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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 27 mars 2008, n° 04-21663

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Prodim (SAS), CSF (SAS)

Défendeur :

Francap Distribution (SA), Etablissements Segurel (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Deurbergue

Conseillers :

Mme Le Bail, M. Picque

Avoués :

SCP Duboscq-Pellerin, SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Guizard

Avocats :

Mes Cosse, Guidoux

T. com. Paris, du 12 oct. 2004

12 octobre 2004

Monsieur Jacques Delaune exploitait un fonds de commerce alimentaire sous enseigne "Shopi" depuis au moins 1986, d'abord à Saint-Romain de Colbosc en Seine-Maritime, puis, à partir de 1988, dans le quartier de Caucriauville de la ville du Havre, au titre d'un contrat souscrit originellement avec une entité dénommée "Promogros-Evreux", aux droits de laquelle les société Prodim et CSF indiquent venir aujourd'hui, ladite convention comportant des clauses relatives à l'approvisionnement. Le contrat initial souscrit le 15 novembre 1985 pour une durée de sept années prévoyait son renouvellement par périodes successives de trois années à défaut de dénonciation un an avant l'expiration de la période en cours. Dans leur dernier état, les relations des parties relevaient du renouvellement tacitement intervenu le 15 novembre 1995 et devant expirer le 14 novembre 1998.

Par lettre recommandée du 27 août 1996 adressée au groupe "Promodes-Prodim-Promogros", Monsieur Delaune a notifié la rupture de l'accord de franchise à effet du 15 septembre suivant. Il a ultérieurement, dès le 16 septembre 1996 selon les appelantes, courant octobre 1996 selon les intimées, adopté l'enseigne "Coccinelle", dépendant des sociétés Francap et Segurel et mettait en vente des produits des marques de ces dernières.

Dans les rapports entre Monsieur Delaune et les sociétés Prodim et CSF, la rupture a fait l'objet de la saisine des arbitres prévus par la clause compromissoire, lesquels ont rendu la sentence du 25 juin 1999, aujourd'hui définitive, condamnant Monsieur Delaune notamment à payer une indemnité de rupture.

Estimant notamment que le franchiseur de la nouvelle enseigne et la nouvelle société bénéficiant du contrat d'approvisionnement étaient complices des violations contractuelles commises par Monsieur Delaune, la société Prodim, venant aux droits du franchiseur "Shopi" et la société CSF, cette dernière étant venue aux droits de la première au titre du contrat d'approvisionnement, ont attrait les SA Francap Distribution (société Francap) et Etablissements Segurel (société Segurel) les 6 et 7 janvier 2003 devant le Tribunal de commerce de Paris pour les entendre condamner "in solidum", à payer, dans le dernier état des demandes devant les premiers juges:

- à la société Prodim, 78 703 euro, au titre des pertes de cotisations de franchise jusqu'au terme normal du contrat,

- à la société CSF, 126 883,12 euro au titre de la perte de marge résultant d'un approvisionnement du magasin à concurrence de 90 % de ses besoins.

Vu le jugement du 12 octobre 2004, par lequel le tribunal, estimant essentiellement:

- que la preuve de la connaissance par les sociétés Francap et Segurel, des obligations de Monsieur Delaune à l'égard des sociétés Prodim et CSF n'était pas rapportée et

- que par ailleurs, les intéressées avaient déjà été indemnisées par la juridiction arbitrale, les arbitres ayant dit que la société Prodim ne pouvait pas réclamer d'autres réparations sans préciser que cette impossibilité était limitée aux seules réclamations dirigées à l'encontre de ce dernier a intégralement débouté les plaignantes en les condamnant solidairement à payer 10 000 euro de dommages et intérêts pour procédure abusive et 5 000 euro de frais irrépétibles à chacun de leurs adversaires;

Vu l'appel interjeté le 26 octobre 2004 par les sociétés Prodim et CSF et leurs ultimes écritures signifiées le 21 janvier 2008, chacune réclamant 5 000 euro de frais irrépétibles et, sur le fond:

- renonçant à toutes demandes à l'encontre de la société Francap,

- poursuivant l'infirmation partielle du jugement entrepris en renouvelant à l'égard de la seule société Segurel, les prétentions antérieurement formulées devant les premiers juges, la demande de la société CSF au titre de la marge perdue, étant cependant réduite à hauteur de 120 028,83 euro au lieu de 126 883,12 euro;

Vu les dernières conclusions signifiées le 24 janvier 2008 par la société Segurel réclamant 30 000 euro de dommages et intérêts pour appel abusif et 10 000 euro de frais irrépétibles et poursuivant:

- l'infirmation du jugement en ce qu'il a déclaré les sociétés Prodim et CSF recevables à se prévaloir du contrat initial signé par l'enseigne Promogros-Evreux, et, arguant d'un défaut de personnalité de cette entité, prie la cour de dire le contrat nul et, en tout état de cause, insusceptible d'avoir été transmis à la société Prodim dans le cadre d'une transmission universelle,

- la nullité et l'inopposabilité de la clause exclusive d'approvisionnement,

- la confirmation pour le surplus du jugement, tout en invoquant en outre l'existence d'une instance pendante devant le Conseil de la concurrence, saisi de diverses pratiques mises en œuvre par le groupe Carrefour, maison-mère des appelantes, pour inviter la cour, au visa de l'article L. 462-3 du Code de commerce, d'user de la faculté ouverte à toute juridiction de consulter le Conseil en matière de pratiques anti-concurrentielles;

Vu les dernières conclusions signifiées le 31 décembre 2007 par la société Francap, laquelle, tout en poursuivant la confirmation du jugement, prend acte du désistement du 30 novembre 2007 à son encontre et, invoquant le caractère, à ses yeux tardif, du désistement d'une instance introduite depuis cinq années, sollicite la condamnation in solidum des sociétés Prodim et CSF à lui payer 30 000 euro de dommages et intérêts pour procédure abusive et appel abusif, outre 10 000 euro de frais irrépétibles;

Sur ce,

Considérant que les sociétés Prodim et CSF, invoquant la reconnaissance par la sentence arbitrale, de la violation des obligations contractuelles par Monsieur Delaune, estiment que les intimées ne sont dès lors pas fondées à prétendre que les sociétés Prodim et CSF auraient eu un comportement fautif à l'encontre de celui-ci, ce que les arbitres n'ont pas admis, ni davantage à contester:

- la validité du contrat ayant existé entre Monsieur Delaune et les sociétés Prodim et CSF,

- leur intérêt à agir, la sentence arbitrale ayant reconnu que Prodim venait aux droits de Promogros-Evreux au titre du contrat initial et CSF venant elle-même aux droits de Prodim au titre du volet approvisionnement.

Que les appelantes affirment que les sociétés Francap et Segurel ont une connaissance parfaite du réseau concurrent et savaient qu'en le quittant pour adopter l'enseigne "Coccinelle", Monsieur Delaune était en cours de violation de ses obligations ou, à tout le moins, qu'il leur appartenait de se renseigner sur la situation contractuelle de l'intéressé avant de contracter avec lui;

Qu'invoquant un prospectus commercial d'octobre 1996, visant l'intégration du magasin de Monsieur Delaune sous l'enseigne "Coccinelle", elles en déduisent que la société Segurel lui a consenti l'usage de la nouvelle enseigne dès la rupture du contrat, en considérant l'avoir ainsi aidé à rompre avant terme le contrat de franchise le liant avec la société Prodim et le contrat d'approvisionnement le liant avec la société CSF;

Que tout en ayant renoncé devant la cour à leur action à l'encontre de la société Francap, les appelantes estiment que celle-ci n'était pas pour autant abusive en ce qu'avant d'obtenir les explications sur la manière dont l'enseigne "Coccinelle" est mise à disposition des détaillants, elles pouvaient légitimement croire que la société Francap avait sa part de responsabilité puisqu'elle en est propriétaire;

Qu'estimant qu'en sa qualité de tiers complice de la violation contractuelle initialement commise par Monsieur Delaune, la société Segurel a engagé sa responsabilité délictuelle, les sociétés Prodim et CSF soutiennent que la co-existence des deux responsabilités fait naître une obligation in solidum, le co-contractant défaillant devant réparer le seul dommage prévisible, mais le responsable délictuel devant réparer l'entier dommage;

Que prétendant que les réparations mises à la charge de Monsieur Delaune par la sentence arbitrale, ne couvrent pas l'entier préjudice éprouvé, elles s'estiment fondées à demander la réparation complémentaire au tiers complice;

Considérant que pour sa part, la société Segurel considère que le contrat invoqué est nul en ce qu'il a été souscrit au nom d'une marque ou d'une enseigne qui, n'étant pas dotée de la personnalité morale, n'avait pas la capacité de s'engager contractuellement;

Que niant formellement la qualité de franchiseur, elle se définit comme étant un grossiste alimentaire n'imposant aucune obligation à ses clients et explique qu'elle a fourni Monsieur Delaune, parce que celui-ci se voyait refuser par son franchiseur la livraison de marchandises, en estimant que les sociétés Prodim et CSF sont seules à l'origine de la rupture anticipée du contrat les concernant, puisqu'au bord du dépôt de bilan, l'intéressé ne pouvait pas s'acquitter du paiement comptant des livraisons qui lui était désormais exigé;

Que prétendant que Monsieur Delaune avait eu la volonté de rompre dès mars 1996, à cause de l'impasse financière dans laquelle il estimait se trouver du fait des conditions de la franchise "Shopi", la société Segurel en déduit que les appelantes ne rapportent pas la démonstration de son éventuelle implication dans la rupture et fait valoir qu'en tout état de cause, elle n'a pas démarché l'intéressé;

Que la société Segurel précise qu'à la date de l'apposition de l'enseigne "Coccinelle", le lien contractuel invoqué était déjà rompu entre Monsieur Delaune et les sociétés Prodim et CSF, pour en déduire que sa seule connaissance du contrat antérieur ne suffit pas à caractériser une complicité fautive dans la résiliation de la franchise "Shopy", dans la mesure où au moment de la concession de l'enseigne "Coccinelle", elle pouvait légitimement croire que la franchise antérieure n'existait plus;

Que l'intimée considère aussi que l'exclusivité d'approvisionnement invoquée est nulle au regard des règles tant internes que communautaires de concurrence en ce qu'elle est constitutive, selon la société Segurel, de pratiques restrictives de concurrence et dépasse la seule nécessité de cohésion du réseau de franchise;

Considérant que la société Francap se limite désormais à solliciter des dommages et intérêts pour procédure et appel abusifs en invoquant le caractère tardif du désistement d'instance la concernant;

Ceci avant été rappelé,

Sur la contestation de la validité du contrat souscrit initialement par Monsieur Delaune

Considérant que le co-contractant, Monsieur Delaune, n'est pas présent dans la cause actuellement débattue devant la cour;

Que la nullité du contrat a antérieurement été soulevée entre les parties concernées, devant la juridiction arbitrale et que cette dernière, par sa décision précitée du 25 juin 1999, dont le caractère aujourd'hui définitif n'est pas discuté, a estimé que le contrat originel souscrit entre Monsieur Delaune et l'entité dénommée "Promogros-Evreux" avait été valablement conclu avec la société Promodes, alors propriétaire de la marque "Promogros", dont il n'est pas davantage contesté que la société Prodim vient aujourd'hui à ses droits et obligations, à la suite d'un traité d'apport partiel d'actif du 28 septembre 1988, cette dernière ayant à son tour transféré l'engagement d'approvisionnement à la société CSF;

Que nonobstant la relativité des contrats, la société Segurel prétend aujourd'hui remettre en cause la validité du contrat originel entre Monsieur Delaune et Promodes devenue Prodim, en faisant valoir que celui-ci est susceptible de lui faire grief puisqu'on la recherche sur le terrain délictuel en lui reprochant d'avoir aidé Monsieur Delaune à violer les obligations contractuelles en découlant;

Mais attendu que la société Segurel n'invoque pas un motif de nullité différent de celui ayant antérieurement été soulevé par Monsieur Delaune lui-même, devant le juge du contrat et que celui-ci ayant été écarté par une décision juridictionnelle aujourd'hui définitive, le moyen correspondant soulevé devant la cour est irrecevable comme se heurtant à l'autorité de la chose définitivement jugée;

Sur la complicité reprochée à la société Segurel dans la violation par Monsieur Delaune de ses obligations contractuelles envers les sociétés Prodim et CSF

Considérant que Monsieur Delaune a notifié la résiliation de la franchise "Shopi", à effet du 15 septembre 1996, et qu'en poursuivant l'intéressé devant la juridiction arbitrale, non en exécution forcée du contrat jusqu'à son terme initialement convenu, mais en indemnisation des conséquences de la rupture anticipée du contrat, les sociétés Prodim et CSF ont implicitement admis que cette date était celle de la fin des relations contractuelles entre les parties concernées;

Que même les appelantes admettent que l'enseigne "Coccinelle" a été apposée au plus tôt, le lendemain de la résiliation du contrat de franchise "Shopi", de sorte qu'au jour de la mise en œuvre des relations contractuelles découlant de la concession de la nouvelle enseigne, Monsieur Delaune s'était dégagé des liens de l'ancien contrat;

Considérant qu'il ressort des termes de la lettre de rupture du 27 août 1996, non démentis par les appelantes:

- que la rupture anticipée des relations contractuelles a été envisagée par Monsieur Delaune, dès une réunion avec le groupe Prodim s'étant tenue le 19 mars 1996, l'intention ayant été renouvelée dans une lettre du 10 avril suivant, puis rétractée dans l'attente d'un nouvel entretien, lequel a tourné court au demeurant,

- que Monsieur Delaune se plaignait d'une situation financière gravement dégradée en incriminant la politique commerciale de la société Prodim ayant conduit cette dernière à implanter dans le secteur géographique du magasin Shopi litigieux, d'autres enseignes du groupe bénéficiant, par l'effet de la taille des magasins correspondants, de meilleurs tarifs pour des produits directement concurrents de ceux vendus par Monsieur Delaune s'approvisionnant auprès du même franchiseur,

- que les termes et le ton de la lettre de dénonciation démontrent la volonté irréversible de rompre de Monsieur Delaune, qui estimait avoir été placé dans une impasse financière par son franchiseur et son approvisionneur;

Considérant que dans ce contexte, indépendamment de l'appréciation des griefs formulés par Monsieur Delaune à l'endroit des sociétés Prodim et CSF, dont la cour n'est pas saisie, ces dernières ne rapportent pas la démonstration, qui leur incombe, d'une quelconque aide, dont aurait bénéficié Monsieur Delaune, pour penser être en mesure de s'affranchir de ses anciens liens contractuels qu'il estimait devenus financièrement insupportables, d'autant qu'il n'est pas allégué, ni a fortiori prouvé, que la société Segurel aurait été en pourparlers avec Monsieur Delaune pendant toute la période de cristallisation du litige du 19 mars au 27 août 1996;

Qu'après avoir seul, rompu ses liens contractuels avec les sociétés Prodim et CSF, il était loisible à Monsieur Delaune de se tourner vers de nouveaux fournisseurs, lesquels, mêmes s'ils avaient connaissance des liens antérieurement entretenus entre l'intéressé et les sociétés Prodim et CSF, pouvaient sans faute, contracter avec leur nouveau client, dès lors qu'il n'est pas discutable qu'au moment de la souscription des nouveaux liens contractuels, les anciens avaient été rompus sans leur aide et qu'il n'a pas été allégué que les co-contractants Prodim et CSF, au titre des contrats résiliés avant terme, en poursuivaient néanmoins l'exécution forcée;

Considérant en conséquence, que les sociétés Prodim et CSF succombant dans la preuve de la complicité alléguée, il devient sans intérêt d'analyser la validité et l'opposabilité de la clause d'approvisionnement insérée dans le contrat originel, la suggestion de solliciter l'avis du Conseil de la concurrence devenant, quant à elle, sans objet;

Sur les demandes de dommages et intérêts des intimées et les frais irrépétibles

Considérant que la société Francap ne dément pas être propriétaire de l'enseigne "Coccinelle" et que l'action engagée à son encontre par les sociétés Prodim et CSF a notamment pour objet précisément de vérifier si les conditions de mise à disposition de la nouvelle enseigne ont effectivement aidé Monsieur Delaune à violer ses obligations contractuelles vis-à-vis de la société Prodim, le principe de la violation dénoncée ayant été admis par la sentence arbitrale du 25 juin 1999, aujourd'hui définitive;

Que, compte tenu de l'ambiguïté initiale, pour les tiers, des rapports contractuels entre la société Francap, ses affiliées telle la société Segurel et les franchisés de l'enseigne Coccinelle par ailleurs clients des entreprises affiliées, l'action initialement engagée par les sociétés Prodim et CSF à l'encontre de la société Francap ne résulte pas d'un usage abusif du droit d'agir devant les juridictions;

Que nonobstant l'échec de leurs prétentions à l'encontre de la société Segurel, il ne résulte pas davantage que l'action engagée par les sociétés Prodim et CSF à l'encontre de la société Segurel procède d'un usage abusif du droit d'agir;

Qu'en conséquence, le jugement sera infirmé de ce chef;

Considérant en revanche, qu'il serait inéquitable de laisser aux intimées, la charge définitive des frais irrépétibles supplémentaires qu'elles ont dû exposer en cause d'appel;

Par ces motifs, Déclare l'appel recevable, Réforme le jugement du chef des dommages et intérêts pour procédure abusive et statuant à nouveau de cet unique chef, Déboute les SA Francap Distribution et Etablissements Segurel de leur demande de dommages et intérêts, Confirme pour le surplus le jugement par substitution partielle des motifs, Condamne les sociétés Prodim et CSF aux dépens d'appel et à verser dix mille euros (10 000 euro) de frais irrépétibles à chacune des sociétés intimées, Admet les SCP Roblin-Chaix de Lavarene et Guizard, chacune pour ce qui la concerne, au bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.