CJCE, 5 décembre 1989, n° C-3/88
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
Sir Gordon Slynn, MM. Schockweiler
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias
Avocat :
Me Braguglia
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 6 janvier 1988, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que, en adoptant des dispositions destinées à réserver la possibilité de conclure avec l'État italien des conventions pour l'élaboration de systèmes informatiques pour le compte de l'administration publique aux seules sociétés dans lesquelles l'État ou le secteur public détient une participation majoritaire ou totale, de façon directe ou indirecte, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité CEE ainsi que de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1, ci-après "directive ").
2 Ayant constaté que la réglementation en vigueur en Italie n'autorisait l'État à conclure, dans divers secteurs d'activité publique (fiscal, sanitaire, agricole, construction urbaine), des conventions qu'avec des sociétés dans lesquelles l'État ou le secteur public détient une participation majoritaire ou totale, de façon directe ou indirecte, et estimant que cette réglementation était contraire aux dispositions communautaires précitées, la Commission a adressé, le 3 décembre 1985, une lettre de mise en demeure au gouvernement italien, engageant ainsi la procédure prévue à l'article 169 du traité.
3 N'ayant reçu aucune communication de la part du Gouvernement italien, la Commission a émis, le 1er juillet 1986, l'avis motivé prévu par l'article 169, paragraphe 1, du traité.
4 A la demande du Gouvernement italien, deux rencontres ont été organisées avec des fonctionnaires de la Commission, respectivement à Rome les 25-27 janvier 1987 et à Bruxelles le 10 mars 1987, dans le but de clarifier la situation. Le 5 mai suivant, le Gouvernement italien a pris position sur le contenu de l'avis motivé. Estimant que cette prise de position n'était pas satisfaisante, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
5 Pour un plus ample exposé de la réglementation italienne en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur le grief tiré de la méconnaissance des articles 52 et 59 du traité
6 Selon la Commission, en réservant aux seules sociétés dans lesquelles l'État ou le secteur public détient, de façon directe ou indirecte, une participation majoritaire ou totale la possibilité de conclure des conventions relatives à la réalisation de systèmes informatiques pour le compte de l'administration publique, les lois et décrets-lois en cause, bien qu'indistinctement applicables aux entreprises italiennes et aux entreprises d'autres États membres, seraient discriminatoires et constitueraient une entrave à la liberté d'établissement et à la libre prestation de services prévues par les articles 52 et 59 du traité.
7 Le Gouvernement italien fait valoir, tout d'abord, que les lois et décrets-lois litigieux ne font aucune distinction en raison de la nationalité des sociétés qui peuvent conclure les conventions en cause. Il s'ensuit que, dans la mesure où l'État italien participe d'une façon majoritaire ou totale non seulement au capital de sociétés italiennes, mais aussi à celui de sociétés d'autres États membres, les unes et les autres peuvent, sans aucune discrimination, concourir à la mise en place des systèmes informatiques en cause.
8 A cet égard, il convient de relever que, selon la jurisprudence de la Cour, le principe d'égalité de traitement, dont les articles 52 et 59 du traité sont une expression particulière, prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (voir, notamment, arrêt du 29 octobre 1980, Boussac Saint-Frères, 22-80, Rec. p. 3427).
9 Or, il y a lieu de constater à ce sujet que les lois et décrets-lois litigieux, bien qu'indistinctement applicables à toute société italienne ou étrangère, favorisent essentiellement des sociétés italiennes. En effet, comme la Commission l'a indiqué sans être contredite par le Gouvernement défendeur, il n'existe pas, à l'heure actuelle dans le domaine de l'informatique, des sociétés d'autres États membres dont le capital soit détenu en totalité ou en majorité par le secteur public italien.
10 Pour justifier l'exigence de la participation publique, le Gouvernement italien invoque la nécessité pour les pouvoirs publics de contrôler l'exécution des contrats de façon à pouvoir l'adapter à l'évolution de facteurs qui étaient imprévisibles au moment de la signature des contrats. Il fait valoir, en outre, que, pour certains types d'activités que la société est appelée à déployer, notamment dans des secteurs stratégiques, et qui comprennent, comme ceux visés en l'espèce, des données de nature confidentielle, l'État doit pouvoir s'adresser à une entreprise susceptible de jouir de toute sa confiance.
11 A cet égard, il convient de constater, d'une part, que le Gouvernement italien disposait des moyens juridiques nécessaires pour adapter l'exécution des contrats aux circonstances futures et imprévisibles ainsi que pour s'assurer que celle-ci serait conforme à l'intérêt général et, d'autre part, que ce même Gouvernement, pour protéger la confidentialité des données en cause, pouvait adopter des mesures moins restrictives pour la liberté d'établissement et la libre prestation de services que celles visées en l'espèce, notamment en imposant au personnel des sociétés concernées une obligation de secret dont la violation pouvait être assortie de sanctions pénales. Aucun élément du dossier ne permet de considérer que la même obligation ne pourrait être remplie aussi efficacement par le personnel de sociétés sans participation publique italienne.
12 Le Gouvernement italien soutient, en outre, que les activités inhérentes au fonctionnement des systèmes informatiques en cause participent, de par leur caractère confidentiel, à l'exercice de l'autorité publique au sens de l'article 55.
13 A cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 21 juin 1974, Reyners, 2-74, Rec. p. 631), l'exception à la liberté d'établissement et à la libre prestation de services prévues par l'article 55, alinéa 1, et par l'article 66 du traité CEE doit être restreinte à celles des activités visées par les articles 52 et 59 qui, par elles-mêmes, comportent une participation directe et spécifique à l'exercice de l'autorité publique. Tel n'est cependant pas le cas en l'espèce, étant donné que les activités en cause concernant la conception, le logiciel et la gestion de systèmes informatiques sont de nature technique et, partant, étrangères à l'exercice de l'autorité publique.
14 Enfin, le Gouvernement italien fait valoir que les activités inhérentes au fonctionnement des systèmes informatiques en cause, compte tenu de leur but ainsi que de la nature confidentielle des données traitées par ces systèmes, relèvent de l'ordre public italien au sens de l'article 56, paragraphe 1, du traité.
15 Cet argument ne saurait davantage être accueilli. Il suffit en effet de relever, d'une part, que la nature des objectifs poursuivis par les systèmes informatiques en cause ne suffit pas à établir que l'ordre public serait menacé si la mise en place et le fonctionnement de ces systèmes étaient confiés à des sociétés d'autres États membres. Il convient de rappeler, d'autre part, que la confidentialité des données traitées par les systèmes informatiques peut être assurée, ainsi qu'il a été relevé ci-dessus, par une obligation de secret, sans qu'il soit nécessaire de restreindre la liberté d'établissement et la libre prestation de services.
16 Il ressort des considérations qui précèdent que ce grief tiré de la méconnaissance des articles 52 et 59 du traité doit être accueilli.
Sur le grief tiré de la méconnaissance de la directive 77-62-CEE
17 La Commission estime que les lois et décrets-lois litigieux ont été pris en violation des termes de la directive en ce qui concerne l'acquisition par l'administration des équipements nécessaires à la réalisation des systèmes informatiques en cause. Étant donné que, d'une part, ces équipements doivent être considérés comme des produits au sens de l'article 1, paragraphe 1, sous a), de la directive et, d'autre part, que la valeur des marchés publics relatifs à leurs fournitures dépasse le montant fixé à l'article 5 de la directive, les autorités compétentes auraient dû observer les procédures de passation prévues par la directive et remplir les obligations visées à son article 9 qui impose la publication des avis de passation des marchés correspondants au Journal officiel des Communautés européennes.
18 Le Gouvernement italien objecte d'abord qu'un système informatique comporte, outre l'acquisition du matériel, la création de logiciels, la planification, l'installation, la maintenance, la mise en œuvre du système sur le plan technique et parfois sa gestion. L'interdépendance de ces activités exigerait que l'entière responsabilité de la réalisation des systèmes informatiques prévus par les lois et décrets-lois litigieux soit attribuée à une seule société. Dès lors, et compte tenu du fait que le matériel est un élément accessoire dans la réalisation d'un système informatique, la directive serait inapplicable. Le Gouvernement italien ajoute à cet égard que, selon l'article 1er, sous a), de la directive, la notion de marchés publics de fournitures ne concerne que les contrats portant à titre principal sur la livraison de produits.
19 Cet argument ne saurait être accueilli. L'acquisition de l'équipement nécessaire à la réalisation d'un système informatique est dissociable des activités relatives à la conception et à la gestion de celui-ci. En effet, le Gouvernement italien aurait pu s'adresser à des sociétés spécialisées dans l'établissement de logiciels pour la conception des systèmes informatiques en cause et, en respectant la directive, acquérir l'équipement matériel conforme aux spécifications techniques définies par ces sociétés.
20 Le Gouvernement italien fait valoir ensuite que la décision 79-783-CEE, du 11 septembre 1979, arrêtant un programme pluriannuel (1979-1983) dans le domaine de l'informatique (JO L 231, p. 23), modifiée par la décision 84-559-CEE, du 22 novembre 1984 (JO L 308, p. 49), doit être interprétée en ce sens que, tant que ce programme n'est pas réalisé, l'exemption temporaire mentionnée à l'article 6, paragraphe 1, sous h), de la directive doit continuer à s'appliquer.
21 Selon cette disposition, les pouvoirs adjudicateurs peuvent se dispenser d'appliquer les procédures prévues à l'article 4, paragraphes 1 et 2, "pour les marchés de fournitures d'équipements dans le domaine de l'informatique, sous réserve de décisions du Conseil, prises sur proposition de la Commission et définissant les catégories de matériel auxquelles la présente exception n'est pas applicable. Il ne peut plus être fait recours à la présente exception après le 1er janvier 1981, sauf décision du Conseil, prise sur proposition de la Commission et modifiant cette date ".
22 Il convient de relever, à cet égard, que les décisions mentionnées par le Gouvernement italien ont été prises sur la base de l'article 235 du traité et non en application de l'article 6, paragraphe 1, sous h), de la directive. Elles visent la réalisation d'un programme dans le domaine de l'informatique qui ne concerne ni directement ni indirectement le régime applicable aux marchés de fournitures des équipements informatiques.
23 Selon le Gouvernement italien, les marchés de fournitures en cause relèveraient également des dérogations visées à l'article 6, paragraphe 1, sous g), de la directive qui permet aux pouvoirs adjudicateurs de ne pas observer les procédures prévues à l'article 4, paragraphes 1 et 2, "lorsque les fournitures sont déclarées secrètes ou lorsque leur exécution doit s'accompagner de mesures particulières de sécurité, conformément aux dispositions législatives, réglementaires ou administratives en vigueur dans l'État membre considéré, ou lorsque la protection des intérêts essentiels de la sécurité de cet État l'exige ". Il fait valoir, à cet égard, la nature secrète des données en cause qui serait essentielle à la lutte contre la criminalité, notamment dans les domaines de la fiscalité, de la santé publique et de la répression des fraudes en matière agricole.
24 Cette objection concerne la confidentialité des données qui font l'objet des systèmes informatiques en cause. Or, ainsi qu'il a été relevé ci-dessus, le respect de cette confidentialité par le personnel concerné n'est pas lié à la participation publique dans la société contractante.
25 Le Gouvernement italien fait valoir également que les activités confiées aux sociétés spécialisées choisies pour la réalisation des systèmes informatiques en cause constituent l'exercice d'une activité de service public. Dès lors, les conventions conclues entre l'État et les sociétés auxquelles lesdites activités ont été confiées seraient exclues du domaine d'application de la directive, dont l'article 2, paragraphe 3, dispose :
"Lorsque l'État, une collectivité territoriale ou l'une des personnes morales de droit public et entités équivalentes énumérées à l'annexe I octroie à une entité autre que les pouvoirs adjudicateurs, quel que soit son statut juridique, des droits spéciaux ou exclusifs d'exercer une activité de service public, l'acte par lequel ce droit est octroyé stipule que l'entité concernée doit respecter, pour les marchés publics de fournitures qu'elle passe avec des tiers dans le cadre de cette activité, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité ."
26 Cet argument ne saurait être retenu. Les fournitures d'équipements nécessaires à la réalisation d'un système informatique ainsi que la conception et la gestion de celui-ci permettent à l'administration de réaliser la mission qui lui est confiée sans constituer elles-mêmes un service public.
27 Le Gouvernement italien fait valoir, enfin, que, en ce qui concerne le système informatique du ministère des Finances, il y aurait lieu d'appliquer la dérogation visée à l'article 6, paragraphe 1, sous e), de la directive, selon lequel les pouvoirs adjudicateurs peuvent ne pas appliquer les procédures prévues à l'article 4, paragraphes 1 et 2, "pour des livraisons complémentaires effectuées par le fournisseur originaire et destinées soit au renouvellement partiel de fournitures ou d'installations d'usage courant, soit à l'extension de fournitures ou d'installations existantes, lorsque le changement de fournisseur obligerait le pouvoir adjudicateur à acquérir un matériel de technique différente entraînant une incompatibilité ou des difficultés techniques disproportionnées dans les conditions d'utilisation et d'entretien ".
28 A cet égard, il suffit de constater que de tels cas de livraisons complémentaires ne sauraient justifier une règle générale réservant le marché de fournitures à des sociétés à participation publique italienne.
29 Il résulte de ce qui précède que ce grief tiré de la méconnaissance des dispositions de la directive 77-62-CEE doit également être accueilli.
30 Il y a donc lieu de reconnaître que, en réservant aux seules sociétés dans lesquelles l'État ou le secteur public détient, de façon directe ou indirecte, une participation majoritaire ou totale la possibilité de conclure des conventions relatives à la réalisation de systèmes informatiques pour le compte de l'administration publique, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité CEE ainsi que de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976.
Sur les dépens
31 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) En réservant aux seules sociétés dans lesquelles l'État ou le secteur public détient, de façon directe ou indirecte, une participation majoritaire ou totale la possibilité de conclure des conventions relatives à la réalisation de systèmes informatiques pour le compte de l'administration publique, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité CEE ainsi que de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976.
2) La République italienne est condamnée aux dépens.