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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 2 octobre 2008, n° 07-07558

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Auto Normandie Louviers (SARL)

Défendeur :

Fiat France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Deurbergue

Conseillers :

Mme Le Bail, M. Picque

Avoués :

SCP Taze-Bernard Belafol-Broquet, SCP Bernabe-Chardin-Chevilier

Avocats :

Mes Demaison, Schrimpf

T. com. Paris, 9e ch., du 30 janv. 2003

30 janvier 2003

Concessionnaire Fiat depuis 1991, la SA Auto Normandie Louviers (société Auto Louviers) était, dans le dernier état des relations, titulaire de deux contrats de concession d'une durée indéterminée, en date du 26 septembre 1996, pour la vente des véhicules de la marque Fiat, l'un au titre des véhicules utilitaires (VU), l'autre concernant les véhicules de particuliers (VP).

Le 29 novembre 1997, la SA Fiat Auto France (société Fiat) a notifié la résiliation des contrats à effet du 30 novembre 1998.

Reprochant initialement au concédant, d'avoir résilié les contrats sans lui avoir laissé le temps nécessaire d'amortir les investissements engagés sept ans auparavant à sa demande, la société Auto Louviers a attrait la société Fiat, le 21 septembre 2000, devant le Tribunal de commerce de Paris, qui, par jugement contradictoire du 30 janvier 2003, a estimé qu'en procédant à la résiliation des contrats et en choisissant immédiatement le nouveau concessionnaire, la société Fiat avait considérablement gêné la société Auto Louviers dans la tentative de vente de son fonds de commerce, en lui causant ainsi un préjudice. Il a condamné le constructeur automobile à payer 152 449 euro (1 000 000 F) à son ancien concessionnaire, outre 4 373,47 euro (30 000 F) de frais irrépétibles.

La société Fiat ayant interjeté appel, la cour de céans a, par arrêt du 6 avril 2005, infirmé le jugement en toutes ses dispositions et a débouté la société Auto Louviers de toutes ses demandes.

Saisie d'un pourvoi de l'ancien concessionnaire, la Cour de cassation a, par arrêt du 23 janvier 2007, partiellement cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Paris en ce qu'il avait "rejeté la demande de la société Auto Louviers tendant à la condamnation de la société Fiat à lui payer des dommages et intérêts en réparation du préjudice qu'elle lui avait causé en désignant un nouveau concessionnaire avant de procéder à la résiliation des contrats de concession liant les parties" et a renvoyé l'affaire devant la cour de céans autrement composée.

La Chambre commerciale a essentiellement retenu :

- qu'en indiquant que " le concédant n'est pas tenu d'une obligation d'assistance à son concessionnaire en vue de sa reconversion et que la concédante n'avait pas à retarder la notification de la résiliation litigieuse dans la seule attente de l'éventuelle cession de son fonds par la concessionnaire ", la cour d'appel a dénaturé les conclusions de la société Auto Louviers qui réclamaient des dommages et intérêts en reprochant à la société Fiat de l'avoir privée de la possibilité de négocier équitablement la valeur de son entreprise en résiliant le contrat de concession avant qu'elle n'ait trouvé un acquéreur.

La société Auto Louviers a saisi la présente cour de renvoi, le 17 avril 2007.

Vu les ultimes écritures signifiées le 2 avril 2008 par la société Auto Louviers réclamant 5 000 euro de frais irrépétibles et poursuivent l'infirmation du jugement en ce qu'il a décidé que la société Auto Louviers avait fait preuve de négligence et sollicitant globalement 493 027 euro de dommages et intérêts;

Vu les dernières conclusions signifiées le 13 mai 2008 par la société Fiat réclamant 10 000 euro de frais non compris dans les dépens et poursuivant le rejet des demandes de la société Auto Louviers en priant la cour de constater:

- d'une part, le caractère définitif de la partie de l'arrêt précité du 6 avril 2005, ayant estimé, selon l'analyse du concédant, que la résiliation n'était pas fautive,

- d'autre part, que la société Auto Louviers ne produit pas de pièce susceptible de prouver que la société Fiat aurait désigné un nouveau concessionnaire avant de procéder à la résiliation des contrats de concession liant les parties;

Sur ce, LA COUR,

Considérant que la société Auto Louviers fait observer que la Société Normande D'importation Automobiles - SNIA -, qui deviendra le nouveau concessionnaire, lui avait fait des propositions de reprise de son fonds de commerce par lettre du 20 novembre 1997, alors que la résiliation des contrats de concession ne lui a été notifiée que par lettre du 29 novembre suivant de la société Fiat;

Qu'elle estime dès lors, que le concédant avait " choisi et intronisé " le nouveau concessionnaire avant même la résiliation des contrats de concession en cours, laissant à ce dernier la certitude de pouvoir récupérer le territoire de la concession sans bourse délier;

Qu'elle en déduit que, ce faisant, la société Fiat a engagé sa responsabilité en la privant de la possibilité de négocier équitablement la valeur de son entreprise, en lui faisant corrélativement, perdre le fruit du travail effectué depuis sept ans pour créer, de toute pièce, la concession du secteur Louviers/Elbeuf, alors que les investissements importants avaient initialement été consentis à la demande de Fiat, lors de la signature des contrats précédents en 1991;

Qu'elle fait aussi valoir qu'elle a également été privée d'une possibilité de dédommagement pour la reprise du personnel et de l'immobilier;

Qu'elle soutient que si le concédant n'a pas l'obligation d'assister et de conseiller le concessionnaire en vue de la reconversion pendant la durée du préavis de résiliation, il a, à tout le moins, l'obligation d'adopter un comportement ne faisant pas obstacle à ladite reconversion, la société Auto Louviers estimant que le concessionnaire doit être en mesure de quitter le réseau "en ne perdant pas les fruits du travail effectué jusque-là";

Qu'elle estime avoir subi en conséquence, trois ordres de dommages concernant :

- la perte du prix de cession du fonds de commerce, qu'elle évalue à hauteur de 336 765,36 euro en combinant deux méthodes de calcul à partir d'une quote-part de 15 % du chiffre d'affaires moyen des trois derniers exercices annuels complets avant notification de la résiliation et de la moyenne des bénéfices moyens des mêmes années, affectée d'un coefficient d'évaluation de 8,

- le montant non amorti des investissements immobiliers et mobiliers, soit respectivement 127 250,10 euro et 8 503,15 euro,

- les indemnités de rupture versées aux salariés licenciés, soit 20 608,84 euro

l'ensemble totalisant le montant (arrondi) réclamé à hauteur de 493 027 euro;

Considérant que pour sa part, la société Fiat observe que la Cour de cassation a estimé que le moyen, critiquant le rejet de la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice que lui aurait causé la résiliation abusive des contrats de concession, ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi;

Qu'elle en déduit que le caractère non-fautif de la résiliation est aujourd'hui définitivement jugé;

Qu'elle en infère aussi que les demandes de la société Auto Louviers ne sont pas fondées, comme se heurtant à l'autorité de la chose jugée en ce que l'ancien concessionnaire continue de n'invoquer que des préjudices imputables à la résiliation elle-même;

Qu'elle prétend, au surplus, que la lettre de la société SNIA proposant le rachat du fonds de commerce de la société Auto Louviers n'est pas véritablement datée, la mention manuscrite du 20 novembre 1997 étant d'origine inconnue, pour en déduire que l'ancien concessionnaire ne démontre pas que la société Fiat aurait prétendument désigné un nouveau concessionnaire avant de procéder à la résiliation des contrats en cours;

Qu'elle indique aussi que la société SNIA était déjà concessionnaire Fiat sur des secteurs voisins et estime qu'il n'est pas étonnant que le représentant de la société Auto Louviers, alors âgé de 67 ans, ait pris spontanément contact avec la société SNIA en vue de pourparlers de cession de son entreprise;

La société Fiat fait aussi valoir qu'elle n'a pas empêché la société Auto Louviers de vendre son fonds de commerce, ni davantage de se faire racheter ses investissements ou de la contraindre à licencier son personnel;

Ceci ayant été rappelé,

Considérant que la résiliation unilatérale des contrats de concession automobiles n'est pas remise en cause et que la cour n'est aujourd'hui saisie que de la demande de dommages et intérêt de la société Auto Louviers en réparation du préjudice qu'elle allègue en reprochant à son ancien concédant, de l'avoir privée de la possibilité de négocier équitablement la valeur de vente de son entreprise et la reprise de ses investissements et de son personnel, en ayant prématurément notifié sa décision, le principe de la résiliation n'étant, par ailleurs, plus critiqué;

Que si la lettre initiale de proposition de la société SNIA en vue du rachat du fonds de commerce de la société Auto Louviers n'est pas clairement datée, il ressort des termes de la lettre postérieure du 29 avril 1998 de la même société SNIA, qu'elle fait elle-même référence à sa proposition du 20 novembre 1997;

Que cette dernière lettre fait elle-même état d'une réunion du 13 novembre 1997;

Qu'il s'en déduit que les premiers contacts remontent au moins à cette dernière date, en vue d'engager les pourparlers de cession du fonds de commerce de la concession exploitée par la société Auto Louviers ;

Sur les conditions de la résiliation du contrat de concession

Considérant qu'en application des articles 1134 et 1135 du Code civil, les parties doivent exécuter leurs conventions de bonne foi et lui donner les suites que l'équité, l'usage ou la loi leur donnent d'après leur nature;

Qu'il est constant que la société Fiat a notifié la résiliation des contrats de concession par sa lettre du 29 novembre 1997 et qu'il résulte des pièces du dossier, que la société SNIA a fait une offre de rachat du fonds de commerce litigieux, le 20 novembre précédent;

Qu'il résulte de la concomitance des événements qu'à la date de cette notification le concédant connaissait au moins l'existence des pourparlers qui s'étaient engagés depuis à peine quinze jours entre les sociétés Auto Louviers et SNIA, ce qu'il n'a, au demeurant, jamais nié;

Qu'en précipitant la notification de sa décision de résilier, sans même invoquer un intérêt personnel impératif à préserver, le concédant n'ignorait pas la difficulté dans laquelle il plongeait son concessionnaire, sans utilité particulière déclarée pour la société Fiat, en retirant à la société Auto Louviers toute marge réelle de manœuvre poux obtenir un prix raisonnable de la cession envisagée du fonds de commerce de la concession automobiles, le prix proposé de 350 000 F (53 357,46 euro) étant manifestement inférieur à la valeur du fonds;

Que la société Fiat était forcément consciente de l'impact évident sur la valeur des éléments incorporels du fonds de commerce de la société Auto Louviers, qu'aurait le prononcé d'une résiliation immédiate des contrats de concession, dès avant que les discussions aient atteint un niveau d'avancement suffisant pour permettre raisonnablement leur aboutissement à un accord entre cédant et cessionnaire du fonds;

Qu'en conséquence, en notifiant la résiliation le 29 novembre 1997 tout en respectant le préavis contractuel, la société Fiat ne s'est pas pour autant correctement acquittée de son obligation de bonne foi dans l'exécution des conventions et a causé un dommage à son co-contractant, lequel est fondé à en demander réparation;

Sur les conséquences de la résiliation précipitée et le montant de l'indemnité

Considérant que la résiliation a été opérée selon le régime du préavis d'un an avec indemnité et que la société Fiat a précisé que la société Auto Louviers n'avait jamais accepté de percevoir l'indemnité conventionnelle de résiliation qui lui aurait été offerte en septembre 1999, à hauteur de 224 204,55 F (34 179,76 euro) sous déduction d'une créance de 24 120,88 euro dont le concédant excipait au titre du compte du concessionnaire dans ses livres, soit un solde de 10 058,88 euro en faveur du concessionnaire résilié;

Que pour sa part, la société Auto Louviers sollicite tout à la fois, l'indemnisation de la perte du prix de cession du fonds de commerce d'Incarville/Louviers qui n'a pas pu être vendu, du montant non amorti des agencements immobiliers et investissements mobiliers et du montant des indemnités de rupture versées aux salariés licenciés;

Que si elle justifie des montants non amortis des investissements et des indemnités versées au personnel à l'occasion du licenciement des salariés, elle évalue le montant du fonds de commerce selon deux méthodes;

Que tout en se bornant à contester les méthodes d'évaluation proposées et les paramètres retenus, conduisant à évaluer la valeur du fonds d'Incarville/Louviers à hauteur de 336 765,36 euro (2 209 035,95 F), la société Fiat n'en a pas proposé d'autres;

Mais considérant que :

- la société Auto Louviers a indiqué (conclusions pages 5 et 6) que les parts de la SCI titulaire du crédit-bail immobilier d'Incarville/Louviers ont été cédées et que par voie de conséquence, la société Auto Louviers "s'est trouvée dégagée de l'obligation de rembourser [...] les loyers" antérieurement à sa charge et ne formule plus de demande concernant le crédit-bail et la reprise de l'immobilier,

- que dans la proposition de son conseil (lettre du 7 juillet 1998) à la société SNIA, la société Auto Louviers indiquait être prête, sous condition de trouver un acquéreur des locaux d'Incarville financés par crédit-bail, à accepter la proposition d'indemnité de rupture faite par la société Fiat à hauteur de 500 000 F à laquelle s'ajouterait le prix du fonds de commerce proposé par la société SNIA à hauteur de 400 000 F,

- qu'il s'en déduit qu'à l'époque de la résiliation, la société Auto Louviers estimait la valeur de son fonds de commerce d'Incarville/Louviers à hauteur globalement de 900 000 F (137 204,12 euro);

Considérant par ailleurs, que dans la lettre du 20 novembre 1997, la société SNIA indiquait elle-même que le rachat du fonds la conduirait à garder l'ensemble du personnel;

Que la cession envisagée n'ayant pas pu aboutir, il n'est pas contesté que les salariés de l'entreprise de la société Auto Louviers n'ont pas fait usage des droits résultant de l'application de l'article L. 122-12 du Code du travail et que la société Auto Louviers a dû supporter les charges inhérentes à un licenciement économique collectif;

Qu'en fonction de ces diverses constatations, il y a lieu d'évaluer à hauteur de :

- 137 204,12 euro, la valeur globale du fonds de commerce d'Incarville/Louviers au jour de la résiliation, en ce compris le montant de l'indemnité conventionnelle d'un montant offert de 34 179,76 euro,

- 135 653,25 euro la valeur non amortie des investissements au jour de la résiliation,

- 20 608,84 euro le montant des indemnités versées au personnel licencié;

Qu'en conséquence, la cour dispose des éléments suffisants pour évaluer forfaitairement l'indemnité globale à hauteur du montant arrondi de 300 000 euro, pour tenir compte du temps qui s'est écoulé entre la date de la résiliation des contrats de concession et la date de l'évaluation de l'indemnité due à la société Auto Louviers;

Que succombant dans cette partie des demandes, la société Fiat n'est pas fondée à demander l'indemnisation de ses frais irrépétibles;

Qu'en revanche, il serait inéquitable de laisser à la société Auto Louviers, la charge définitive des frais de procédure qu'elle a dû exposer devant la cour de renvoi;

Par ces motifs, LA COUR, statuant dans les limites de sa saisine, Confirme le jugement contradictoire du Tribunal de commerce de Paris du 30 janvier 2003 en ce qu'il a admis le principe que la SA Fiat Auto France a causé un préjudice à la SA Auto Normandie Louviers, Le réforme du chef du montant de l'indemnité allouée et en ce qu'il a estimé que par sa négligence, la SA Auto Normandie Louviers se serait privée des possibilités de dédommagement concernant la reprise du personnel, Statuant à nouveau de ces seuls chefs par des motifs partiellement substitués, Condamne la SA Fiat Auto France à payer à la SA Auto Normandie Louviers une indemnité globale forfaitaire de trois cent mille euro (300 000 euro), Déboute la SA Fiat Auto France de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SA Fiat Auto France à verser cinq mille euro (5 000 euro) de frais irrépétibles à la SA Auto Normandie Louviers, Condamne en outre la SA Fiat Auto France aux dépens de l'instance devant la cour de renvoi, Admet la SCP Taze-Bernard-Broquet au bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.