CA Toulouse, 2e ch. sect. 2, 15 mai 2007, n° 06-02346
TOULOUSE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Campofrio Montagne Noire (Sté)
Défendeur :
Madrange (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lebreuil
Conseillers :
MM Verde de Lisle, Belières
Avoués :
SCP Boyer-Lescat-Merle, SCP Rives-Podesta
Avocats :
SELAFA Barthelemy, Associés, SELARL Gaillard-Deleage, Associés
La société Campofrio Montagne Noire qui sera dite la société Campofrio a relevé appel le 15 mai 2006 du jugement rendu le 24 avril 2006 par le Tribunal de commerce de Castres qui a donné acte à la société Madrange de ce qu'elle se réservait de demander ultérieurement la désignation d'un expert pour chiffrer ses pertes de marché, qui a alloué à la société Madrange 50 000 euro à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale, qui a débouté la société Madrange de sa demande relative au préjudice commercial, qui a alloué à la société Madrange 2 000 euro pour frais irrépétibles.
M. Kita est entré le 2 juillet 2001 en qualité de directeur de "clientèle marques distributeurs" au service de la société Madrange qui commercialise des produits de charcuterie. Son contrat contenait une clause de non-concurrence d'une durée de 24 mois et visant "toute activité exercée sous quelque forme que ce soit se rapportant directement ou indirectement à l'activité charcutière exercée par la société Madrange ou ses filiales". M. Kita a démissionné le 10 décembre 2004, il a effectué un préavis jusqu'au 12 mars 2005 puis il a été recruté le 14 mars 2005 par la société Campofrio qui commercialise également de la charcuterie. La société Madrange a rappelé à M. Kita la clause de non-concurrence et elle en a averti la société Campofrio. M. Kita ayant contesté la validité de la clause, la société Madrange a saisi le Conseil des prud'hommes de Limoges qui a jugé en référé que cette clause n'était pas manifestement nulle et qu'elle devait être exécutée. Ce jugement a été confirmé par la chambre sociale de la Cour d'appel de Limoges. La société Campofrio a été informée de ces décisions et elle a convoqué M. Kita pour un entretien préalable au licenciement le 15 novembre 2005. Entre-temps, le 5 juillet 2005, la société Madrange a assigné la société Campofrio en concurrence déloyale et le jugement déféré a été rendu.
La société Campofrio expose que M. Kita a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges et elle estime de bonne justice de surseoir à statuer en l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation. Sur le fond elle soutient que la preuve n'est pas rapportée d'un acte de concurrence déloyale et elle prétend avoir cessé toute collaboration avec M. Kita dès qu'elle a eu connaissance de l'ordonnance de référé du conseil de prud'hommes. Par ailleurs elle réfute l'existence d'un préjudice. Elle argumente sur la nullité de la clause de non-concurrence et elle soutient que son activité de charcuterie sèche ne porte pas ombrage à l'activité de la société Madrange spécialisée dans la charcuterie cuite. Elle soutient que lors de l'embauche de M. Kita elle n'avait pas connaissance de La clause litigieuse et M. Kita lui-même croyait que cette clause ne lui serait pas appliquée, elle fait valoir que lorsqu'elle a connu l'ordonnance du conseil de prud'hommes elle a suspendu le contrat de travail de M. Kita, que cette suspension a perduré jusqu'à l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges, qu'après cet arrêt elle a procédé à un licenciement. Elle en déduit que M. Kita n'a travaillé pour elle que pendant trois mois et que dans cette courte période il n'est pas démontré un acte de concurrence déloyale. Elle s'oppose à une mesure d'expertise pour évaluer les prétendues pertes de marché. Enfin elle s'estime victime d'une procédure abusive. La société Campofrio conclut à titre principal au sursis à statuer en l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation, à titre subsidiaire au débouté des demandes de la société Madrange, au paiement de 30 000 euro pour procédure abusive et 2 500 euro pour frais irrépétibles, à la distraction des dépens au profit de la SCP Boyer Lescat Merle.
La société Madrange s'oppose à la demande de sursis à statuer au motif qu'il s'agirait d'une attitude dilatoire. Elle soutient que la société Campofrio a recruté M. Kita en pleine connaissance de cause, sachant qu'il connaissait les conditions tarifaires et la stratégie commerciale de sa concurrente. Elle prétend que la société Campofrio a imaginé avec M. Kita le stratagème de la suspension du contrat de travail, M. Kita continuant d'être rémunéré et d'avoir le titre de directeur commercial de la société Campofrio. Elle observe que lors du licenciement, prononcé après l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges, M. Kita n'a pas restitué son salaire de 8 000 euro net par mois pendant huit mois (au total 96 000 euro) ce qui n'a de sens que si son employeur avait intérêt à le conserver au moins dans un premier temps. Elle estime que la société Campofrio a largement usé des délais de procédure pour tirer de M. Kita l'essentiel des informations qui lui étaient utiles et elle demande 100 000 euro pour concurrence déloyale et 10 000 euro pour préjudice commercial de manière à compenser le prix que la société Campofrio a accepté de payer pour obtenir des renseignements commerciaux de manière déloyale. Elle fait valoir qu'il n'appartient pas à la cour de se prononcer sur la validité de la clause de non-concurrence et en toute hypothèse, elle argumente sur la validité de cette clause. Elle précise que M. Kita la représentait aussi bien pour la charcuterie cuite (Madrange) que pour la charcuterie sèche (filiale Géo), qu'il participait à la détermination de la politique commerciale tant du pôle sec que du pôle cuit, que dans les centrales d'achat les acheteurs sont les mêmes pour le sec et pour le cuit. La société Madrange conclut à la confirmation de la décision des premiers juges sur le principe, à l'allocation de 100 000 euro pour concurrence déloyale et 10 000 euro pour préjudice commercial, au paiement de 5 000 euro pour frais irrépétibles, à la distraction des dépens au profit de la SCP Rives Podesta.
Sur quoi
Attendu, sur la demande de sursis à statuer, qu'il s'agit d'une mesure d'administration judiciaire prévue à l'article 378 du nouveau Code de procédure civile que la cour n'estime pas utile d'en faire application ;
Attendu que le litige soumis à la cour porte sur la concurrence déloyale reprochée à la société Campofrio par la société Madrange ; que la cour n'a pas à se prononcer sur la validité de la clause de non-concurrence stipulée dans les rapports entre M. Kita et la société Madrange qu'en vertu des décisions prononcées en référé tant par le conseil de prud'hommes puis la Cour d'appel de Limoges, cette clause est exécutoire ;
Attendu qu'un acte de concurrence déloyale est constitué lorsqu'un employeur, qui a une activité concurrente de celle de l'ancien employeur du salarié, conserve celui-ci à son service en connaissance de cause d'une clause de non-concurrence; qu'en l'espèce la société Campofrio a embauché le 14 mars 2005, deux jours après la fin du précédent contrat de travail, M. Kita dont elle a appris par lettre du 15 avril 2005, qu'il n'était pas libre d'exercer dans une activité de charcuterie telle qu'exercée par la société Madrange ou ses filiales ; que la société Campofrio a conservé M. Kita à son service alors qu'elle a appris par lettre du 8 juin 2005 la décision du conseil de prud'hommes impartissant à M. Kita de respecter la clause ; qu'elle a attendu l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges au mois de novembre 2005 pour procéder au licenciement ;
Attendu que pour s'exonérer de cette faute constitutive d'un acte de concurrence déloyale, la société Campofrio soutient en premier lieu que son activité ne serait pas concurrente de celle de la société Madrange ; qu'elle se prévaut de ce qu'elle ferait principalement de la charcuterie sèche alors que la société Madrange fabrique de la charcuterie cuite ; que l'argument est spécieux puisqu'il s'agit de charcuterie dans l'un et l'autre cas et, en toute hypothèse, une filiale de la société Madrange fabrique de la charcuterie sèche ; que l'argument tiré d'une position de non-concurrence ne peut être retenu ;
Attendu en second lieu que la société Campofrio ne peut pas plus invoquer sérieusement la "suspension d'activité" de M. Kita qu'en effet par lettre du 22 juin 2005 la société Campofrio a écrit à M. Kita qu'elle lui donnait son accord pour le dispenser d'activité étant précisé qu'à défaut d'activité elle était contrainte de suspendre le versement de sa rémunération ; que pourtant, la société Campofrio a conservé à M. Kita une rémunération de 8 000 euro net par mois ce qui implique que M. Kita lui a rendu des services; qu'en effet la divulgation des renseignements commerciaux contre laquelle la société Madrange avait voulu se prémunir pouvait être faite en toute discrétion par M. Kita au profit de la société Campofrio ; que faute de ne pas avoir suspendu la rémunération de M. Kita alors qu'elle en faisait elle-même une condition de la dispense d'activité de ce dernier, la société Campofrio ne peut se prévaloir d'une suspension du contrat de travail de M. Kita ;
Attendu que la société Campofrio est donc coupable de concurrence déloyale à l'égard de la société Madrange pour avoir recruté un de ses commerciaux lié par une clause de non-concurrence et pour l'avoir conservé à son service en connaissance de cause ;
Attendu, sur te préjudice qui en est résulté, que M. Kita a été embauché par la société Campofrio en qualité de directeur commercial adjoint avec notamment pour rôle de promouvoir et présenter les produits dans la grande distribution et les centrales d'achat, participer à la conception et à l'évolution de la politique commerciale de la société, développer des marchés d'ampleur nationale, suivre les résultats et les analyser par rapport à la concurrence ; que les diverses prestations prévues à son nouveau contrat de travail sont très proches, sinon identiques, à celles qu'il accomplissait pour la société Madrange ; que les renseignements dont M. Kita disposait sur les produits de la société Madrange, à savoir les coûts, les quantités, les marges, les projets de développement, la stratégie commerciale, les bonnes relations développées avec les interlocuteurs des centrales d'achat, les tarifs, les ristournes, ont permis à la société Campofrio d'optimiser ses ventes en profitant d'une connaissance des données du marché acquise par M. Kita au service de son précédent employeur; que ce comportement qui a persisté d'avril à novembre 2005 justifie l'allocation des 50 000 euro octroyés par le tribunal ; que la société Madrange ne fait pas la preuve d'un préjudice commercial distinct du préjudice résultant de la concurrence déloyale et sa demande sera rejetée pour le surplus;
Attendu qu'il convient d'allouer 5 000 euro pour frais d'appel irrépétibles ;
Par ces motifs, Confirme le jugement déféré en ce qu'il a : - condamné la société Campofrio Montagne Noire à payer à ta société Madrange cinquante mille euro (50 000 euro) à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale, - débouté la société Madrange de sa demande relative au préjudice commercial, - alloué à la société Madrange deux mille euro (2 000 euro) pour frais irrépétibles, - condamné la société Campofrio Montagne Noire aux dépens, Réformant pour le surplus et y ajoutant, - Dit n'y avoir lieu de donner acte à la société Madrange de ce qu'elle se réserverait de demander ultérieurement la désignation d'un expert pour chiffrer ses pertes de marché, - Condamne la société Campofrio Montagne Noire à payer à la société Madrange cinq mille euro (5 000 euro) pour frais d'appel irrépétibles, - Condamne la société Campofrio Montagne Noire aux dépens d'appel, Autorise la SCP Rives Podesta à faire application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.