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Décisions

CA Rouen, 2e ch., 19 février 2009, n° 05-03208

ROUEN

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Moisson (Epoux)

Défendeur :

Epi Gaulois (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bartholin

Conseillers :

M. Lottin, Mme Vinot

Avoués :

Mes Couppey, SCP Colin-Voinchet Radiguet-Thomas Enault

Avocat :

Me Boniface

T. com. Rouen, du 3 juin 2005

3 juin 2005

Exposé du litige

Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, il est fait référence aux énonciations de l'arrêt précédemment rendu par la cour le 15 juin 2006, évoqué plus loin.

Pour la compréhension du litige dont la cour est saisie, il suffit de savoir que M. Alain Moisson, qui souhaitait créer son entreprise, a signé diverses conventions en 1996 avec la SA Moly, franchiseur qui commercialisait dans le Sud de la France des produits de boulangerie et de pâtisserie, et avec la société Financière Moly.

La SARL du Fournil du Petit Quevilly, dont M. Moisson était le gérant, a été créée pour exploiter un fonds de commerce sous l'enseigne " l'Epi Gaulois " créé à Rouen, boulevard du 11 novembre.

Les résultats s'avérant inférieurs à ceux espérés au vu du compte prévisionnel établi par la société Moly, notamment en ce qui concerne le chiffre d'affaires, un autre fonds a été créé à Rouen dans le quartier des Sapins puis un troisième a été acquis rue Martainville à Rouen, avec des résultats aussi décevants.

Le 26 octobre 1998, la société Financière Moly et M. Bernard Moly ont racheté des parts sociales de M. Moisson pour un franc symbolique, ce qui a ramené la participation de ce dernier de 65 % à 20 % dans la SARL Le Fournil du Petit Quevilly. Remplacé dans sa fonction de gérant par M. Bernard Moly, M. Moisson s'est vu proposer un contrat de travail avant d'être licencié le 19 décembre 1999.

Par acte en date du 26 septembre 2003, M. Moisson et son épouse Madame Elisabeth Petillot ont assigné la société Moly aux fins de la voir condamner à leur payer une somme de 322 482,31 euro à titre de dommages et intérêts ainsi qu'une somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile mais aussi aux fins de la voir condamner à les garantir contre toutes les poursuites qui pourraient être engagées à leur encontre du fait des engagements de caution souscrits au profit de la Société Générale et de la société Financière Moly.

Par jugement rendu le 3 juin 2005, le Tribunal de commerce de Rouen:

- a reçu M. Moisson et Madame Petillot son épouse en leurs demandes, fins et conclusions et les a dit mal fondées,

- a débouté M. Moisson et Madame Petillot son épouse de leur demande de dommages et intérêts,

- a enjoint la SA Moly à fournir aux époux Moisson les documents certifiés par le commissaire aux comptes prouvant que les différents prêts sont soldés à ce jour, ce qui les libérera de leurs engagements de cautions,

- a débouté la SA Moly de sa demande de dommages et intérêts,

- a condamné M. Moisson et Madame Petillot son épouse à payer à la SA Moly une somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du NCPC,

- a condamné M. Moisson et Madame Petillot son épouse aux entiers dépens.

Pour statuer comme il l'a fait, le tribunal a jugé que l'obligation précontractuelle de renseignements prévue par la loi Doubin avait été respectée, que l'ouverture des deuxième et troisième points de vente avait été réalisée à la demande de M. Moisson, que ce dernier qui détenait 65 % des parts sociales avait toute latitude pour s'opposer aux différents projets critiqués, ce qu'il n'avait pas fait, et que la société Moly ne pouvait être considérée comme gérant de fait alors que M. Moisson détenait la signature bancaire et recrutait le personnel.

S'agissant de la demande de garantie contre les poursuites du fait des engagements de caution, le tribunal a constaté que les cautions étaient limitées dans le temps et que les différents prêts avaient été intégralement remboursés.

Les époux Moisson ont interjeté appel de cette décision.

Par arrêt rendu le 15 juin 2006 la cour a confirmé le jugement entrepris en ce qu'il avait enjoint à la SA Moly de fournir aux époux Moisson les documents certifiés par le commissaire aux comptes établissant que les différents prêts cautionnés étaient soldés à ce jour. La cour a sursis à statuer sur l'ensemble des autres demandes jusqu'au résultat de l'expertise comptable qu'elle a ordonnée et confiée à M. Legendre aux fins notamment de donner son avis sur les éléments retenus par la SA Moly pour réaliser le compte prévisionnel établi le 15 avril 1996 et rectifié le 6 juin 1996 et sur les chiffres annoncés.

L'expert a déposé son rapport le 26 juillet 2007.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 19 décembre 2008.

Prétentions et moyens des parties

Pour l'exposé des prétentions et des moyens des parties, il est renvoyé aux conclusions signifiées le 28 octobre 2008 par les époux Moisson et le 12 décembre 2008 par la SAS Epi Gaulois, nouvelle dénomination sociale de la société Moly.

Leurs moyens seront examinés dans les motifs de l'arrêt.

Les époux Moisson sollicitent la réformation du jugement entrepris et la condamnation de la société Moly à leur payer les sommes suivantes à titre de dommages et intérêts

- salaires actualisés : 8 000 euro et 50 000 euro,

- rémunération du compte courant : 30 000 euro,

- perte de capital et compte courant: 70 000 euro,

- manque à gagner sur le fonds de commerce : 230 000 euro,

- préjudice moral : 50 000 euro,

soit un total de 438 000 euro avec intérêts au taux légal ainsi qu'une somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

La société Epi Gaulois (nouvelle dénomination sociale de la société Moly), qui sollicite la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions, demande à titre principal à la cour de débouter les époux Moisson de toutes leurs demandes et de les condamner à lui payer une somme de 3 000 euro au titre des frais irrépétibles d'appel.

A titre subsidiaire, dans l'hypothèse où une faute du franchiseur serait retenue, elle conclut à la diminution dans de très larges proportions de l'indemnité sollicitée par les appelants et en particulier au débouté des demandes relatives au préjudice moral et au remboursement de leur compte courant, faisant valoir que cette dernière demande est irrecevable.

Sur ce, LA COUR,

Aucune des parties ne critique les dispositions du jugement ayant débouté la société Moly de sa demande de dommages et intérêts.

Dès lors, ces dispositions ne peuvent qu'être confirmées.

Sur la violation par la société Moly de son obligation précontractuelle de renseignements

Pour conclure à l'absence de fondement des prétentions des époux Moisson, la société Epi Gaulois fait valoir que ni l'article 1er de la loi " Doubin " du 31 décembre 1989 devenu l'article L. 330-3 du Code de commerce ni son décret d'application du 4 avril 1991, qui précisent les informations que le franchiseur doit fournir au franchisé avant la signature du contrat de franchise, ne font état de la nécessité de fournir une étude de marché, mais seulement une présentation de l'état du marché local.

Elle souligne qu'une étude prévisionnelle est difficile à réaliser en raison de paramètres non maîtrisables et précise que le franchiseur n'est tenu qu'à une obligation de moyens et non à une obligation de résultat.

La société Epi Gaulois ajoute que M. Moisson, qui vivait à Rouen depuis ses études secondaires, aurait parfaitement pu vérifier la réalité de cette étude et solliciter des précisions voire relevé des lacunes.

Toutefois la société Moly avait en l'espèce contracté dans le " contrat préparatoire de franchise ", conclu le 15 avril 1996 avec M. Moisson en application de l'alinéa 3 de l'article L. 330-3 du Code de commerce, l'engagement de " réaliser une étude de marché pour le compte du candidat franchisé afin de déterminer les obstacles éventuels à la réalisation du futur point de vente ".

L'étude prévisionnelle établie par la société Moly prévoyait pour la première année un chiffre d'affaires de 3 000 000 F avec un bénéfice avant impôt de 81 705 F, pour la seconde année un chiffre d'affaires de 3 300 000 F avec un bénéfice de 207 160 F et pour la troisième année un chiffre d'affaires de 3 597 000 F avec un bénéfice de 330 256 F.

L'expert a mis en évidence le fait qu'un chiffre d'affaires de 3 MF pour la première année d'exploitation d'un commerce de boulangerie-pâtisserie était en dehors de normes habituelles, puisque le chiffre d'affaires moyen dans la profession de boulanger-pâtissier en 1996, comprenant les commerces anciens, était de 1 362 682 F selon les statistiques du centre de gestion agréé et habilité de la boulangerie et de la boulangerie-pâtisserie.

Il en a conclu que le niveau d'activité visé par le compte prévisionnel était " irréalisable ", alors qu'il est constant, ainsi que cela résulte des courriers échangés entre les parties, que cette insuffisance du chiffre d'affaires est à la source des difficultés de la société Le Fournil du Petit Quevilly.

La société Epi Gaulois ne peut prétendre que M. Moisson était en mesure de vérifier les chiffres fournis par la société Moly alors que le candidat franchisé s'appuyait sur l'expérience d'un franchiseur déjà ancien pour évaluer les chances de succès de son entreprise.

Si la société Epi Gaulois souligne qu'en 1996, les nouvelles boulangeries connaissaient un essor extrêmement important et que les chiffres croissaient de façon exponentielle, de telle sorte que les parties avaient selon elle raison d'être optimistes, elle s'est avérée incapable, malgré les demandes répétées de l'expert judiciaire, d'en justifier en produisant les chiffres d'affaires des franchises " l'Epi Gaulois " créées en 1996.

Il résulte de l'analyse non contestée faite par M. Van Lerenberghe, expert comptable, à la demande des époux Moisson, que le chiffre d'affaires par magasin était en 1996 de 1 316 744 F, soit à peu de chose près (1 290 361 F, soit une différence de 2 %) ce qu'a réalisé la société Le Fournil du Petit Quevilly lors de sa première année d'activité, étant observé que l'étude portant sur 51 magasins ne se limitait pas aux commerces créés cette année là.

Ces chiffres sont à rapprocher de ceux relevés sur Internet par l'expert judiciaire faisant état, pour l'ensemble des magasins à l'enseigne " Epi Gaulois " en 2004 d'un chiffre d'affaires moyen de 400 000 euro, soit 2 624 000 F, ce qui en valeur de 1996 et compte tenu de l'inflation aurait correspondu à un chiffre d'affaires de 1 679 360 F, étant là encore précisé que cette moyenne concerne tous les commerces et non seulement ceux créés dans l'année.

La cour constate que l'étude de marché réalisée par la société Moly était basée sur des chiffres d'affaires totalement erronés, correspondant environ au double de celui qui était réalisable, et que la responsabilité de la société Epi Gaulois qui vient aux droits de la société Moly est engagée par cette faute.

Sur le préjudice des époux Moisson

Pour contester l'existence de tout préjudice des époux Moisson, la société Epi Gaulois soutient qu'à supposer qu'une faute puisse lui être reprochée, seule la société Le Fournil du Petit Quevilly pourrait prétendre avoir un préjudice.

Toutefois la faute reprochée n'a pas été commise à l'égard de la société Le Fournil du Petit Quevilly, qui n'existait pas encore mais au préjudice des époux Moisson, qui ont décidé au vu des renseignements erronés fournis par la société Moly de s'investir dans le concept proposé par cette dernière.

- Sur le préjudice au titre des salaires

Les époux Moisson font valoir qu'en raison des faibles résultats, ils n'ont pu percevoir les salaires prévus par l'étude prévisionnelle sur la base de laquelle ils se sont engagés, et sollicitent l'indemnisation de deux années de salaire chacun.

Pour s'opposer à cette demande, la société Epi Gaulois invoque vainement les salaires perçus par les époux Moisson en 1999, soit après la reprise de la gestion de la société par le franchiseur, alors que le préjudice sollicité se situe pendant les deux premières années d'exploitation de la société Le Fournil du Petit Quevilly dans les conditions prévues par le contrat de franchise.

Toutefois, les époux Moisson, qui doivent justifier de la réalité de leur préjudice, ne peuvent prétendre retenir les salaires prévus dans une étude prévisionnelle qu'ils déclarent erronée.

Il n'est établi à leur profit que l'existence d'une perte de chance, qui sera indemnisée par la condamnation de la société Epi Gaulois à payer à Madame Moisson en qualité de vendeuse une somme de 5 000 euro et à M. Moisson en qualité de dirigeant une somme de 30 000 euro.

- Sur le préjudice au titre de la rémunération du compte courant

Les époux Moisson font valoir qu'ils ont investi en compte courant de la société Le Fournil du Petit Quevilly une somme de 227 500 F pour laquelle une rentabilité de 6 % était prévue et sollicitent à ce titre pour la période de 1996 à 2007 une somme de 129 500 F actualisée à 30 000 euro.

Toutefois, la rentabilité de 6 % qu'ils sollicitent ne résulte d'aucune pièce et il n'est notamment produit aucune convention prévoyant la rémunération de ce compte courant, les statuts de la société ne faisant à cet égard que renvoyer à une éventuelle convention.

Les appelants seront en conséquence déboutés de ce chef de demande.

- Sur le préjudice au titre du capital souscrit et du compte courant

Les époux Moisson font valoir qu'ils ont investi dans la société Le Fournil du Petit Quevilly, outre la somme de 34 682,15 euro (227 500 F) en compte courant déjà évoquée, une somme de 9 909,19 euro (65 000 F) au titre du capital social.

Pour tenir compte de l'actualisation du préjudice, ils sollicitent à ce titre une somme de 70 000 euro.

Toutefois, par jugement du tribunal de commerce de Rouen du 11 mai 2007 produit aux débats et revêtu du certificat de non-appel, la société Le Fournil du Petit Quevilly a été condamnée à payer à M. Moisson en remboursement de son compte courant la somme de 34 682,15 euro avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 19 septembre 2005.

M. Moisson, qui justifie avoir produit sa créance au passif de la liquidation judiciaire de la société Le Fournil du Petit Quevilly le 30 août 2007, ne démontre pas que cette créance soit irrécouvrable.

Compte tenu de la situation de la société Le Fournil du Petit Quevilly, qui a continué à enregistrer des pertes importantes après le changement de gérant et après le départ de M. Moisson en qualité de salarié, la chance de ce dernier d'obtenir le paiement de sa créance est cependant très limitée et il lui sera alloué, au titre de son préjudice pour perte de chance de se voir rembourser son compte courant, une somme de 30 000 euro.

Au titre du capital social, définitivement perdu, il sera alloué à M. Moisson une somme de 65 000 F soit 9 909,18 euro qui ne peut être actualisée puisqu'il s'agit d'un montant non susceptible d'évoluer dans le temps.

Il sera donc alloué de ce chef à M. Moisson une somme totale de 39 909,18 euro.

Madame Moisson, qui n'était pas associée et ne justifie d'aucun préjudice tant au titre du capital social que du compte courant, sera intégralement déboutée de ce chef de demande.

- Sur le préjudice au titre du manque à gagner sur la valorisation du commerce créé

Les époux Moisson font valoir que leur motivation était de créer une entreprise en vue de sa cessation ultérieure et que sur la base du prévisionnel et des valeurs usuelles de la profession, la société Le Fournil du Petit Quevilly aurait pu avoir une valeur fin 1998, après trois ans d'exploitation, de 1 919 000 F soit pour 65 % des parts sociales une valeur de 1 247 000 F ou 190 103,92 euro, ce qui justifie une indemnisation actualisée de 230 000 euro.

Toutefois les appelants ne peuvent fonder leur demande sur la base d'une étude prévisionnelle dont ils invoquent le caractère erroné et qui ne correspond pas à la réalité.

En outre, la chance de voir leur entreprise prospérer n'était pas certaine mais seulement hypothétique puisque le sort d'une entreprise dépend d'un certain nombre de facteurs soit imprévisibles, liés à la conjoncture, soit liés à la personnalité de l'exploitant.

Les époux Moisson dont le préjudice n'est pas certain seront en conséquence déboutés de ce chef de demande.

Sur le préjudice moral

Pour s'opposer à cette demande, la société Epi Gaulois soutient qu'il appartenait aux époux Moisson de faire preuve de vigilance en leurs qualités de commerçants indépendants, aidés de leur expert-comptable.

Toutefois, ainsi qu'il a été plus haut exposé, le recours à un franchiseur était destiné à profiter de son importante expérience dans la connaissance de ce type de commerce, que ne pouvaient avoir ni les époux Moisson, ni leur expert-comptable.

Il sera alloué de ce chef à chacun des époux, qui se sont impliqués dans cette opération à laquelle ils croyaient et ont connu pendant plusieurs années doutes, détresse et angoisse, une somme de 10 000 euro à ce titre.

La société Epi Gaulois sera déboutée de sa demande au titre des frais irrépétibles et sera condamnée à payer à ce titre aux époux Moisson une somme de 7 000 euro.

Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions excepté en celle qui a déjà été jugée par la cour dans son arrêt du 15 juin 2006 et en celle ayant débouté la société Moly de sa demande de dommages et intérêts, Statuant à nouveau des chefs infirmés, Condamne la société Epi Gaulois à payer à M. Moisson une somme de 79 909,18 euro, Condamne la société Epi Gaulois à payer à Madame Moisson une somme de 15 000 euro, Déboute la société Epi Gaulois de sa demande faite au titre des frais irrépétibles, Condamne la société Epi Gaulois à payer aux époux Moisson une somme de 7 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Epi Gaulois à payer les dépens de première instance et d'appel, comprenant les frais d'expertise, avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.