CA Paris, 5e ch. A, 17 octobre 2007, n° 04-10079
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bonnet (SARL), Bonnet
Défendeur :
Esso (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cabat
Conseillers :
MM. Roche, Byk
Avoués :
SCP Ribaut, SCP Taze-Bernard-Broquet
Avocats :
Mes Jourdan, Damerval
Vu l'appel interjeté par la SARL Bonnet et par la SA Esso SAF, d'un jugement prononcé le 25 mars 2004 par le Tribunal de commerce de Paris qui,
- après avoir dit que la loi dite "Doubin" du 31 décembre 1989 n'était pas applicable au contrat du 24 décembre 1996 par lequel la SA Esso SAF avait confié pour une durée de trois ans, à la SARL Bonnet, constituée à cet effet, la location-gérance d'un fonds de commerce de station-service sis, 55, rue de Bordeaux à Ares, avec mandat pour la distribution des carburants et approvisionnement exclusif auprès d'Esso pour les lubrifiants utilisés dans la station-service, du fait que la condition de quasi-exclusivité exigée par cette loi n'était pas remplie, le calcul de la répartition des activités devant, en effet, se faire à niveau de fiscalité homogène, ce qui impliquait que soient exclues du calcul, la totalité des taxes, en ce comprises les taxes pétrolières, a débouté la SARL Bonnet de sa demande en annulation du contrat et en remise des parties en l'état où elles se trouvaient avant la conclusion en 1996 et 1999 des deux contrats,
- après avoir constaté que la SA Esso SAF avait conservé la maîtrise du prix de vente des carburants, élément déterminant du contrat de commission et que les subventions d'exploitation versées par la même société avaient un caractère arbitraire, a dit que la renonciation au bénéfice des dispositions de l'article 2000 du Code civil n'était pas possible et qu'en conséquence, la SA Esso SAF devrait indemniser la SARL Bonnet des pertes essuyées à l'occasion de sa gestion, une expertise étant nécessaire aux fins d'examen des comptes de la SARL Bonnet,
- après avoir constaté l'absence de preuve d'un accord sur la résiliation anticipée du contrat, a jugé que la résiliation unilatérale imposée par la SA Esso SAF revêtait un caractère fautif,
- après avoir dit que M. Bonnet rapportait la preuve d'un lien de causalité entre la résiliation brutale du contrat et l'accident vasculaire cérébral dont il avait été la victime, a ordonné une expertise médicale aux fins de connaître les conséquences de cet événement sur l'état de santé du même, cette décision ayant été assortie d'une mesure d'exécution provisoire;
Vu les conclusions déposées le 28 juin 2007 par la SARL Bonnet, appelante et intimée et par M. Patrick Bonnet, intimé;
Vu les écritures déposées le 27 août 2007 par la SA Esso SAF, appelante et intimée;
Vu l'ordonnance de clôture de l'instruction intervenue le 5 septembre 2007;
Sur ce, LA COUR :
Considérant que comme le fait observer utilement la SARL Bonnet, pour rejeter le contredit formé par la société Esso SAF contre une décision de départage du 25 juin 2004 du Conseil des prud'hommes de Bordeaux qui avait admis que les quatre conditions posées par l'article L. 78l-1 du Code du travail pour l'application de ce dernier texte aux époux Bonnet étaient remplies, la Cour d'appel de Bordeaux a dit que "malgré la possibilité de développer des activités annexes, celle des époux Bonnet" avait "consisté essentiellement à vendre des produits fournis exclusivement par la société Esso", que "l'analyse des documents comptables fournis par les parties ne" permettait "pas d'établir que les époux Bonnet" avaient "pu retirer de la vente des produits non pétroliers des bénéfices leur assurant une indépendance économique réelle par rapport à la société pétrolière";
Considérant qu'en outre, pour rejeter le quatrième moyen du pourvoi de la société Esso SAF formé contre cet arrêt qui concernait la condition de quasi-exclusivité de fourniture des produits utilisés par les époux Bonnet, la Chambre sociale de la Cour de cassation a dit, dans son arrêt du 22 mars 2006, "qu'en appréciant souverainement l'ensemble des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel, par motifs propres et adoptés," avait "déduit de ses constatations que l'activité essentielle des époux Bonnet avait consisté à vendre des produits fournis exclusivement par la société Esso";
Considérant qu'il doit être relevé que l'article L. 781-1 du Code du travail exige pour la reconnaissance du statut qu'il vise, que les marchandises que la personne doit vendre, soient exclusivement ou quasi-exclusivement fournies par une seule entreprise industrielle ou commerciale;
Considérant que parallèlement, les critères fixés par l'article L. 330-3 du Code de commerce, exigent de la personne concernée, pour l'application de ce dernier texte, "un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l'exercice de son activité";
Considérant qu'il s'ensuit que la décision définitive de la Cour d'appel de Bordeaux qui a autorité de chose jugée, implique que la situation d'exclusivité de l'exercice de l'activité des époux Bonnet y reconnue, rende applicable au cas d'espèce, l'article L. 330-3 du Code de commerce, pour ce qui concerne la SARL Bonnet qui a pour cogérants les époux Bonnet;
Considérant qu'ainsi, contrairement à ce qu'ont dit les premiers juges, les époux Bonnet étaient en droit d'exiger de la société Esso SAF, la remise préalable de l'ensemble des documents décrits par ce texte, avant de s'engager dans les contrats de 1996 et de 1999;
Or considérant qu'il est constant que le premier contrat du 24 décembre 1996 n'a été communiqué aux époux Bonnet qu'au jour de sa signature, le délai minimum de 20 jours prévu par le texte susvisé n'ayant pas été respecté;
Considérant qu'il est tout aussi constant qu'avant cet engagement, les époux Bonnet n'avaient eu aucune expérience en matière commerciale et qu'ils ignoraient si une étude de marché avait été effectuée par la société Esso SAF avant l'ouverture de la station-service et si le pourcentage offert par la société Esso SAF sur la vente de carburants leur permettrait de dégager un quelconque bénéfice;
Considérant que même si le non-respect des dispositions de l'article L. 330-3 du Code de commerce ne peut automatiquement entraîner le prononcé de la nullité du contrat, la démonstration d'une erreur déterminante du consentement de la SARL Bonnet étant en effet nécessaire, il s'avère néanmoins que les résultats comptables de la station-service étaient structurellement déficitaires, la société Esso SAF ayant en 1997, en 1998 et en 1999, versé à la SARL Bonnet des "subventions" aux fins de lui éviter un dépôt de bilan;
Considérant qu'alors que la SARL Bonnet ne subissait aucune charge de remboursement de travaux, ceux-ci étant à la charge de la société Esso SAF, la perte de 1997 a été de 50 055 F alors que la même année, la subvention s'était élevée à 125 000 F, qu'elle a été de 4 164 F en 1998 alors que la subvention avait été élevée à 149 000 F, qu'en 1999, la subvention de 50 000 F a donné une perte de 50 069 F et qu'en l'absence de subvention en 2000, année du nouveau contrat, la perte s'est élevée à 104 092 F, ce qui démontre indiscutablement que cette station-service n'avait aucune chance de dégager des bénéfices et que si les époux Bonnet avaient été informés de ce fait avant de s'engager en 1996, ils n'auraient pas accepté la proposition de la société Esso SAF, l'erreur ainsi commise sur la rentabilité de la station-service ayant été déterminante de leur consentement;
Considérant qu'il y a donc lieu, après infirmation du jugement entrepris, d'accueillir la demande d'annulation formée par la SARL Bonnet et de remettre cette dernière dans son état antérieur à la signature du premier contrat de 1996, l'annulation de celui-ci impliquant l'annulation du second qui y a fait suite, dès lors que les conditions dans lesquelles la SARL Bonnet a été amenée à le signer n'ont pas été modifiées, la SARL Bonnet ayant même été laissée dans l'ignorance de ce qu'en 2000, la société Esso SAF n'avait pas l'intention de lui fournir une subvention et que cette attitude arbitraire de la société Esso SAF faisait de la SARL Bonnet une société dont les résultats dépendaient entièrement du bon vouloir du fournisseur de carburants;
Considérant que du fait que l'article L. 781-1 du Code du travail a été déclaré applicable aux époux Bonnet, ces derniers vont recevoir une rémunération équivalente à celle qu'ils auraient dû recevoir s'ils avaient été salariés de la société Esso SAF;
Considérant que si la SARL Bonnet n'avait pas été spécialement constituée pour la signature des contrats de 1996 et 1999, elle n'aurait pas connu de déficit, lequel est réclamé à titre provisionnel pour le montant de 84 001,54 euro;
Mais considérant que cette demande provisionnelle ne correspond pas à une demande d'évocation au sens de l'article 568 du nouveau Code de procédure civile dès lors qu'elle ne tend pas à voir donner à l'affaire une solution définitive;
Considérant qu'il appartiendra en conséquence aux premiers juges de statuer sur cette demande au vu du rapport d'expertise qu'ils ont ordonnée;
Considérant que pour ce qui concerne les causes et les conséquences de l'accident vasculaire cérébral dont M. Bonnet a été la victime, la société Esso SAF soutient à tort que la demande de ce dernier est irrecevable devant la juridiction d'appel du jugement commercial déféré, du fait que M. Bonnet aurait déjà réclamé au Conseil des prud'hommes de Bordeaux, des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en précisant "compte tenu de son impossibilité de reprendre une quelconque activité avant le 9 mai 2005";
Considérant qu'en effet, outre que la société Esso SAF ne verse pas au débat les conclusions prétendument prises devant cette dernière juridiction et pas davantage le jugement frappé d'appel qui aurait été prononcé le 27 juillet 2007, la demande d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ne peut être confondue avec la demande en dommages-intérêts formée devant le Tribunal de commerce de Paris au titre des conséquences, sur la santé de l'un des cogérants, de la brutalité de la rupture du contrat passé entre la société Esso SAF et la SARL Bonnet, ce même si l'état physique de ce cogérant est avancé à tort au soutien de la demande d'indemnité de licenciement;
Considérant que contrairement à ce que soutient la société Esso SAF, aucune lettre n'a précédé sa lettre de rupture à effet immédiat notifiée en avril 2001 à M. Bonnet;
Considérant qu'il s'agit donc bien d'une brusque rupture du contrat qui aurait dû expirer à la fin de l'année 2003;
Considérant que cette rupture unilatérale ne s'est fondée sur aucune faute de la SARL Bonnet dans l'exécution de son contrat;
Considérant qu'elle a eu un effet immédiat sur la santé de M. Bonnet qui a subi brutalement un accident ischémique cérébral au terme d'une heure d'une discussion très violente et très chargée émotionnellement, a dit le médecin-expert, lequel a conclu que le syndrome dépressif majeur qui était au premier plan du handicap de M. Bonnet était directement en rapport avec l'accident vasculaire cérébral, donc avec l'accident du travail du 20 mars 2001;
Considérant que l'état dépressif préexistant à l'accident dont fait état la société Esso SAF pour expliquer celui-ci, ne s'appuie sur aucune pièce justificative;
Considérant qu'il ne peut donc expliquer la survenance d'un tel accident;
Considérant que c'est donc à bon droit et en application de l'article 1382 du Code civil que les premiers juges ont admis que la rupture fautive et brutale du contrat avait directement été la cause du préjudice de M. Bonnet;
Considérant qu'il y a donc lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit M. Bonnet recevable en sa demande, en ce qu'il a admis que la brutalité de la rupture du contrat était en rapport de causalité directe avec l'accident vasculaire cérébral de M. Bonnet et en ce qu'il a ordonné une expertise médicale;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la SARL Bonnet et de M. Bonnet, les frais hors dépens qu'ils ont exposés;
Considérant que pour tenir compte de l'équité, la situation économique de la partie condamnée n'étant pas évoquée, sera allouée à la SARL Bonnet et à M. Patrick Bonnet, l'indemnité globale du montant indiqué au dispositif du présent arrêt;
Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, LA COUR, Confirme la décision déférée en ce qu'elle a dit M. Bonnet recevable en sa demande, en ce qu'elle a admis que la brutalité de la rupture du contrat était fautive et en rapport de causalité directe avec l'accident vasculaire cérébral de M. Bonnet et en ce qu'elle a ordonné une expertise médicale ; La confirme également en ce qu'elle a ordonné une expertise pour faire le compte entre les parties; L'infirme pour le surplus et Statuant de nouveau des chefs infirmés : Dit que les contrats passés en 1996 et 1999 entre la société Esso SAF et la SARL Bonnet étaient soumis aux dispositions de l'article L. 330-3 du Code de commerce; Vu le non-respect de ce texte par la société Esso SAF et le vice du consentement subi par les cogérants de la SARL Bonnet; Prononce la nullité des contrats litigieux et dit que les parties devront être remises en leur état antérieur à la souscription des contrats; Dit n'y avoir lieu à évocation ou à provision; Renvoie les parties devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins qu'il soit statué sur les conséquences des nullités prononcées par le présent arrêt et sur les rapports d'expertise déposés; Condamne la société Esso SAF à régler globalement à la SARL Bonnet et à M. Patrick Bonnet une indemnité pour frais hors dépens de 7 000 euro; Rejette toutes autres demandes des parties; Condamne la société Esso SAF aux dépens de première instance et d'appel et admet pour ces derniers, la SCP Alain et Vincent Ribaut, titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.