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Décisions

CJCE, 25 février 1988, n° 331-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Les Fils de Jules Bianco SA, Girard Fils SA

Défendeur :

Directeur général des douanes et droits indirects

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Bosco

Avocat général :

Sir Gordon Slynn

Juges :

MM. de Président, Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, O'Higgins, Schockweiler

Avocats :

Mes Imbach, Imbach, Laporta, Favara

CJCE n° 331-85

25 février 1988

LA COUR,

1. Par trois arrêts du 9 octobre 1985, parvenus à la Cour respectivement les 8, 27 et 28 novembre 1985, la Cour de cassation de la République française a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de différentes dispositions du traité CEE, en vue d'être mise en mesure d'apprécier la compatibilité avec le traité d'une disposition législative nationale relative a la restitution de l'indu.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre, d'une part, les sociétés "Les Fils de Jules Bianco" et "J. Girard Fils" (ci-après "Bianco et Girard ") et, d'autre part, le directeur général des douanes et droits indirects, au sujet du remboursement des taxes parafiscales instituées par deux décrets de la République française (décrets n°s 78-903, du 30 aout 1978, JORF du 1.9.1978, p. 3167, et 78-1043, du 2 novembre 1978, JORF du 3.11.1978, p. 3735) et frappant la consommation de supercarburant, d'essence et de fuel domestique.

3. Les sociétés Bianco et Girard, dont les activités consistent en l'achat, l'importation et la distribution de produits pétroliers, ont acquitté aux autorités fiscales françaises diverses sommes au titre des taxes en question; estimant que les taxes perçues étaient illégales, notamment au regard du droit communautaire, elles en ont demandé par trois recours séparés le remboursement.

4. Les Tribunaux d'instance de Villeurbanne et d'Annecy (pour ce qui concerne Bianco), et celui d'Annecy (pour ce qui concerne Girard), puis, sur appels des sociétés déboutées, les Cours d'appel de Lyon et de Chambéry ont déclaré les trois actions en remboursement de Bianco et Girard irrecevables au motif que n'était pas rapportée la preuve de ce que les droits en cause n'avaient pas été répercutés sur les acheteurs de leurs produits, comme l'exige l'article 13, paragraphe V, de la loi des finances pour 1981, du 30 décembre 1980 (JORF du 31.12.1980, p. 3099).

5. L'article 13, paragraphe v, de la loi précitée dispose que :

"Lorsqu'une personne a indument acquitté des droits indirects régis par le Code général des impôts ou des droits et taxes nationaux recouvres selon les procédures du Code des douanes, elle ne peut en obtenir le remboursement, sauf en cas d'erreur matérielle, que si elle justifie que ces droits n'ont pas été répercutés sur l'acheteur.

Cette disposition est applicable aux réclamations présentées dans les conditions prévues aux articles 1931 du Code général des impôts et 352 du Code des douanes, même avant la date d'entrée en vigueur de la présente loi ."

6. Les deux sociétés s'étant pourvues en cassation dans les trois procédures, la Cour de cassation a sursis a statuer et a posé une question préjudicielle, identique dans les trois arrêts, libellée comme suit :

"le traité instituant la Communauté économique européenne doit-il être interprété en ce sens que la République française ne pouvait subordonner le remboursement de taxes nationales perçues en violation du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur les acheteurs des produits les ayant supportées, en rejetant la charge de cette preuve négative sur les seules personnes physiques ou morales sollicitant le remboursement; la réponse est-elle différente, selon qu'il y a ou non rétroactivité de la loi du 30 décembre 1980, selon la nature de la taxe en cause et selon le caractère concurrentiel, réglementé ou monopolistique, en tout ou en partie, du marche?"

7. Pour un plus ample exposé des faits et du cadre juridique des affaires au principal, du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première branche de la question

8. La juridiction nationale demande si le traité instituant la Communauté économique européenne doit être interprété en ce sens que la République française ne pouvait subordonner le remboursement de taxes nationales perçues en violation du droit communautaire a la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur les acheteurs des produits les ayant ainsi supportées, en rejetant la charge de cette preuve négative sur les seules personnes physiques ou morales sollicitant le remboursement.

9. Bianco et Girard soutiennent que l'article 13, paragraphe v, de la loi précitée, en subordonnant la recevabilité de l'action en remboursement à la preuve négative que la taxe n'a pas été répercutée sur l'acheteur pose une condition qui serait pratiquement impossible a remplir par des sociétés comme elles.

10. Le gouvernement français estime que l'article 13, paragraphe V, de la loi précitée exige en réalité la preuve d'un fait positif, à savoir que la taxe a définitivement grevé le patrimoine des vendeurs de produits pétroliers finis, de sorte que cette disposition ne rendrait pas pratiquement impossible, ni extrêmement difficile, l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire.

11. L'argumentation du Gouvernement français ne saurait être retenue. La disposition litigieuse de la législation française impose en effet aux operateurs la charge de la preuve d'un fait négatif, dans la mesure où ils doivent prouver, à l'encontre des seules allégations de l'administration sur le caractère effectif de la répercussion, l'absence de répercussion sur d'autres sujets de la taxe parafiscale indument acquittée. Le fait que la disposition litigieuse aurait pu être formulée en termes positifs n'a pas de conséquence quant à la personne sur laquelle pèse la charge de la preuve.

12. Il convient de rappeler à ce sujet, ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 9 novembre 1983 (San Giorgio, 199-82, Rec. p. 3595), que sont incompatibles avec le droit communautaire toutes modalités de preuve dont l'effet est de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'obtention du remboursement de taxes perçues en violation du droit communautaire, et qu'il en est notamment ainsi de présomptions ou des règles de preuve qui visent à rejeter sur le contribuable la charge d'établir que les taxes indument payées n'ont pas été répercutées sur d'autres sujets.

13. Il y a donc lieu de répondre à la première branche de la question qu'un Etat membre n'est pas en droit d'adopter des dispositions qui subordonnent le remboursement de taxes nationales perçues en violation du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur les acheteurs des produits les ayant supportées, en rejetant la charge de cette preuve négative sur les seules personnes physiques ou morales sollicitant le remboursement.

Sur la seconde branche de la question

14. La juridiction nationale demande ensuite si la réponse est différente selon qu'il y a ou non rétroactivité de la loi du 30 décembre 1980, selon la nature de la taxe en cause et selon le caractère concurrentiel, réglementé ou monopolistique, en tout ou en partie, du marché.

15. Il convient de relever d'abord que le fait d'attribuer un effet rétroactif à une disposition incompatible avec le droit communautaire, du type de celle en cause au principal, aggrave cette incompatibilité, du fait, notamment, qu'une telle règle devient applicable à des situations passées pour lesquelles les operateurs économiques ne pouvaient prévoir qu'une telle preuve allait être exigée d'eux.

16. En ce qui concerne l'influence de la nature de la taxe sur la réponse à la question posée par la juridiction nationale, le Gouvernement français estime que, s'agissant d'impôts indirects, la présomption de répercussion est d'autant plus justifiée que les taxes sont, par définition, à la charge définitive des consommateurs, du fait qu'elles seraient normalement répercutées, par toute entreprise fonctionnant sainement, dans le prix des produits vendus.

17. Il convient de relever à cet égard que, même si les taxes indirectes sont dans la législation nationale conçues pour être répercutées sur le consommateur final et même si, habituellement, dans le commerce, ces taxes indirectes sont partiellement ou totalement répercutées, on ne peut pas affirmer d'une manière générale que dans tous les cas la taxe est effectivement répercutée. En effet, la répercussion effective, partielle ou totale, dépend de plusieurs facteurs qui entourent chaque transaction commerciale et la différencient d'autres cas situés dans d'autres contextes. En conséquence, la question de la répercussion ou de la non-répercussion dans chaque cas d'une taxe indirecte constitue une question de fait qui relève de la compétence du juge national qui est libre dans l'appréciation des preuves. L'on ne saurait toutefois admettre que, en cas de taxes indirectes, il existe une présomption selon laquelle la répercussion a eu lieu et qu'il incombe a l'assujetti de prouver négativement le contraire. Cette constatation ne préjuge en rien la solution du problème particulier qui se pose, du point de vue du fardeau de la preuve, lorsque le contribuable a été obligé, par la législation applicable elle-même, à répercuter une taxe en aval.

18. En ce qui concerne l'influence du caractère concurrentiel, réglementé ou monopolistique, en tout ou en partie, du marché sur la réponse à donner à la question posée par la juridiction nationale, le Gouvernement du Royaume-Uni estime que l'incompatibilité constatée par l'arrêt San Giorgio, précité, ne vaut que dans une économie de marché fondée sur la liberté de la concurrence; par contre, dans une économie de prix réglementés, les operateurs économiques n'auraient pratiquement aucune liberté pour répercuter la taxe sur les acheteurs et pourraient sans peine rapporter la preuve exigée par la disposition litigieuse précitée.

19. Il y a lieu d'observer d'abord à cet égard que la Cour, dans l'affaire 199-82, San Giorgio, précitée, s'est prononcée sur des questions qui sont susceptibles d'être posées dans une économie de marché libre, sans pour autant exclure l'application du principe énoncé à d'autres types de marché.

20. Il convient d'observer ensuite qu'il est plus ou moins probable, selon le caractère du marché, que la répercussion ait eu lieu. Toutefois, les nombreux facteurs qui déterminent la stratégie commerciale varient d'un cas à l'autre, de sorte qu'il devient pratiquement impossible de déterminer la part respective de leur influence effective sur la répercussion.

21. Il y a donc lieu de conclure que la réponse n'est pas différente selon qu'il y a ou non rétroactivité de la disposition nationale, selon la nature de la taxe en cause et selon le caractère concurrentiel, réglementé ou monopolistique, en tout ou en partie, du marché.

Sur les dépens

22. Les frais exposés par les Gouvernements de la République française, du Royaume-Uni, de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions soumises par la Cour de cassation de la République française, par trois arrêts du 9 octobre 1985, dit pour droit :

1) le traité instituant la Communauté économique européenne doit être interprété en ce sens qu'un Etat membre n'est pas en droit d'adopter des dispositions qui subordonnent le remboursement de taxes nationales perçues en violation du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur les acheteurs des produits les ayant supportées, en rejetant la charge de cette preuve négative sur les seules personnes physiques ou morales sollicitant le remboursement.

2) la réponse n'est pas différente selon qu'il y a ou non rétroactivité de la disposition nationale, selon la nature de la taxe en cause et selon le caractère concurrentiel, réglementé ou monopolistique, en tout ou en partie, du marché.