CJCE, 4e ch., 10 mai 2007, n° C-102/05
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Skatteverket
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Lenaerts
Avocat général :
M. Bot
Juges :
Mme Silva de Lapuerta, MM. Arestis, von Danwitz, Juhász
LA COUR (quatrième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 56 CE à 58 CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant le Skatteverket (administration fiscale suédoise) à A et B (ci-après ensemble les "requérants"), actionnaires et travailleurs salariés de X, société de droit suédois, sur la question de savoir si, dans le cadre de l'imposition des dividendes d'actions distribués par cette société, les salaires des employés de la succursale russe de Y, filiale suédoise de X, peuvent ou non être intégrés dans l'assiette de calcul aux fins de l'application des dispositions suédoises relatives à la "règle salariale" "löneregeln".
La législation nationale
3 La présente affaire concerne le régime fiscal suédois des dividendes d'actions distribués par les sociétés suédoises à actionnariat concentré ("fåmansföretag").
4 Celles-ci sont de petites sociétés anonymes, dont plus de 50 % des parts sociales ou des actions sont détenus par moins de cinq personnes physiques, qui exercent de ce fait une influence déterminante sur leur gestion. Lorsque plusieurs actionnaires d'une société exercent une activité salariée dans celle-ci, ils sont, en vertu de l'article 3 du chapitre 57 de la loi suédoise relative à l'impôt sur le revenu (inkomstskattelagen, SFS 1999, n° 1229, ci-après la "loi"), réputés constituer une seule personne, ce qui permet à cette société d'être considérée comme une société à actionnariat concentré en dépit du nombre élevé de ses actionnaires.
5 En Suède, la charge fiscale pesant sur les revenus du travail est plus lourde que celle relative aux revenus du capital. Afin de dissuader les actionnaires d'une société à actionnariat concentré, qui sont en même temps des salariés de cette société, de convertir des revenus du travail en revenus du capital, la loi prévoit que les dividendes d'actions distribués par ladite société sont imposés comme des revenus du capital à hauteur d'un rendement forfaitaire, communément appelé le "montant limite", qui est censé correspondre au rendement normal du capital investi dans la même société. L'excédent du montant de ces dividendes par rapport au montant limite est, quant à lui, imposé comme des revenus du travail.
6 Ce rendement forfaitaire est calculé par l'application d'un pourcentage donné à une assiette comprenant essentiellement le capital que l'actionnaire a investi dans la société à actionnariat concentré.
7 L'assiette de calcul peut également comprendre, en application de la règle salariale prévue à l'article 12 du chapitre 43 de la loi, un montant correspondant à une fraction des salaires versés aux employés de cette société, y compris à ceux de ses filiales et de ses succursales. Conformément à cette disposition, ces salaires ne peuvent toutefois entrer en ligne de compte que s'ils entrent dans la base de calcul des cotisations sociales ou de l'impôt sur les salaires en vertu de la législation suédoise.
8 À la suite de l'adhésion du Royaume de Suède à l'Union européenne, l'application de la règle salariale a cependant été étendue, d'après les indications fournies par le gouvernement suédois, aux salaires versés aux travailleurs des sociétés à actionnariat concentré employés dans un autre État membre.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
9 X, société anonyme suédoise, est une société de consultants détenue par plusieurs actionnaires qui y exercent une activité salariée, dont les requérants. Bien que le nombre de ses actionnaires fût, durant la période considérée, relativement élevé (78 au total), X a constamment relevé de la qualification de "société à actionnariat concentré" au sens de l'article 3 du chapitre 57 de la loi.
10 Lorsqu'elle est devenue opérationnelle en 1991, X a repris une activité qui était auparavant exercée sous une autre forme en Suède ainsi que par une succursale russe. En 1997, cette activité a été prise en charge par Y, société anonyme suédoise, filiale de X. Dans le même temps, Y a ouvert une autre succursale en Russie. La première succursale a été liquidée en 2000.
11 Les requérants détiennent chacun 1,7 % des actions de X. A est devenu actionnaire de X en 1991 et B en 1996.
12 Ils ont saisi le Skatterättsnämnden (commission de droit fiscal) d'une demande d'avis préalable portant sur la question de savoir si, lors du calcul de l'impôt sur les dividendes d'actions distribués par X, ils pouvaient tenir compte, pour l'application de la règle salariale, des salaires versés aux employés de la succursale russe de Y, en dépit du fait que ces salaires n'entrent pas dans la base de calcul des cotisations sociales dues en Suède ou de l'impôt suédois sur les salaires.
13 Dans un avis notifié aux intéressés le 19 février 2003, le Skatterättsnämnden a répondu à cette question par l'affirmative. Estimant que l'article 43 CE ne pouvait pas être invoqué en l'espèce, puisqu'il ne concerne pas les établissements situés dans des pays tiers, il a considéré que la législation nationale litigieuse devait être examinée au regard de l'article 56, paragraphe 1, CE.
14 À cet égard, il a estimé que les dispositions du traité CE relatives à la libre circulation des capitaux font obstacle à ce que, dans une situation telle que celle dans laquelle se trouvent les requérants, les dividendes que ces derniers ont perçus de X fassent l'objet d'une imposition moins favorable au motif que la filiale de X exerce une activité en Russie et non en Suède.
15 En effet, la règle salariale daterait de 1994, de sorte qu'elle ne pourrait pas être considérée comme une restriction existant le 31 décembre 1993, au sens de l'article 57, paragraphe 1, CE. En outre, la différence de traitement opérée par cette règle ne serait pas justifiée par l'objectif de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux, compte tenu de l'existence, dans la convention fiscale conclue entre le Royaume de Suède et la Fédération de Russie, d'une disposition relative à l'échange de renseignements entre les autorités fiscales concernées.
16 Toutefois, l'un des membres du Skatterättsnämnden a estimé que la règle salariale devait être examinée au regard de l'article 43 CE et non des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux. En effet, cette règle serait de nature à restreindre l'exercice d'une activité économique et non la circulation des capitaux. Cependant, l'article 43 CE n'étant pas applicable aux situations impliquant des pays tiers, elle ne constituerait pas une restriction prohibée par cet article.
17 Le Riksskatteverket (administration des contributions) a contesté l'avis du Skatterättsnämnden devant le Regeringsrätten.
18 Dans ces conditions, le Regeringsrätten a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:
"1) Les dispositions [du traité] relatives à la libre circulation des capitaux entre États membres et pays tiers font-elles obstacle à ce que, dans une situation comme la présente, les dividendes que [les requérants] perçoivent de X fassent l'objet d'une imposition moins favorable, parce que Y, la filiale de X, exerce une activité en Russie et non en Suède?
2) Importe-t-il à cet égard que [les requérants] aient acquis leur participation dans X avant ou après le lancement ou la modification de l'activité en Russie?"
Sur les questions préjudicielles
19 En vertu de l'article 104, paragraphe 3, premier alinéa, du règlement de procédure, lorsque la réponse à une question posée à titre préjudiciel peut être clairement déduite de la jurisprudence, la Cour peut statuer par voie d'ordonnance motivée.
20 Par ses questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si une mesure nationale qui, dans le cadre de l'imposition de dividendes d'actions comme des revenus du capital dans la limite d'un rendement forfaitaire calculé par l'application d'un pourcentage déterminé à une assiette comprenant, outre le capital investi par l'actionnaire, une fraction des salaires versés aux travailleurs de la société distributrice, n'autorise pas la prise en compte des salaires des travailleurs employés dans une succursale de cette société, ou par une filiale de cette dernière, dans un pays tiers est compatible avec les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux.
21 À l'instar d'un des membres du Skatterättsnämnden (voir point 16 de la présente ordonnance), le gouvernement néerlandais et la Commission des Communautés européennes soutiennent que la disposition nationale en cause au principal ne peut être examinée qu'à l'aune de la liberté d'établissement et non à celle de la libre circulation des capitaux. Ils allèguent, en substance, que cette disposition affecte l'établissement d'une succursale dans un pays tiers et que, par conséquent, elle relève exclusivement du champ d'application matériel de la liberté d'établissement.
22 Étant donné que l'examen de la situation en cause au principal sous l'angle des dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement pourrait rendre superflu un examen autonome de ladite situation à l'aune de celles relatives à la libre circulation des capitaux, il convient de vérifier d'abord si cette situation relève de la liberté d'établissement.
23 À cet égard, il convient de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, la liberté d'établissement, que l'article 43 CE reconnaît aux ressortissants communautaires, comprend, conformément à l'article 48 CE, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d'un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté, le droit d'exercer leur activité dans un autre État membre par l'intermédiaire d'une filiale, d'une succursale ou d'une agence (voir, notamment, arrêts du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN, C-307-97, Rec. p. I-6161, point 35; du 13 décembre 2005, Marks & Spencer, C-446-03, Rec. p. I-10837, point 29, et du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, C-196-04, Rec. p. I-7995, point 41).
24 Toujours selon une jurisprudence bien établie, même si, selon leur libellé, les dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement visent à assurer le bénéfice du traitement national dans l'État membre d'accueil, elles s'opposent également à ce que l'État membre d'origine entrave l'établissement dans un autre État membre de l'un de ses ressortissants ou d'une société constituée en conformité avec sa législation (voir, notamment, arrêts du 16 juillet 1998, ICI, C-264-96, Rec. p. I-4695, point 21; Marks & Spencer, précité, point 31, ainsi que Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité, point 42).
25 Ainsi que l'ont relevé le gouvernement néerlandais et la Commission, une mesure nationale telle que celle en cause au principal, qui interdit de prendre en compte, aux fins de l'application de la règle salariale, les rémunérations versées aux employés d'une succursale établie dans un pays tiers, a pour effet principal de rendre moins attrayante l'implantation, par une société suédoise, d'une succursale dans un pays tiers, une telle implantation étant en effet de nature à placer les actionnaires de cette société dans une position fiscale moins favorable que celle où ils se trouveraient si la succursale était située en Suède ou dans un autre État membre.
26 En dissuadant la création de succursales en dehors de l'Union, la mesure en cause au principal affecte de manière prépondérante la liberté d'établissement et relève, par conséquent, du champ d'application matériel des seules dispositions du traité relatives à cette liberté.
27 À supposer qu'une telle mesure nationale ait, comme le soutiennent les requérants, des effets restrictifs sur la libre circulation des capitaux, de tels effets seraient à considérer comme la conséquence inéluctable d'une éventuelle entrave à la liberté d'établissement et ils ne justifient pas un examen de ladite mesure au regard des articles 56 CE à 58 CE (voir, en ce sens, arrêts Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité, point 33; du 3 octobre 2006, Fidium Finanz, C-452-04, Rec. p. I-9521, points 48 et 49, ainsi que du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, C-524-04, non encore publié au Recueil, point 34).
28 Par conséquent, il n'y a pas lieu d'examiner la mesure nationale en cause au principal au regard des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux.
29 Quant au chapitre du traité relatif à la liberté d'établissement, celui-ci ne comporte aucune disposition qui étende le champ d'application de ses dispositions aux situations concernant l'établissement d'une société d'un État membre dans un pays tiers. Dès lors, les articles 43 CE et suivants ne sauraient être invoqués dans une situation telle que celle en cause au principal.
30 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre aux questions posées qu'une mesure nationale qui, dans le cadre de l'imposition de dividendes d'actions comme des revenus du capital dans la limite d'un rendement forfaitaire calculé par l'application d'un pourcentage déterminé à une assiette comprenant, outre le capital investi par l'actionnaire, une fraction des salaires versés aux travailleurs de la société distributrice, n'autorise pas la prise en compte des salaires des travailleurs employés dans une succursale de cette société, ou par une filiale de cette dernière, dans un pays tiers, affecte de manière prépondérante l'exercice de la liberté d'établissement au sens des articles 43 CE et suivants. Ces derniers ne sauraient être invoqués dans une situation concernant l'établissement d'une société d'un État membre dans un pays tiers.
Sur les dépens
31 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, LA COUR (quatrième chambre) dit pour droit:
Une mesure nationale qui, dans le cadre de l'imposition de dividendes d'actions comme des revenus du capital dans la limite d'un rendement forfaitaire calculé par l'application d'un pourcentage déterminé à une assiette comprenant, outre le capital investi par l'actionnaire, une fraction des salaires versés aux travailleurs de la société distributrice, n'autorise pas la prise en compte des salaires des travailleurs employés dans une succursale de cette société, ou par une filiale de cette dernière, dans un pays tiers, affecte de manière prépondérante l'exercice de la liberté d'établissement au sens des articles 43 CE et suivants. Ces derniers ne sauraient être invoqués dans une situation concernant l'établissement d'une société d'un État membre dans un pays tiers.