CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 18 janvier 2007, n° 05-07406
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Brasserie Louis (SAS)
Défendeur :
Heineken Entreprise (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Laporte
Conseillers :
MM. Fedou, Coupin
Avoués :
SCP Debray-Chemin, SCP Jullien, Lecharny, Rol, Fertier
Avocats :
Mes Begin, Nedelec
Faits et procédure :
La société Brasserie Louis, qui exploite un café-bar-restaurant à Saintes (17100), a, par acte sous seing privé daté du 20 octobre 1998, conclu avec la société Brasseries Heineken, désormais dénommée Heineken Entreprise, un contrat aux termes duquel elle s'est engagée pour une durée de sept ans à acheter des bières exclusivement à cette dernière ou à un entrepositaire-grossiste à hauteur de 64 hectolitres par an, ce en contrepartie d'une subvention publicitaire de 30 000 F (4 573,47 euro), amortissable à raison d'1/7e par an, outre la fourniture d'un matériel de tirage pression.
La société Heineken Entreprise lui a désigné, en tant qu'entrepositaire-grossiste, la société Charente Bières Boissons.
La société Brasserie Louis a également, par acte daté du 30 avril 1998, régularisé avec la société Charente Bières Boissons un contrat d'achat exclusif d'une quantité déterminée de boissons, hors bières, pour une durée de cinq années avec, en contrepartie octroi d'une subvention commerciale d'un montant égal à 30 000 F (4 573,47 euro) TTC, amortissable à raison d'1/5e par an.
A partir du mois de janvier 2002, la société Brasserie Louis a cessé de s'approvisionner auprès de la société Charente Bières Boissons.
Saisi par voie d'assignation délivrée le 4 mars 2003 par la société Heineken Entreprise, tendant à voir juger que la société Brasserie Louis a abusivement rompu le contrat de fourniture exclusive, le Tribunal de commerce de Nanterre, statuant par jugement du 6 janvier 2004, a condamné la société Heineken Entreprise à verser aux débats l'exemption individuelle accordée à cette dernière, relative à l'accord conclu le 20 octobre 1998, et ce dans les quinze jours du prononcé de ce jugement.
Par décision du 21 décembre 2004, cette juridiction a déclaré parfait le désistement formulé par la société Heineken Entreprise dans le cadre de l'instance susvisée.
C'est dans ces circonstances que la société Brasserie Louis a, par acte du 22 avril 2005, assigné à jour fixe la société Heineken Entreprise en vue de voir constater la nullité de l'accord du 20 octobre 1998.
Parallèlement, la société Charente Bières Boissons, appartenant au Groupe Heineken, a assigné la société Brasserie Louis en paiement de fournitures de boissons relevant du contrat daté du 30 avril 1998.
Sur contredit formé par la société Charente Bières Boissons, désormais désignée France Boissons Charente, la Cour d'appel de Poitiers a déclaré recevable ce contredit et a désigné le Tribunal de commerce de Rochefort-sur-Mer comme juridiction compétente.
Par jugement prononcé le 14 septembre 2005 dans le cadre de la présente instance, le Tribunal de commerce de Nanterre a débouté la SARL Brasserie Louis de sa demande de nullité de la convention signée le 20 octobre 1998, et l'a condamnée à payer à la SAS Heineken Entreprise la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Brasserie Louis a interjeté appel de cette décision.
Elle fait valoir que la société Heineken Entreprise, qui détenait une part supérieure à 30 % du marché pertinent, ne saurait prétendre au bénéfice d'une exemption automatique au titre de l'accord conclu le 20 octobre 1998, mais doit, conformément au règlement n° 2790-1999-CE, justifier d'une exemption individuelle, faute de quoi cet accord est frappé d'une nullité de plein droit en application de l'article 81 § 2 du traité CE.
Elle constate que la partie adverse, qui y avait été invitée par jugement prononcé le 6 janvier 2004 devenu définitif, n'a pas produit cette exemption individuelle, préférant se désister de sa demande initialement introduite du chef de rupture abusive du contrat du 20 octobre 1998.
Elle reproche à la décision entreprise d'avoir, faisant à tort application du règlement CE n° 1216-1999 du 10 juin 1999 ayant modifié le règlement n° 17 du 6 février 1962, considéré que l'accord du 20 octobre 1998 n'était pas, à compter du 31 décembre 2001, obligatoirement soumis à une exemption individuelle, alors que celle-ci était pourtant exigée par le règlement n° 2790-1999 adopté le 22 décembre 1999, seul applicable au présent litige.
Elle soutient que, dans la mesure où la société intimée ne dispose pas d'une exemption individuelle, telle qu'exigée dans tous les cas par ce règlement pour les entreprises détenant une part supérieure à 30 % du marché pertinent, l'accord en date du 20 octobre 1998 est nul de plein droit en application de l'article 81 § 2 du traité CE.
Elle estime avoir un intérêt manifeste à agir, alors même que la partie adverse se serait désistée de sa demande au titre de l'indemnité de rupture, ne serait-ce qu'au regard de la procédure diligentée par la société France Boissons Charente, appartenant au Groupe Heineken, et actuellement pendante devant le Tribunal de commerce de Rochefort-sur-Mer.
Elle relève que c'est également à tort que la société intimée tente de revendiquer l'application du règlement CE 1-2003 en date du 16 décembre 2002 qui aurait supprimé purement et simplement toute exemption individuelle depuis le 1er janvier 2004, dans la mesure où ce règlement, entré en vigueur à partir du 1er mai 2004, ne saurait s'appliquer à un accord de 1998.
Elle considère que le contrat du 20 octobre 1998 est également nul au regard du droit interne, en raison de son absence de cause, et, à, cet égard, elle indique que ce moyen nouveau, formulé pour la première fois en cause d'appel, doit être déclaré recevable, dès lors qu'il tend à la même fin que le précédent.
Elle précise que la subvention de 30 000 F (4 573,47 euro) accordée par la société Heineken Entreprise, et représentant à peine plus de 3 % de l'engagement financier de la société appelante, apparaît dérisoire, de telle sorte que l'engagement d'approvisionnement exclusif souscrit par elle auprès de la partie adverse est dépourvu de cause.
Par vole de conséquence, elle demande à la cour, en infirmant le jugement entrepris, de constater la nullité de plein droit de l'accord en date du 20 octobre 1998, de prononcer, en tout état de cause, sa nullité pour absence de cause, et de débouter la société Heineken Entreprise de l'ensemble de ses prétentions.
Elle réclame la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Heineken Entreprise conclut à la confirmation du jugement.
Elle expose que la nullité d'un accord signé le 20 octobre 1998 ne saurait être prononcée sur le fondement d'un règlement n° 2790-1999 entré en vigueur le 1er juin 2000, mais applicable seulement au 1er janvier 2002, conformément à l'article 12 alinéa 2 de ce règlement.
Elle relève que cet accord était en tous points conforme, lors de sa signature, à la réglementation européenne telle qu'elle résultait du règlement d'exemption n° 1984-83 applicable au contrat de bière jusqu'au 1er janvier 2002, de telle sorte que la question d'une éventuelle nullité ne peut se poser qu'à compter du 1er janvier 2002, date à laquelle le contrat a été rompu du fait de la partie adverse.
Elle constate que l'accord conclu le 20 octobre 1998 n'était nullement soumis à notification, aucune disposition du règlement n° 1216-1999 du 10 juin 1999 n'imposant une exemption individuelle quand bien même le fournisseur concerné détiendrait plus de 30 % du marché.
Elle indique qu'à supposer applicable le règlement n° 2790-1999, celui-ci n'exige en aucune de ses dispositions la notification préalable à la Commission européenne des accords conclus, et elle précise que la société Brasserie Louis ne démontre pas en quoi le contrat litigieux était de nature à fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur de l'Union européenne.
Elle allègue qu'aucune conséquence ne saurait être tirée de la circonstance qu'elle n'a pas, à la suite du jugement avant dire droit du 6 janvier 2004 intervenu dans la précédente procédure, versé aux débats une exemption individuelle qu'elle n'avait pas sollicitée, n'ayant pas d'obligation à cet égard, et le règlement n° 1-2003, entré en vigueur le 1er mai 2004 en remplacement du règlement n° 17-62, ayant même supprimé le système de la notification.
Elle objecte que la partie adverse n'avait aucun intérêt à agir en nullité d'un contrat qu'elle avait unilatéralement rompu dès 2001 et pour lequel il ne lui était rien demandé.
Elle soulève l'irrecevabilité, au sens de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile, de la demande formulée pour la première fois en appel par la société Brasserie Louis, tirée de la nullité de l'accord du 20 octobre 1998 au regard du droit interne.
Elle maintient que la subvention allouée en contrepartie de l'engagement souscrit par la société appelante de se fournir en bière de la marque Heineken ne revêt aucun caractère dérisoire, cette dernière n'ayant supporté que la marge du distributeur.
Elle réclame la somme complémentaire de 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 12 octobre 2006.
Motifs de la décision:
Sur la demande de nullité du contrat au regard du droit communautaire:
Considérant qu'il est constant qu'à la date de la signature de l'accord signé le 20 octobre 1998, était en vigueur le règlement n° 1984-83-CEE du 22 juin 1983, déclarant l'interdiction édictée par l'article 85 (devenu article 81) du traité d'Union européenne inapplicable aux accords d'achat exclusif conclus pour une durée n'excédant pas dix ans et ne portant que sur certaines bières;
Considérant que c'est donc à bon droit que le tribunal a énoncé que l'accord conclu entre les parties, d'une durée de sept ans, portant uniquement sur certaines bières, bénéficiait de l'exemption par catégorie, ce qui n'est pas contesté par la société Brasserie Louis;
Considérant qu'il apparaît également que le règlement CE n° 2790-1999 du 22 décembre 1999, " concernant l'application de l'article 81 § 3 du traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées ", s'est substitué aux différents règlements relatifs aux accords de distribution, et en particulier au règlement n° 1984-83-CEE du 22 juin 1983;
Considérant que l'article 3 du règlement du 22 décembre 1999 a prévu que l'exemption par catégorie serait désormais subordonnée à la condition que la part du marché détenue par le fournisseur ne dépasse pas 30 % du marché pertinent sur lequel il vend les biens ou services contractuels;
Considérant que l'article 12 a précisé que les exemptions prévues notamment par le règlement CEE n° 1984-83 de la Commission devaient continuer à s'appliquer jusqu'au 31 mai 2000, et que l'interdiction énoncée à l'article 81 § 1 du traité ne s'appliquerait pas, " pendant la période du 1er juin 2000 au 31 décembre 2001, aux accords déjà en vigueur au 31 mai 2000 qui ne remplissent pas les conditions d'exemption prévues par le présent règlement, mais qui remplissent les conditions d'exemption prévues par les règlements CEE n° 1983-83, n° 1984-83 ou n° 4087-88 ";
Considérant qu'en l'occurrence, il n'est pas discuté que, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, la convention de fourniture de bières conclue le 20 octobre 1998 a continué à bénéficier des dispositions du règlement CEE n° 1984-83 jusqu'au 31 décembre 2001 et il s'avère également qu'à compter du 1er janvier 2002, date d'application du règlement CEE n° 2790-1999 du 22 décembre 1999, la société Heineken Entreprise, qui détenait une part supérieure à 30 % du marché, ne bénéficiait plus de l'exemption automatique;
Considérant que la société Brasserie Louis fait valoir que, dans la mesure où la société intimée n'a pas justifié avoir obtenu une exemption individuelle relativement à l'accord litigieux, celui-ci doit être déclarée nul de plein droit par application de l'article 81 § 2 du traité CE;
Mais considérant que le règlement n° 2790-1999 du 22 décembre 1999 ne présume pas illégaux au sens de l'article 81 § 2 du traité CE les accords conclus avec un fournisseur détenant plus de 30 % du marché, qui ne bénéficient pas d'une décision d'exemption individuelle;
Considérant qu'au demeurant, ce règlement est venu compléter, sans l'abroger, le précédent règlement n° 1216-1999 du 10 juin 1999, lequel, ayant élargi le champ d'application de l'article 4, paragraphe 2 du règlement n° 17 du 6 février 1962, a dispensé tous les accords verticaux de l'obligation de notification préalable à l'exemption;
Considérant que, dès lors, la circonstance que la société Heineken Entreprise n'ait pas sollicité une exemption individuelle pour la période postérieure au 1er janvier 2002 ne saurait affecter la validité de l'accord de distribution litigieux;
Considérant que l'interdiction édictée par l'article 81 § 2 susvisé ne serait encourue que s'il était établi que l'accord en cause a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur de l'Union européenne;
Or considérant qu'il n'est ni démontré ni même allégué que l'accord de distribution conclu entre les sociétés Heineken Entreprise et Brasserie Louis serait de nature à porter atteinte aux règles de la concurrence en vigueur dans l'espace communautaire;
Considérant que, dès lors, c'est à bon droit que le tribunal, tout en constatant que la convention conclue le 20 octobre 1998 n'était pas couverte par un règlement d'exemption individuelle, a énoncé que son caractère illégal n'était nullement établi au regard de l'article 81 §1 du traité CE;
Considérant qu'il y a donc lieu, en confirmant le jugement déféré, de débouter la société Brasserie Louis de sa demande tendant à voir annuler l'accord litigieux en application du droit communautaire.
Sur la demande de nullité du contrat au regard du droit interne:
À titre préalable, il doit être observé qu'en contestant pour la première fois en appel la validité de l'accord signé le 20 octobre 1998 au regard des règles du droit interne, la société Brasserie Louis invoque seulement un moyen nouveau, lequel tend au surplus aux mêmes fins que la demande d'annulation formulée en première instance;
Considérant que cette prétention, qui ne peut être qualifiée de nouvelle au sens des articles 564 et suivants du nouveau Code de procédure civile, doit donc être déclarée recevable;
Considérant que, sur le fond, il résulte de la convention signée le 20 octobre 1998 que la société Brasserie Louis s'est engagée à s'approvisionner exclusivement auprès de la société Brasseries Heineken sur la base d'une moyenne égale à 64 hectolitres, soit 448 hectolitres au total, ce pendant sept années;
En contrepartie de cet engagement, la société Brasseries Heineken a consenti à la société Brasserie Louis une subvention publicitaire de 30 000 F (4 573,47 euro) par an, amortissable à raison d'1/7e par an;
Considérant que, la société appelante, qui relève que cette subvention représente à peine plus de 3 % de son engagement d'approvisionnement exclusif, conclut au caractère dérisoire de la contrepartie accordée par le fournisseur;
Mais considérant que la comparaison doit être effectuée, non entre l'avantage qui a été consenti par ce dernier et le volume des achats que le débitant a promis d'acquérir, mais entre cet avantage et la marge bénéficiaire que le distributeur pouvait espérer retirer de la quantité d'hectolitres que la société Brasserie Louis s'est engagée à lui acheter pendant la durée de l'exclusivité;
Considérant qu'au surplus, la subvention accordée par le distributeur n'est pas assimilable à un prêt, puisqu'elle n'est pas remboursable, seule la partie non amortie pouvant être réclamée par le brasseur en cas d'inexécution du contrat;
Considérant qu'il s'ensuit que l'avantage procuré à l'exploitant ne revêt pas, en l'occurrence, un caractère manifestement dérisoire au regard de l'engagement d'approvisionnement exclusif souscrit par celui-ci;
Considérant que, dès lors, la preuve n'est pas rapportée d'une disproportion entre les obligations réciproques de nature à justifier l'annulation du contrat pour absence de cause;
Considérant qu'il y a donc lieu de débouter la société Brasserie Louis de sa demande tendant à voir déclarer nul l'accord du 20 octobre 1998.
Sur les demandes annexes:
Considérant que l'équité commande d'allouer à la société Heineken Entreprise la somme complémentaire de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant qu'il n'est cependant pas inéquitable que la société Brasserie Louis conserve la charge des frais non compris dans les dépens exposés par elle dans le cadre de la présente instance;
Considérant que le jugement déféré doit être confirmé en ce qu'il a condamné la société Brasserie Louis aux dépens de première instance;
Considérant que cette dernière, qui succombe en son recours, doit être condamnée aux dépens d'appel.
Par ces motifs, Statuant en audience publique, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Déclare recevable d'appel interjeté par la société Brasserie Louis, le dit mal fondé; Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré; Y ajoutant : Déclare recevable mais mal fondée la demande de nullité de la convention du 20 octobre 1998 présentée en cause d'appel par la société Brasserie Louis, l'en déboute; Condamne la société Brasserie Louis à verser à la société Heineken Entreprise la somme complémentaire de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Brasserie Louis aux dépens d'appel, et autorise la SCP Jullien Lecharny Rol Fertier, société d'Avoués, à recouvrer directement la part la concernant, conformément à ce qui est prescrit par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.