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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. A, 15 mai 2006, n° 04-04133

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Jean Fillioux (SARL)

Défendeur :

Domaine de la Fontaine de la Pouyade (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Costant

Conseillers :

MM. Sabron, Le Roux

Avoués :

SCP Rivel & Combeaud, SCP Annie Taillard & Valérie Janoueix

Avocats :

Mes Boespflug, Lartigue

TGI Angoulême, du 10 juin 2004

10 juin 2004

Par jugement du 10 juin 2004, auquel la cour se réfère pour l'exposé des faits, de la procédure et des prétentions initiales des parties, le Tribunal de grande instance d'Angoulême, dans le litige opposant la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade à la SARL Jean Fillioux, anciennement Fillioux Fils, relatif à des actes de concurrence déloyale ou illicite, a condamné la SARL Fillioux Fils à verser à la société Domaine la Fontaine de la Pouyade la somme de 410 403,29 euro avec intérêts au taux légal à compter du 15 février 2001, ainsi qu'à lui payer la somme de 1 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, outre les entiers dépens tout en ordonnant l'exécution provisoire après avoir rejeté toutes demandes plus amples.

Le 1er juillet 2004, la SARL Fillioux Fils a relevé appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions signifiées et déposées au greffe le 27 février 2006, la SARL Jean Fillioux demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris et de condamner la société Domaine la Fontaine de la Pouyade, déboutée de toutes ses demandes, à lui payer une indemnité de 20 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, outre les entiers dépens.

Elle fait valoir que son courrier du 5 avril 2000, destiné à la société Signatory, et non à la société Hearthland, présentant des personnes, et non des produits, comme "une honte pour notre pays", relève de la diffamation de ce fait prescrite et non d'un dénigrement. Elle soutient que dès lors que des droits sur une marque peuvent être acquis par l'usage faite de celle-ci pour désigner des produits ou services sans l'avoir déposée, elle peut se plaindre d'une usurpation de sa marque d'usage "la Pouyade" préexistante au dépôt de la marque Domaine la Fontaine de la Pouyade déposée le 8 juin 1988. Elle souligne que le mot "pouyade" n'est pas une dénomination usuelle pour désigner du cognac. Elle ajoute que le dépôt d'une marque d'usage par un tiers en connaissance de cause étant frauduleux, il ne saurait faire prévaloir une marque déposée postérieurement; que la prescription triennale de l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle est inapplicable lorsque la marque a été déposée de mauvaise foi comme en l'espèce. Elle soutient qu'en tant que titulaire du nom commercial la Pouyade correspondant au lieu où elle est établie et au fonds de commerce exploité, son droit naît de l'usage, et non d'un enregistrement. Elle souligne que le dépôt de la marque la Fontaine de la Pouyade contrevient à la jurisprudence interdisant de déposer à titre de marque le nom commercial d'un tiers pour désigner des produits ou services relevant de l'activité exercée sous ce nom commercial. Elle fait valoir que le jugement porté sur le produit dans les courriers envoyés n'est nullement répréhensible, s'agissant d'une appréciation personnelle et subjective n'étant pas susceptible de discréditer le produit. Elle précise que les courriers litigieux tendent au contraire à éviter une confusion entre les deux cognacs, dont il résulte une absence de dénigrement lequel exclut par nature la confusion. Elle souligne que la lettre de résiliation du contrat du 27 mars 2000 ne fait aucune référence ni même allusion à ses écrits, mais à l'existence d'une perte financière subie; que la résiliation simultanée du contrat relatif à un vin de Bordeaux prouve l'absence de lien de causalité entre ses propos et la résiliation du contrat. Elle estime que le contrat du 27 mars 2000 qui pouvait "être résilié par toute partie, à n'importe quel moment, pour quelque raison que ce soit ou sans raison particulière" exclut la reconnaissance d'une quelconque perte de chance et l'existence d'un préjudice réparable, qui serait nécessairement limité à un bénéfice, dont la société Domaine la Fontaine de la Pouyade ne justifie pas ; qu'enfin l'unique dommage tient au défaut de paiement par la société Heartland d'une partie des produits livrés antérieurement à la résiliation incombant à la responsabilité de cette dernière.

Dans ses dernières écritures signifiées et déposées au greffe le 8 février 2006, la société Domaine la Fontaine de la Pouyade demande à la cour de confirmer en son principe la décision entreprise, sauf en ce qui concerne la nature et le quantum des condamnations, et sur son appel incident de condamner la société Jean Fillioux à lui payer la somme de 2 260 564,32 euro à titre de dommages et intérêts, ainsi qu'à publier la décision dans un journal spécialisé américain, outre la somme de 18 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les entiers dépens.

Elle fait valoir que les agissements de la société Fillioux constituent des actes de dénigrement graves dès lors que visant nommément un concurrent ou ses produits ou permettant de les identifier, et mettent en cause la compétence et l'honorabilité d'une personne, caractérisant ainsi des actes de concurrence déloyale. Elle ajoute que la marque "la Pouyade" n'a été enregistrée, par la société Fillioux Fils à l'INPI, que le 19 février 1999, soit après 11 ans son propre dépôt, créant une confusion dans l'esprit des distributeurs américains et du public, et générant auprès du distributeur un état de trouble également constitutif d'actes de concurrence déloyale. Elle souligne que l'antériorité prétendue d'une marque d'usage est indifférente dès lors que l'action en revendication de l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle se prescrit par trois ans. Elle précise que la société Jean Fillioux ne dispose en tout état de cause d'aucun droit antérieur sur la dénomination "la Pouyade" dans la mesure où, en l'absence de renouvellement, la marque qui était "My Pouyade" est tombée dans le domaine public en 1973 alors qu'il ne s'agit pas d'un signe distinctif puisque le terme "Pouyade" est fréquemment utilisé dans la région et qu'il ne figure à titre de nom commercial ni au Kbis de la société appelante, ni sur son papier a en-tête ou sur ses factures. Elle soutient qu'elle a donné la distribution exclusive de son cognac à la société britannique Premiers Grands Crus, qui a passé contrat de vente à l'exportation pour 3 ans avec la société américaine Hearthland qui l'a dénoncé suite aux actes de dénigrement de la société Fillioux, la chronologie des faits caractérisant un lien de corrélation évident entre les actes de dénigrement commis et la rupture du contrat.

Elle fait valoir que son préjudice commercial est considérable s'élevant à 1 896 846,90 euro en terme de marge bénéficiaire dans la mesure où son cognac n'est plus distribué sur le continent nord-américain et où des conséquences néfastes sont apparues sur d'autres marchés ; qu'en outre elle a subi une perte de 58 819,42 euro, correspondant à la différence entre le montant dû et le prix payé pour 200 bouteilles suite au dénigrement ; qu'enfin la vente par internet ne prouve pas l'existence du maintien d'une distribution aux Etats-Unis. Elle ajoute que les actes de concurrence déloyale commis ont eu des répercutions catastrophiques nécessitant de lourdes dépenses publicitaires, estimées à 304 898 euro, et que seule une publicité de la décision à venir dans une revue spécialisée américaine pourra mettre fin au trouble et à la paralysie commerciale engendrée.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 6 mars 2006.

Motifs de la décision

Attendu alors que la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade recherchait sur le fondement de l'article 1382 du Code civil la responsabilité de la SARL Jean Fillioux pour des actes de concurrence déloyale commis par cette dernière, c'est par des motifs pertinents que la cour fait siens, abstraction faite du destinataire du courrier du 5 avril 2000 qui se trouvait être Andrew Symington et non la société Hearthland comme mentionné dans le jugement, que le premier juge a retenu que les divers écrits de la SARL Jean Fillioux, parvenus au distributeur de son concurrent la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade étaient des actes de dénigrements constitutifs de concurrence déloyale ayant eu pour effet de faire perdre le marché de la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade auprès de son distributeur américain Heartland ;

Attendu qu'il convient pour répondre aux critiques et développements de l'appelante sur l'existence d'une concurrence déloyale de retenir :

- que le 19 octobre 1999 la société Fillioux adressait un courrier à Henri Preiss - Preiss Imports comportant notamment les passages suivants quant aux cognacs produits par la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade "Pendant quelques années les eaux de vie Fontaine de la Pouyade ont été embouteillées et ou commercialisées par Merlet (viticulteur à Bons Bois) ensuite au château de Laubade (négociant en Armagnac)" ce qui caractérise bien un dénigrement à l'égard d'un produit se revendiquant comme le haut de gamme des crus de grande champagne pouvant laisser penser que tout était possible à l'égard d'eaux de vie non mises en bouteilles au domaine revendiqué et même pas dans la région de production ; puis "Nous avons eu la possibilité de déguster ses eaux de vie dans un restaurant célèbre à Oslo (Norvège). Il s'agissait d'une bouteille munie d'une étiquette en étain. Au nez elle n'était pas si mauvaise, mais au palais il s'agissait d'un véritable verre d'eau si ordinaire et si plate" ce qui caractérise bien à nouveau le dénigrement d'un produit concurrent par un professionnel et non pas comme tente de le soutenir l'appelante une simple appréciation subjective portée sur un produit ; enfin "Avec Messieurs Bouyer et Gabriel et Andreu vous vous trouvez face à des gens malhonnêtes mais qui vendent" ce qui constitue bien un dénigrement relevant des dispositions de l'article 1382 du Code civil et non une diffamation qui serait prescrite dès lors que le propos vise non pas une atteinte à l'honneur ou à la réputation des personnes citées mais à porter le discrédit sur le produit qu'ils commercialisent ;

- que le 5 avril 2000 la société Jean Fillioux adressait à Andrew Symington Signataires une télécopie de son courrier précité du 19 octobre 1999 ;

- que le 17 avril elle se présentait par courrier à Heart Wine de la part d'Andrew Symington comme le véritable domaine de la Pouyade existant depuis le 11e siècle alors "que Monsieur Bouyer a obtenu le nom Fontaine de la Pouyade voila 10-12 ans" ; qu'à cet égard le premier juge a justement rejeté les développements inopérants de la société Jean Fillioux selon lesquels la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade aurait usurpé l'appellation "La Pouyade" dont elle seule serait titulaire ; qu'il suffira à cet égard d'ajouter qu'alors que la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade a déposé sa marque "la Fontaine de la Pouyade" à l'INPI le 18 juin 1988 et que la SARL Jean Fillioux ne rapporte pas la preuve que ce dépôt ait été fait de mauvaise foi par le déposant pour s'approprier une "marque d'usage" dont la preuve n'est au demeurant pas rapportée, celle-ci ne pouvant résulter de la seule mention 'la Pouyade" apposée sur certaines bouteilles de la production de la SARL Jean Fillioux relative à une qualité de produit comme en attestent d'autres mentions portées sur d'autres bouteilles de sa gamme comme "Coq", "Star Gourmet" ou "Cigar Cub" ne reprenant pas ce signe ; que pas davantage la SARL Jean Fillioux ne rapporte la preuve qu'elle ait utilisé ce signe à titre de dénomination sociale qui selon son extrait Kbis est "Société Jean Fillioux" où de nom commercial, celui-ci ne figurant sur aucun de ses documents commerciaux (papier à en-tête, factures etc), porté seulement sur ceux-ci en tant qu'adresse de la société ;

- que le 2 mai 2000 Hearthland, faisant référence à la transmission du 5 avril 2000, écrivait à "Premiers Grands Crus and Associated" à Londres, par lesquels elle était entrée en relation avec la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade soulignant un risque de confusion avec le cognac produit par la SARL Jean Fillioux indiquant que celui-ci vendu seulement au prix de 60 dollars la bouteille est très similaire au vôtre et ajoutant "la source de ces informations remet en cause l'histoire, la tradition, la marque et les pratiques de commercialisation associées à votre produit" ce qui montre que l'objectif poursuivi par le dénigrement était atteint ;

- que le 9 juin 2000 la société Heartland notifiait à la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade la résiliation du contrat d'importation - distribution conclu avec elle le 27 mars 2000 ; qu'à cet égard la SARL Jean Fillioux ne saurait sérieusement soutenir que cette résiliation est étrangère au dénigrement auquel elle s'est livrée en faisant état des termes du courrier selon lesquels "les accords n'ont généré à ce jour aucune recette commerciale" alors que la société Heartland avait préalablement posé : les prix et affirmations sans fondement associés à vos produits viticoles de Cognac et de Bordeaux destinés au marché américain sont incompatibles avec les priorités retenues par notre société en sa qualité d'importateur et de grossiste aux Etats Unis" ;

Attendu qu'en ce qui concerne le préjudice subi du fait de ces agissements le premier juge ajustement considéré en présence d'un contrat de droit américain pouvant aux termes de celui-ci être résilié à tout moment pour quelque raison que ce soit ou sans raison particulière, que la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade ne pouvait, dans le cadre d'un marché fluctuant et hautement concurrentiel, avancer que son préjudice résultait de la perte des sommes qu'elle aurait perçues si le contrat en cause, qui ne prévoyait que des objectifs et non pas des quantités livrées fermes, était parvenu à son terme de l'an 2002 et a ainsi limité l'indemnisation du préjudice à une durée d'une année pour laquelle une partie des livraisons avait déjà été effectuée ; qu'il convient cependant de corriger une erreur commise par le premier juge en ce qu'il retient le prix de vente de chaque bouteille alors que celui-ci ne peut résulter que de la perte de marge brute dont les documents produits attestent qu'en la matière elle est de l'ordre de 7 000; qu'ainsi la perte subie par la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade sera chiffrée à 1025 bouteilles x 2 250 F (pris de vente unitaire) x 7 000 soit la somme de 1 614 375 F ou 246 109,88 euro ; qu'à celle-ci il convient d'ajouter celle de 385 585,24 F ou 58 782,09 euro que la société Hearthland n'a pas payée sur les bouteilles livrées ; qu'en effet ce non paiement est la conséquence directe du dénigrement auquel s'est livré la SARL Jean Fillioux, la société Heartland ayant considéré qu'elle ne devait pas payer à la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade son cognac plus cher que celui vendu par la SARL Jean Fillioux ; qu'ainsi il sera alloué à la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade la somme de 304 891,97 euro ;

Attendu par ailleurs alors qu'une telle mesure participe à la réparation du dommage subi par suite de la concurrence déloyale dont elle a été victime, la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade fait justement grief au premier juge d'avoir rejeté sa demande de publication de la décision dans des revues américaines spécialisées alors que celle-ci permettra au marché américain de prendre conscience des agissements dont elle a été victime ; que le jugement sera dès lors également réformé de ce chef, cette demande étant accueillie dans les termes du dispositif ci-après ;

Attendu que succombant la SARL Jean Fillioux supportera les dépens et ne saurait voir accueillie sa demande sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, l'équité commandant qu'il soit fait application de ce texte au profit de la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade en lui allouant la somme de 2 000 euro ;

Par ces motifs, LA COUR, Reçoit la SARL Jean Fillioux en son appel régulier en la forme mais le dit non fondé. Confirme le jugement du Tribunal de grande instance d'Angoulême du 10 juin 2004 en ce qu'il a dit que la SARL Jean Fillioux s'était rendue coupable d'actes de concurrence déloyale au préjudice de la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade. Réformant sur les dommages intérêts alloués et la demande de publication et statuant à nouveau de ce seul chef ; Condamne la SARL Jean Fillioux à payer à la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade la somme de 304 891,97 euro à titre de dommages et intérêts. Autorise la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade à faire procéder, aux frais de la SARL Jean Fillioux, à la publication de l'intégralité du présent arrêt dans une revue spécialisée de son choix, publiée et diffusée sur l'intégralité du territoire des Etats Unis. Condamne la SARL Jean Fillioux à payer à la SARL Domaine la Fontaine de la Pouyade la somme de 2 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. La condamne aux dépens et autorise la SCP Taillard-Janoueix, avoué à la cour, à recouvrer directement ceux dont elle a pu faire l'avance sans avoir reçu provision.