont la faculté de fixer cette rémunération en tenant compte de leurs objectifs de promotion culturelle.
2. Lorsque les États membres n'appliquent pas le droit exclusif de prêt prévu à l'article 1er en ce qui concerne les phonogrammes, films et programmes d'ordinateur, ils introduisent une rémunération pour les auteurs au moins.
3. Les États membres peuvent exempter certaines catégories d'établissements du paiement de la rémunération prévue aux paragraphes 1 et 2.
[...]"
4. L'article 15 de la directive prévoit que les États membres mettent en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à celle-ci avant le 1er juillet 1994.
La réglementation nationale
5. La loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins du 30 juin 1994 (Moniteur belge du 27 juillet 1994, p. 19297, ci-après la "loi") précise, à son article 1er, paragraphe 1:
"L'auteur d'une œuvre littéraire ou artistique a seul le droit de la reproduire ou d'en autoriser la reproduction, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit.
Ce droit comporte notamment le droit exclusif d'en autoriser l'adaptation ou la traduction.
Ce droit comprend également le droit exclusif d'en autoriser la location ou le prêt [...]"
6. L'article 23, paragraphe 1, de la loi stipule:
"L'auteur ne peut interdire le prêt d'œuvres littéraires, de bases de données, d'œuvres photographiques, de partitions d'œuvres musicales, d'œuvres sonores et d'œuvres audiovisuelles lorsque ce prêt est organisé dans un but éducatif et culturel par des institutions reconnues ou organisées officiellement à cette fin par les pouvoirs publics [...]"
7. Au chapitre VI de la loi, qui contient les dispositions relatives au prêt public, l'article 62 dispose:
"§ 1er. En cas de prêt d'œuvres littéraires, de bases de données d'œuvres photographiques ou de partitions d'œuvres musicales dans les conditions définies à l'article 23, l'auteur a droit à une rémunération.
§ 2. En cas de prêt d'œuvres sonores ou audiovisuelles, dans les conditions définies aux articles 23 et 47, l'auteur, l'artiste-interprète ou exécutant et le producteur ont droit à une rémunération."
8. L'article 63 de la loi prévoit:
"Après consultation des institutions et des sociétés de gestion des droits, le Roi détermine le montant des rémunérations visées à l'article 62. Celles-ci sont perçues par les sociétés de gestion des droits.
Selon les conditions et les modalités qu'il fixe, le Roi peut charger une société représentative de l'ensemble des sociétés de gestion des droits d'assurer la perception et la répartition des rémunérations pour prêt public. Après consultation des Communautés, et le cas échéant à leur initiative, le Roi fixe pour certaines catégories d'établissements reconnus ou organisés par les pouvoirs publics, une exemption ou un prix forfaitaire par prêt pour établir la rémunération prévue à l'article 62."
La procédure précontentieuse
9. Par lettre du 24 janvier 2001, la Commission a attiré l'attention des autorités belges sur le fait que, bien que la directive ait été transposée en droit belge par la loi, aucun arrêté d'exécution n'aurait été adopté en matière de droit de prêt.
10. Les autorités belges ont, par lettre du 22 mars 2001, confirmé le défaut d'adoption d'un arrêté d'exécution et indiqué que le problème résidait au niveau des entités fédérées belges, compétentes en matière de culture, qui s'opposaient à l'introduction d'un droit de prêt.
11. Le 24 juillet 2001, la Commission a adressé au Royaume de Belgique une lettre de mise en demeure. En réponse à cette lettre, ledit gouvernement a souligné de nouveau l'opposition des entités fédérées à l'introduction d'un droit de prêt ou de rémunération pour les auteurs d'œuvres. Il a également insisté sur la formulation imprécise de l'article 5, paragraphe 3, de la directive, autorisant certaines exemptions à l'obligation de payer une rémunération aux auteurs en cas de prêt public de leurs œuvres.
12. N'estimant pas cette réponse satisfaisante, la Commission a, le 21 décembre 2001, envoyé un avis motivé au Royaume de Belgique l'invitant à prendre les mesures requises pour se conformer à cet avis dans un délai de deux mois à compter de la notification de celui-ci.
13. Le Gouvernement belge n'ayant pas répondu à l'avis motivé, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
Sur le fond
14. La Commission constate qu'aucune des mesures d'exécution relatives aux rémunérations prévues à l'article 63 de la loi n'a été adoptée. Le montant des rémunérations visées à l'article 62 de la loi n'aurait dès lors jamais été fixé, ce qui aurait pour conséquence une impossibilité pratique pour les sociétés de gestion des droits de percevoir ces rémunérations pour le compte de leurs membres. La Commission fait donc valoir que le Royaume de Belgique ne respecte pas son obligation découlant des articles 1er et 5 de la directive de prévoir au moins une rémunération pour les auteurs d'œuvres protégées en cas de prêt de leurs œuvres.
15. Le Gouvernement belge fait valoir, d'abord, que la réaction des entités fédérées au sujet de l'octroi d'une rémunération de prêt a été négative dès le début en raison, notamment, de considérations de politique culturelle, ces dernières insistant sur une exemption générale du paiement des rémunérations de prêt pour toutes les catégories d'établissements prêteurs d'œuvres. Il en résulterait qu'aucun arrêté d'exécution des articles 62 et 63 de la loi n'a encore été adopté à ce jour.
16. Ensuite, ce gouvernement soutient que la formulation très vague de la directive s'oppose au respect de celle-ci. En effet, en ce qui concerne son article 1er, paragraphe 3, elle ne donnerait aucune indication de ce qu'il faut entendre par les termes "non pour un avantage économique ou commercial direct ou indirect" et ne donnerait pas non plus d'énumération des établissements accessibles au public. S'agissant de l'article 5, paragraphe 1, de la directive, le Gouvernement belge pose la question de savoir ce qu'englobe le "prêt public" pour lequel les États membres peuvent prévoir des dérogations. Enfin, l'article 5, paragraphe 3, de la directive ne préciserait pas ce qu'il faut entendre par "certaines catégories d'établissements". De même, la directive ne citerait aucun critère que les États membres devraient appliquer pour déterminer les "catégories d'établissements" susceptibles de bénéficier d'une exemption de paiement.
17. En effet, le Gouvernement belge estime que, en pratique, il est très difficile pour les États membres de désigner dans le groupe tout entier "d'établissements accessibles au public qui s'occupent de prêt sans avantage économique ou commercial direct ou indirect" les catégories d'établissements qui sont exemptées du paiement de la rémunération. En effet, la notion de "prêt" telle que définie à l'article 1er, paragraphe 3, de la directive se rapporterait uniquement à une catégorie librement définie d'établissements. Dans la pratique, il s'agirait du prêt par des bibliothèques et médiathèques publiques, des bibliothèques scolaires et universitaires et des centres de documentation publics qui sont accessibles au public et ne réclament aux emprunteurs aucune rémunération pour le prêt ou seulement une rémunération dont le montant ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour couvrir les frais de fonctionnement de l'établissement. Il ne serait nullement évident d'établir, au sein de ce groupe d'établissements, une distinction basée sur des motifs culturels ou éducatifs, par exemple entre les catégories d'établissements qui sont redevables d'une rémunération de prêt, d'une part, et les catégories d'établissements qui sont exemptées d'une telle rémunération, d'autre part, vu que tous les établissements tombant sous l'application de l'article 1er, paragraphe 3, de la directive s'orienteraient sur le prêt à finalité culturelle, éducative ou similaire en raison du fait que, selon la directive, le prêt poursuivant un objectif économique ou commercial direct ou indirect tombe en dehors du domaine d'application de cet article.
18. Enfin, le Gouvernement belge ajoute que la Commission, dans un rapport du 12 septembre 2002, a indiqué qu'il semble que, dans certains autres États membres aucune rémunération n'est payée aux ayants droit. Cela devrait être le cas en France, en Grèce et au Luxembourg, mais vraisemblablement aussi ailleurs.
19. Il convient d'abord de relever que, en l'absence de critères communautaires suffisamment précis dans une directive pour délimiter les obligations découlant de celle-ci, il appartient aux États membres de déterminer, sur leur territoire, les critères les plus pertinents pour assurer, dans les limites imposées par le droit communautaire, et notamment par la directive, le respect de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 6 février 2003, SENA, C-245-00, Rec. p. I-1251, point 34).
20. En outre, ainsi que l'a relevé la Commission, l'article 5, paragraphe 3, de la directive autorise, mais n'oblige pas, un État membre à prévoir une exemption pour certaines catégories d'établissements. Dès lors, si les circonstances prévalant dans l'État membre en question ne permettent pas d'effectuer une distinction valable entre catégories d'établissements, il y a lieu d'imposer à tous les établissements concernés l'obligation de payer la rémunération en question.
21. Ensuite, à supposer même que d'autres États membres n'appliquent pas correctement le droit de prêt public tel que prévu par la directive, il suffit de rappeler qu'il est de jurisprudence constante qu'un État membre ne saurait justifier l'inexécution des obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire par la circonstance que d'autres États membres manqueraient également à leurs obligations (voir arrêt du 26 juin 2001, BECTU, C-173-99, Rec. p. I-4881, point 56).
22. Enfin, pour ce qui est des difficultés rencontrées par les autorités fédérales à convaincre les entités fédérées d'accepter qu'une obligation de payer une rémunération pour le prêt public soit imposée aux établissements entrant dans le champ d'application de l'article 1er, paragraphe 3, de la directive, il est de jurisprudence constante qu'un État membre ne saurait exciper de dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne pour justifier l'inobservation des obligations et délais prescrits par une directive (voir arrêt du 15 mai 2003, Commission/Espagne, C-419-01, non encore publié au Recueil, point 22).
23. Par conséquent, la transposition de la directive n'ayant pas été réalisée intégralement dans le délai imparti, le recours introduit par la Commission est fondé.
Sur les dépens
24. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le Royaume de Belgique ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
déclare et arrête:
1) En n'appliquant pas les dispositions relatives au droit de prêt public prévues par la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle, le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1 er et 5 de cette directive.
2) Le Royaume de Belgique est condamné aux dépens.