Ministre de l’Économie, 6 juillet 2004, n° ECOC0500165Y
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ECONOMIE
Défendeur :
Directrice du département législatif et réglementaire de la coopérative agricole Agrial
MINISTRE D'ÉTAT, MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE
Par dépôt d'un dossier déclaré complet le 2 juin 2004, vous avez notifié l'acquisition par la coopérative agricole Agrial de la totalité du capital et des droits de vote de la société Cidrerie du Calvados La Fermière. Cette acquisition a été formalisée par un contrat de cession d'actions en date du 23 avril 2004.
I - Les entreprises concernées et l'opération
La société coopérative agricole Agrial (ci-après " Agrial ") regroupe 1 500 adhérents*, comporte sept filiales (céréales, pommes à cidre, lait, bovins, porcs, volailles, légumes) et développe des activités de commercialisation de produits agricoles, de machinisme agricole et d'agrofournitures. Agrial a réalisé, en 2003, un chiffre d'affaires consolidé, calculé conformément à l'article 5 du règlement (CE) n°4064-89 du 21 décembre 1989 modifié, de 1,3 milliard d'euro presque exclusivement en France. Sa circonscription territoriale comprend les départements de la Manche, d'Ille-et-Vilaine, de la Mayenne, du Calvados, de l'Eure, de l'Orne et de la Sarthe ainsi que les cantons limitrophes de ces départements.
Agrial collecte des pommes auprès de ses coopérateurs adhérents puis les commercialise aux producteurs de produits dérivés (cidre, calvados, pommeau etc.). Elle détient également une unité de fabrication de cidre en vrac, vendu uniquement aux professionnels, située à Sainte-Foy-de-Montgomery, dans le département du Calvados.
La société Cidrerie du Calvados La Fermière (ci-après " CCLF "), entité cible, commercialise du cidre et du jus de pommes et a réalisé, en 2003, un chiffre d'affaires de 106 millions d'euro presque exclusivement en France. Au début de l'année 2003, CCLF a acquis, auprès du groupe Pernod Ricard, la société Cidreries Sopagly réunies, alors leader de la production et commercialisation de cidre.
L'acquisition de CCLF par Agrial constitue une concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce. Compte tenu des chiffres d'affaires précités, elle ne revêt pas une dimension communautaire et est soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce, relatives à la concentration économique.
II - La définition des marchés
L'opération concerne, d'une part, la collecte et la commercialisation de pommes et, d'autre part, la commercialisation de cidre et de jus de pommes.
En ce qui concerne l'existence d'un marché amont de la collecte de pommes, il convient de se référer à la pratique décisionnelle de la Commission européenne et du ministre [1]. Il ressort de cette pratique que l'existence d'un tel marché dépend de la structure et du fonctionnement des coopératives agricoles, l'objectif étant de déterminer si les agriculteurs, d'une part, et les coopératives, d'autre part, peuvent être considérés comme des entités économiquement et juridiquement distinctes. En l'espèce, cette question peut être laissée ouverte, les conclusions de l'analyse demeurant inchangées.
L'activité principale d'Agrial, en aval de la collecte, consiste en la commercialisation des pommes auprès des producteurs de cidre, de calvados, de jus de pommes, de compote etc. Selon les parties, certaines catégories de pommes présentent des caractéristiques particulières permettant de les distinguer les unes des autres et de les affecter à une utilisation précise (pommes à cidre, à jus, à concentré, à couteau, à compote et pâtissières). En ce qui concerne la production de cidre, activité principale de CCLF, et donc au sein même d'une éventuelle catégorie de pommes à cidre, il est possible de distinguer les pommes selon leur degré d'acidité. En effet, alors que les pommes collectées en Bretagne sont amères, les pommes de Normandie ont tendance à être plus acidulées. Cependant, si l'utilisation de l'une ou de l'autre de ces catégories a une influence sur le goût du produit fini et donc sur sa typicité, elle n'en a aucune sur la qualité du cidre. En outre, si certaines pommes sont, en effet, davantage recherchées pour la production de cidre, tous les types de pommes peuvent néanmoins être utilisés pour la fabrication de ce produit.
Selon les parties, la dimension géographique d'un éventuel marché de la commercialisation de pommes revêt un caractère local, la fragilité des pommes limitant la possibilité de transporter ces dernières à des clients éloignés du lieu de collecte des fruits. Cette affirmation doit cependant être relativisée par le constat selon lequel des pommes collectées en Normandie sont vendues en Alsace voire en Espagne [2].
En tout état de cause, en l'espèce, les questions de la segmentation du marché de la commercialisation des pommes par type de pommes et de la dimension géographique d'un tel marché peuvent être laissées ouvertes, les conclusions de l'analyse demeurant inchangées.
L'activité principale de CCLF consiste en la production de jus de pommes et de cidre qu'elle commercialise ensuite auprès des grandes et moyennes surfaces et des restaurateurs. Aux termes d'un avis concernant le même secteur [3], le Conseil de la concurrence a défini un marché de la commercialisation du cidre. Ce produit répond, en effet, à une dénomination précise et à des habitudes de consommation différentes des autres boissons faiblement alcoolisées [4].
Il convient, tout d'abord, de s'interroger sur l'existence d'un marché pertinent regroupant les marques de distributeurs et les marques de fabricants de cidre. Aux termes de deux décisions concernant, respectivement, les spiritueux et les vins de Champagne, la Commission européenne et le ministre [5] s'appuient sur l'importance que revêt la marque pour les clients afin d'écarter la substituabilité entre les marques nationales et les marques de distributeurs. En ce qui concerne le cidre, le peu d'importance que revêt la marque pour les clients invite donc à envisager une telle substituabilité [6]. Il ressort à ce propos du test de marché réalisé qu'aucune des marques de fabricants de cidre ne se révèle incontournable et qu'elles sont de plus en plus concurrencées par les marques de distributeurs. Cependant, en l'espèce, la question peut être laissée ouverte, les conclusions de l'analyse demeurant inchangées.
Il convient, ensuite, de s'interroger sur l'existence d'une segmentation du marché de la commercialisation du cidre en fonction du canal de distribution de ce produit. En effet, le cidre peut être vendu à des grandes et moyennes surfaces ou à des entreprises de restauration hors foyer (crêperies et, plus marginalement, bars et restaurants). En fonction du canal retenu, les négociations entre les producteurs de cidre et leurs clients portent sur des volumes et des produits différents. En effet, la restauration hors foyer laisse une place plus importante aux marques de fabricants et aux artisans normands et bretons que ne le fait la grande distribution. En outre, si les producteurs de cidre négocient leurs contrats avec la grande distribution au niveau des centrales d'achat nationales ou régionales des grandes et moyennes surfaces, la négociation avec les restaurateurs présente un aspect local [7]. En tout état de cause, la question de l'existence d'une segmentation du marché du cidre en fonction du canal de distribution de ce produit ainsi que la question de la dimension géographique de tels marchés peuvent être laissées ouvertes, les conclusions de l'analyse demeurant inchangées.
III - L'appréciation concurrentielle
D'un point de vue horizontal, l'opération notifiée n'entraîne aucun chevauchement entre les activités des parties, l'acquéreur collectant et commercialisant des pommes [8] alors que l'entité cible les transforme en cidre et en jus de pommes qu'elle commercialise ensuite.
Agrial collecte 35 000 tonnes de pommes par an dont 9 100 tonnes sont vendues à CCLF et 10 100 tonnes à d'autres clients, producteurs de cidre, transformateurs de fruits et distillateurs. Les 15 800 tonnes restantes sont destinées à sa propre cidrerie de Sainte-Foy-de-Montgomery.
CCLF détient une position particulièrement forte sur le marché de la commercialisation du cidre. Elle distribue en effet, d'une part, les marques de cidre Loïc Raison, Ecusson, Kérisac et Duché de Longueville et elle détient, par ailleurs, une position forte en ce qui concerne les marques de distributeurs (l'entité cible représente 60 % des volumes commercialisés sous marques de distributeurs et premier prix). Tous types de cidres confondus (cidre de table, cidre bouché, marques de distributeurs et marques de fabricants), CCLF réalise 60 % de la production nationale de cidre. Si l'on distingue le canal de la restauration hors foyer du canal de la grande distribution, 65 % des volumes commercialisés par la grande distribution et 60 % des volumes vendus par les restaurateurs hors foyer sont produits par CCLF (marques de fabricants et marques de distributeurs confondues). Les concurrents de CCLF sont la société Val de Vire [9] (15 % des volumes commercialisés en GMS et 5 % des volumes commercialisés par les restaurateurs hors foyer), la société Val de Rance [10] (8 % à 10 % des volumes commercialisés en GMS et 15 % des volumes commercialisés par les restaurateurs hors foyer) et, enfin, les artisans régionaux voire locaux (20 % des volumes commercialisés par les restaurateurs hors foyer et 10 à 15% des volumes commercialisés par les GMS).
D'un point de vue vertical, l'opération aboutit à l'intégration d'une activité amont, concernant une matière première (la collecte de pommes), avec une activité aval, concernant un produit dérivé (la commercialisation de cidre). Agrial et CCLF entretiennent d'ailleurs, avant l'opération, des relations commerciales étroites. Cette intégration n'est toutefois pas de nature à porter atteinte à la concurrence, et ce pour plusieurs motifs confirmés par le test de marché.
Tout d'abord, cette opération n'est pas de nature à octroyer un avantage concurrentiel décisif à la nouvelle entité au détriment des concurrents d'Agrial en lui permettant de restreindre de manière significative les débouchés de ces derniers sur le marché amont de la commercialisation de pommes. En effet, si la société cible, CCLF, représente une proportion importante de la demande de pommes [11], la structure même du marché assure aux concurrents d'Agrial la pérennité de leurs débouchés. Les principaux concurrents d'Agrial sont, d'une part, les coopératives agricoles Elle et Vire et Celliers associés et, d'autre part, une multitude de petits producteurs de pommes locaux ou régionaux. Les deux coopératives agricoles précitées sont intégrées verticalement et ont donc leurs propres débouchés à travers la production de cidre réalisée par leurs sociétés Val de Vire et Val de Rance sur le marché aval de la commercialisation de cidre. Les producteurs indépendants fournisseurs actuels de CCLF sont quant à eux liés à cette société par des contrats d'une durée de quinze à dix-huit ans. Ils produisent, d'autre part, souvent eux-mêmes, mais pour de faibles volumes, du cidre qu'ils commercialisent directement aux restaurateurs locaux voire à la grande distribution. Les capacités actuelles d'Agrial (qui collecte 35 000 tonnes de pommes alors que les besoins de CCLF s'élèvent à 80 000 tonnes) ne permettront pas à l'acquéreur de répondre à l'ensemble de la demande de la cible [12].
L'opération notifiée ne présente pas, par ailleurs, de risque de restriction des approvisionnements en pommes des clients actuels d'Agrial, concurrents de CCLF. En effet, tout d'abord, Agrial réalise déjà, avant l'opération, plus de 80 % du total de ses ventes [13] avec la société cible CCLF. D'autre part, les principaux concurrents de CCLF sont approvisionnés par leur propre coopérative [14] et ont donc un accès sécurisé à leur matière première.
L'opération notifiée ne risque ainsi de se traduire ni par la restriction des approvisionnements en pommes des concurrents de CCLF ni par la restriction des débouchés des fournisseurs actuels de CCLF. Aucun chevauchement d'activité ne résultant de cette acquisition, son impact sur le marché aval de la commercialisation du cidre peut être considéré comme limité. Le rapport de forces entre la société cible et ses deux concurrents principaux ne risque ainsi pas d'être substantiellement modifié. Il convient en outre de remarquer qu'au-delà de l'éventuelle atteinte sur la structure de la concurrence tout risque de pression à la hausse sur les prix à la consommation, due à un éventuel avantage concurrentiel acquis par Agrial et CCLF, semble être à écarter du fait de l'absence de rôle des marques dans les choix du consommateur en matière d'achat de cidre, qui permet en l'espèce à la grande distribution de jouer pleinement son rôle compensateur.
En conclusion, l'opération notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence. Je vous informe donc que j'autorise cette opération.
Je vous prie d'agréer, Madame la Directrice, l'expression de ma considération distinguée.
* Erreur matérielle : lire " 10 000 adhérents " au lieu de " 1 500 adhérents "
[1] Voir notamment les lettres d'autorisation des opérations Epis-Centre/Minoterie Cantin en date du 17 septembre 2002 et publiée au BOCCRF n° 1 du 31 janvier 2003 et ABC/Norepi en date du 20 juin 2003 et publiée au BOCCRF n° 15 du 5 décembre 2003 et les décisions de la Commission européenne M.1313-Danish Crown / Vestyske Slagterier en date du 9 mars 1999 et M.2662 - Danish Crown Steff-Houlberg en date du 14 février 2002.
[2] Les pommes ainsi transportées ne représentent cependant pas un volume significatif et sont la plupart du temps ramassées à la main, ce type de collecte limitant les chocs et assurant une résistance plus grande des fruits au transport.
[3] Avis n° 92-A-08 du Conseil de la concurrence en date du 20 octobre 1992 et relatif à l'acquisition des sociétés Mignard et Cidreries et vergers du duché de Longueville par la société Cidreries Sopagly réunies.
[4] Le Conseil de la Concurrence relève que la dénomination " cidre " est définie par le décret n° 87-600 du 29 juillet 1987, que la demande des consommateurs de cidre est peu sensible aux baisses de prix des produits voisins et, enfin, que cette demande est spécifique pour des raisons qualitatives et saisonnières. L'ensemble de ces caractéristiques se vérifiant à la date de l'opération notifiée, il est pertinent d'avoir recours à cette définition.
[5] Voir la décision de la Commission européenne M.938 Guiness/Grand Metropolitan en date du 15 octobre 1997 et la lettre d'autorisation de l'opération Laurent Perrier/Château Malakoff en date du 5 février 2004, en cours de publication au BOCCRF.
[6] Il convient de remarquer que la Commission européenne et le ministre ont estimé, aux termes de plusieurs décisions, que certains produits de consommation courante sous marques de distributeurs et sous marques de fabricants ne constituaient pas des marchés de produits distincts. Voir les décisions de la Commission européenne M.2544 Masterfoods/Royal Canin en date du 15 février 2000, M.997 Swedish Match/Kav en date du 18 décembre 1997, M.623 Kimberly Clark/Scott en date du 12 septembre 1995 et M.1892 Sara Lee/Courtaulds en date du 8 mai 2000. Voir également et notamment la lettre d'autorisation de l'opération Cofigeo/Nestlé en date du 10 janvier 2003 et publiée au BOCCRF n° 1 du 13 février 2003.
[7] Une distinction peut toutefois être notée entre les petites entreprises de restauration hors foyer et les grandes chaînes disposant d'un maillage territorial important.
[8] La seule activité d'Agrial en matière de transformation des pommes collectées en cidre est réalisée par son unité de Sainte-Foy-de-Montgomery. Cette dernière ne produit cependant que du cidre en vrac qu'elle vend aux distillateurs ou aux cidreries mais en aucun cas au consommateur final.
[9] La société Val de Vire commercialise les marques Vallée de la Vire, Père Cabaret, La Sinnelière, Baron Noir, Dujardin et Vocler.
[10] La société Val de Rance commercialise du cidre à la marque du même nom.
[11] Agrial transforme 80 000 tonnes de pommes en cidre et 30 000 tonnes de pommes en jus de fruits. Ces pommes font l'objet de plus de 500 contrats d'approvisionnement avec des petits producteurs.
[12] La société coopérative Agrial envisage d'ailleurs la création d'une organisation de producteurs regroupant ses propres adhérents et les fournisseurs actuels de CCLF, présents sur sa zone de collecte.
[13] Ces 80 % sont obtenus en soustrayant les pommes qu'Agrial livre à sa propre unité de Sainte-Foy-de-Montgomery.
[14] La société Val de Vire est une filiale de la coopérative agricole Elle et Vire et la société Val de Rance est une filiale de la coopérative Celliers Associés. Ces deux coopératives réalisent une collecte suffisante pour fournir 100 % des besoins en pommes de leur filiale.