CJCE, 19 janvier 1999, n° C-348/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Calfa
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Avocat général :
M. La Pergola
Juges :
MM. Gulmann, Murray, Edward, Ragnemalm (rapporteur), Sevón, Wathelet, Schintgen, Ioannou
Avocats :
Mes Dimosthenis Skandalis, Richards, Shaw
LA COUR,
1 Par arrêt du 27 septembre 1996, parvenu à la Cour le 21 octobre suivant, l'Areios Pagos a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 7, 8, paragraphes 1 et 2, 8 A, paragraphe 1, 48, 52 et 59 du traité CE ainsi que de toute directive communautaire relative à la libre circulation des personnes et à la libre prestation des services, en vue d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions d'une loi nationale prévoyant l'exclusion à vie du territoire national de ressortissants des autres États membres reconnus coupables sur ce territoire de certaines infractions à la loi sur les stupéfiants.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure pénale poursuivie contre Mme Calfa, reconnue coupable d'infraction à la loi sur les stupéfiants et condamnée à une peine d'emprisonnement de trois mois ainsi qu'à l'expulsion à vie du territoire grec à titre de peine complémentaire.
La réglementation communautaire
3 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 64-221-CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850), prévoit:
"Les dispositions de la présente directive visent les ressortissants d'un État membre qui séjournent ou se rendent dans un autre État membre de la Communauté, soit en vue d'exercer une activité salariée ou non salariée, soit en qualité de destinataires de services."
4 L'article 3 de la même directive dispose:
"1. Les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet.
2. La seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver ces mesures.
..."
La réglementation nationale
5 L'article 12, paragraphe 1, de la loi n° 1729-1987 sur les stupéfiants, tel que modifié par l'article 14 de la loi n° 2161-1993, rend passible d'une peine d'emprisonnement quiconque se procure ou détient, de quelque façon que ce soit, pour son usage personnel, des produits stupéfiants en quantités dont il est démontré qu'elles sont destinées à couvrir exclusivement ses propres besoins, ainsi que quiconque en fait usage. Est puni de la même peine celui qui cultive des plantes de cannabis en quantités dont on peut supposer qu'elles sont uniquement destinées à sa consommation personnelle.
6 L'article 17, paragraphe 1, de la loi n° 1729-1987, intitulé "Restrictions de séjour", dispose que, si, en cas de condamnation à une peine de réclusion de cinq ans au moins pour infraction à la présente loi, il estime que le séjour du condamné en certains lieux serait préjudiciable soit pour lui-même, soit pour l'environnement social, le tribunal peut interdire l'intéressé de séjour dans ces lieux pour une période comprise entre un et cinq ans.
7 Selon l'article 17, paragraphe 2, de la même loi, les étrangers, majeurs ou mineurs, qui sont condamnés pour infraction à la présente loi, font l'objet d'une expulsion à vie, sauf si des raisons impérieuses, en particulier familiales, justifient leur maintien dans le pays, auquel cas les dispositions du paragraphe 1 du même article leur sont également applicables. La mise en œuvre et la suspension de l'expulsion sont régies par les dispositions de l'article 74 du Code pénal hellénique.
8 En vertu de l'article 74 du même Code, les étrangers expulsés ne peuvent revenir dans le pays qu'à l'issue d'une période de trois ans à compter de leur expulsion et à condition que le ministre de la Justice ait autorisé leur retour.
9 Il résulte de la combinaison de l'ensemble de ces dispositions que, lorsqu'un étranger est condamné pour violation de la loi sur les stupéfiants, le tribunal qui a prononcé la condamnation a l'obligation, en l'absence de raisons impérieuses, en particulier familiales, justifiant son maintien dans le pays, d'ordonner son expulsion à vie, de sorte qu'il ne pourra retourner dans le pays qu'à l'issue d'une période de trois ans et à la faveur d'une décision qui relève du pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice.
10 Les ressortissants helléniques, qui ne peuvent faire l'objet d'une mesure d'expulsion, sont, en revanche, passibles d'une interdiction de séjour dans certaines parties du territoire, pour autant qu'ils soient condamnés, au titre de la loi n° 1729-1987, à une peine de réclusion égale ou supérieure à cinq ans, c'est-à-dire principalement en cas de trafic de stupéfiants. Toutefois, cette mesure d'interdiction est facultative et ne peut être infligée pour une durée supérieure à cinq ans.
Les faits du litige au principal
11 Mme Calfa, ressortissante italienne, a été inculpée de détention et d'usage de stupéfiants interdits lors d'un séjour touristique en Crète. Le tribunal correctionnel d'Heraklion l'a déclarée coupable d'infraction à la loi sur les stupéfiants, l'a condamnée à une peine d'emprisonnement de trois mois et a ordonné son expulsion à vie du territoire grec.
12 Le 25 septembre 1995, Mme Calfa a formé un pourvoi en cassation devant l'Areios Pagos contre la décision du tribunal correctionnel d'Heraklion, en tant seulement que ce dernier a prononcé son expulsion à vie du territoire, en faisant valoir, notamment, que les dispositions relatives à la citoyenneté européenne, et plus particulièrement les articles 8 et 8 A du traité, ainsi que les dispositions relatives à la libre prestation des services contenues à l'article 59 du traité n'autorisent pas un État membre à prendre une mesure d'expulsion à vie à l'encontre d'un ressortissant d'un autre État membre dès lors qu'une mesure analogue n'est pas applicable à un citoyen grec.
Les questions préjudicielles
13 Estimant que l'affaire dont il était saisi soulevait une question de compatibilité des dispositions pertinentes de la législation nationale avec le droit communautaire, l'Areios Pagos a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:
"1) Les dispositions de droit communautaire mentionnées dans les motifs [de l'arrêt de renvoi], et en particulier l'article 8, paragraphes 1 et 2, l'article 8 A, paragraphe 1, et les articles 48, 52 et 59 du traité instituant la Communauté européenne, ainsi que les dispositions des directives mentionnées dans les mêmes motifs, voire celles de toute autre directive communautaire apparentée se rapportant à la libre circulation des personnes et à la libre prestation des services, et enfin le principe communautaire d'égalité qui découle de l'article 7 du traité, s'opposent-ils à une disposition d'une loi nationale qui impose au juge national d'ordonner - à moins de raisons impérieuses, en particulier d'ordre familial - l'expulsion à vie d'un ressortissant d'un autre État membre pour des raisons d'ordre public et de sécurité publique au seul motif que ce ressortissant a commis dans l'État d'accueil, où il se trouvait légalement à des fins touristiques, les délits d'acquisition de stupéfiants pour son seul usage personnel et d'usage de ces stupéfiants, lorsque cette expulsion entraîne l'impossibilité légale pour l'intéressé de revenir dans le pays - sauf autorisation accordée après trois ans à la discrétion du ministre de la Justice - pour exercer les activités prévues par les dispositions de droit communautaire précitées et alors qu'un ressortissant de l'État d'accueil ayant commis les mêmes délits peut être frappé de la même peine d'emprisonnement, mais d'aucune autre mesure analogue, comme l'interdiction de séjour, qui n'est prévue que comme peine facultative complémentaire d'une peine criminelle de réclusion, en particulier pour trafic de stupéfiants?
2) Dans l'hypothèse où les dispositions précitées de droit communautaire ne s'opposeraient pas en principe à l'expulsion d'un ressortissant d'un autre État membre, en application d'une telle disposition nationale (voir la première question ci-dessus), qui, en ce qui concerne cette expulsion, ne laisse à la juridiction nationale aucune autre marge de pouvoir discrétionnaire que celle relative aux raisons impérieuses, en particulier familiales, qui peuvent justifier le maintien dans le pays d'accueil, une telle mesure peut-elle être considérée comme contraire au principe communautaire de proportionnalité, c'est-à-dire est-elle disproportionnée à la gravité des infractions ci-dessus (voir la première question), compte tenu du fait que ces infractions sont, selon la législation nationale, des délits sanctionnés comme indiqué dans [les motifs de l'arrêt de renvoi], tandis que l'expulsion prononcée par le juge national est une expulsion à vie avec simple faculté pour le ministre de la Justice d'autoriser, après trois ans, le retour de l'intéressé dans le pays d'accueil?"
14 La juridiction nationale demande en substance si les articles 8, paragraphes 1 et 2, 8 A, paragraphe 1, 48, 52 et 59 ainsi que la directive 64-221 s'opposent à une réglementation qui, hormis quelques exceptions, en particulier d'ordre familial, impose au juge national d'ordonner l'expulsion à vie du territoire des ressortissants des autres États membres reconnus coupables sur ce territoire des délits d'acquisition et de détention de stupéfiants pour leur seul usage personnel.
15 Il convient, en premier lieu, d'examiner la question au regard des règles communautaires relatives à la libre prestation des services.
16 A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le principe de la libre prestation des services institué à l'article 59 du traité, qui est l'un des principes fondamentaux de celui-ci, inclut la liberté des destinataires de services de se rendre dans un autre État membre pour y bénéficier d'un service, sans être gênés par des restrictions, les touristes devant être regardés comme des destinataires de services (voir arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186-87, Rec. p. 195, point 15).
17 Il convient également de rappeler que, si, en principe, la législation pénale relève de la compétence des États membres, il est de jurisprudence constante que le droit communautaire impose des limites à cette compétence, une telle législation ne pouvant, en effet, restreindre les libertés fondamentales garanties par le droit communautaire (voir arrêt Cowan, précité, point 19).
18 En l'occurrence, la sanction d'expulsion à vie du territoire applicable aux ressortissants des autres États membres, en cas de condamnation pour acquisition et détention de stupéfiants pour leur usage personnel, constitue manifestement une entrave à la libre prestation des services reconnue à l'article 59 du traité, puisqu'elle est la négation même de cette liberté. Il en irait de même pour les autres libertés fondamentales énoncées aux articles 48 et 52 du traité et mentionnées par la juridiction de renvoi.
19 Il convient néanmoins d'examiner si une telle sanction ne pourrait pas être justifiée par l'exception d'ordre public prévue notamment à l'article 56 du traité, qui est invoquée par l'État membre concerné.
20 L'article 56 permet, en effet, aux États membres de prendre, à l'égard des ressortissants des autres États membres, notamment pour des raisons d'ordre public, des mesures qu'ils ne sauraient appliquer à leurs propres ressortissants, en ce sens qu'ils n'ont pas le pouvoir d'éloigner ces derniers du territoire ou de leur en interdire l'accès (voir arrêts du 4 décembre 1974, Van Duyn, 41-74, Rec. p. 1337, points 22 et 23; du 18 mai 1982, Adoui et Cornuaille, 115-81 et 116-81, Rec. p. 1665, point 7, et du 17 juin 1997, Shingara et Radiom, C-65-95 et C-111-95, Rec. p. I-3343, point 28).
21 Conformément à la jurisprudence de la Cour, la notion d'ordre public peut être invoquée en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (voir arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau, 30-77, Rec. p. 1999, point 35).
22 A cet égard, il y a lieu de relever qu'un État membre peut considérer que l'usage de stupéfiants constitue un danger pour la société de nature à justifier des mesures spéciales à l'encontre des étrangers qui enfreignent la législation sur les stupéfiants, afin de préserver l'ordre public.
23 Il convient cependant de rappeler que l'exception d'ordre public, comme toutes les dérogations à un principe fondamental du traité, doit être interprétée de manière restrictive.
24 A cet égard, la directive 64-221, dont il convient de rappeler qu'elle vise, dans son article 1er, paragraphe 1, entre autres les ressortissants d'un État membre qui se rendent dans un autre État membre en qualité de destinataires de services, impose des limites au droit des États membres d'expulser des étrangers au nom de l'ordre public. L'article 3 de cette directive prévoit que les mesures d'ordre public ou de sécurité publique ayant pour effet de restreindre le séjour d'un ressortissant d'un autre État membre doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu. En outre, la seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver ces mesures. Il en résulte que l'existence d'une condamnation pénale ne peut être retenue que dans la mesure où les circonstances qui ont donné lieu à cette condamnation font apparaître l'existence d'un comportement personnel constituant une menace actuelle pour l'ordre public (arrêt Bouchereau, précité, point 28).
25 Il s'ensuit qu'une mesure d'expulsion ne pourrait être prise à l'encontre d'une ressortissante communautaire telle que Mme Calfa que si, outre le fait qu'elle a commis une infraction à la loi sur les stupéfiants, son comportement personnel créait une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.
26 Or, il convient de rappeler que la réglementation en cause au principal impose l'expulsion à vie du territoire des ressortissants des autres États membres reconnus coupables, sur ce territoire, d'infraction à la loi sur les stupéfiants, sauf si des raisons impérieuses, en particulier d'ordre familial, justifient leur maintien dans le pays. La sanction ne peut être révoquée que par une décision discrétionnaire du ministre de la Justice, prise après un délai de trois ans.
27 Dans ces conditions, force est de constater que l'expulsion à vie du territoire est prononcée de manière automatique à la suite d'une condamnation pénale, sans tenir compte du comportement personnel de l'auteur de l'infraction ni du danger qu'il représente pour l'ordre public.
28 Il en résulte que les conditions d'application de l'exception d'ordre public prévues à la directive 64-221, telles qu'interprétées par la Cour, ne sont pas remplies et que l'exception d'ordre public ne peut pas être utilement invoquée pour justifier une restriction à la libre prestation des services telle que celle qui résulte de la réglementation en cause au principal.
29 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que les articles 48, 52 et 59 du traité et l'article 3 de la directive 64-221 s'opposent à une réglementation qui, hormis quelques exceptions, en particulier d'ordre familial, impose au juge national d'ordonner l'expulsion à vie du territoire des ressortissants des autres États membres reconnus coupables des délits d'acquisition et de détention de stupéfiants pour leur seul usage personnel.
30 Dans ces conditions, il n'y a plus lieu pour la Cour de se prononcer sur la question de la compatibilité d'une réglementation, telle que celle applicable au principal, avec les articles 8 et 8 A du traité.
Sur les dépens
31 Les frais exposés par les Gouvernements hellénique, français, néerlandais et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par l'Areios Pagos, par arrêt du 27 septembre 1996, dit pour droit:
Les articles 48, 52 et 59 du traité CE et l'article 3 de la directive 64-221-CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, s'opposent à une réglementation qui, hormis quelques exceptions, en particulier d'ordre familial, impose au juge national d'ordonner l'expulsion à vie du territoire des ressortissants des autres États membres reconnus coupables des délits d'acquisition et de détention de stupéfiants pour leur seul usage personnel.