Livv
Décisions

CA Versailles, 14e ch., 28 mai 2008, n° 07-07198

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carrefour Hypermarchés (SAS), Interdis (SNC)

Défendeur :

Legal (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Frank

Conseillers :

Mmes Louys, Andrich

Avoués :

SCP Lissarrague Dupuis Boccon Gibbod, SCP Jupin & Algrin

Avocats :

Mes Cledat, Boulanger

T. com. Nanterre, du 24 sept. 2007

24 septembre 2007

Faits et procédure

Des relations commerciales existent depuis des années entre la société Legal et le groupe Carrefour Promodes structuré autour de la société mère, la société Carrefour SA, les activités de centrale d'achat et de référencement relatives à la coopération commerciale étant gérées par sa filiale, la société Interdis.

En 2006, les ventes de Legal au groupe Carrefour pour les produits de marque Legal se sont montées à 5 millions d'euro environ. Ces ventes font l'objet d'un contrat commercial renouvelé annuellement et accompagné, dans un ensemble indivisible, d'un contrat de coopération commerciale justifiant les importantes marges arrière imposées par le distributeur.

La SAS Legal commercialise également des produits sous des marques de distributeurs ci-après MDD, selon un contrat de fourniture à durée indéterminée.

Au cours du temps, les exigences de Carrefour en matière de marges arrière déjà supérieures à 30 % se sont aggravées pour atteindre près de 40 % alors que les volumes commercialisés par Carrefour n'ont cessé de baisser.

Alors que les négociations menées fin 2006, début 2007, par le management de la société Legal avec l'assistance d'un mandataire ad hoc pour réduire les marges arrière au niveau maximum de 30 %, ont abouti chez les autres distributeurs, la société Interdis a exigé une nouvelle hausse de cette marge pour la porter à près de 44 % ce qui a entraîné l'échec des négociations 2007.

C'est, dans ces conditions, que par lettre recommandée avec accusé de réception du 12 mars 2007, la société Interdis a signifié à la société Legal la résiliation de leurs relations commerciales, sous la forme d'un déréférencement de la totalité des produits de marque Legal, soit 19 références, avec un préavis de six mois.

La société Legal a contesté la durée de ce préavis eu égard à l'ancienneté de leurs relations commerciales et demandé la justification détaillée des prestations correspondant aux marges arrière.

Le 9 mai 2007, la société Interdis a indiqué avoir respecté un " préavis raisonnable ", consentant toutefois, le 23 mai 2007, à le porter à neuf mois à condition que la société Legal renonce à toute réclamation sur les marges arrière.

Par jugement du 2 juillet 2007, une procédure de sauvegarde a été ouverte à l'égard de la société Legal, Me Martin étant désigné administrateur judiciaire et la MJA, représentée par Maître Pierrel, mandataire judiciaire.

Par acte en date du 7 septembre 2007, la société Legal a assigné en référé la SNC Interdis et la société par actions simplifiée Carrefour Hypermarchés pour voir notamment dire que le préavis consenti par la société Interdis à la suite de la rupture de leurs relations commerciales concernant les produits de marque Legal était manifestement insuffisant au regard notamment de l'ancienneté de leur relation et de la part du groupe Carrefour dans son chiffre d'affaires et condamner la société Interdis à respecter un préavis de rupture qui ne saurait être inférieur à 36 mois pendant lequel les volumes commandés devront être comparables avec les commandes passées au titre des trois années antérieures.

Par ordonnance en date du 24 septembre 2007, le président du tribunal commerce, a :

- ordonné à la société Interdis de poursuivre, à compter de la signification de l'ordonnance, ses achats de café de marque Legal, au rythme mensuel moyen de l'année 2006 (750 T par an), dans des conditions globales de prix au moins équivalentes à celles de ladite année, ceci jusqu'au 1er juillet 2008, sauf décision contraire, dans l'intervalle, du juge du fond saisi sur la fixation du préavis ou accord des différentes parties ;

- donné acte aux parties de leur accord à l'audience pour tenter d'élaborer une solution globale préservant au mieux la pérennité de Legal, les intérêts légitimes de Carrefour et la qualité de la relation, notant que des propositions allaient être soumises à cette fin par la société Legal, dans les deux semaines de la signification de la décision ;

- observé que la demande relative aux commandes annulées le 4 septembre 2007 n'avait plus lieu d'être ;

- condamné solidairement les sociétés Interdis et Carrefour Hypermarchés à leur payer une somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Appelantes, les sociétés Interdis et Carrefour Hypermarchés demandent à la cour d'infirmer l'ordonnance entreprise en constatant que :

- la société Legal a bénéficié d'un préavis de six mois précédant le déréférencement par la société Interdis des produits de marque Legal,

- ce déréférencement ne portait que sur une fraction des produits fournis par Legal aux sociétés du groupe Carrefour représentant 7,46 % du chiffre d'affaires de la société Legal,

- aucun trouble manifestement illicite n'est caractérisé,

- le juge des référés ne pouvait, sans préjuger le fond, dire que le délai de préavis était anormalement bref, ni allonger celui-ci jusqu'au 1er juillet 2008,

- la société Legal ne justifie d'aucun dommage imminent,

- les parties ne sont parvenues à aucun accord lors de l'audience de référé du 13 septembre 2007.

Elles concluent, dès lors, au débouté de la société Legal de toutes ses prétentions ainsi qu'à sa condamnation à lui payer une somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et insistent sur le fait que depuis quelques années, la société Legal est confrontée à une diminution de ses ventes sur l'ensemble du marché de la grande distribution avec des performances commerciales en recul ; qu'un accord de principe a été trouvé le 6 février 2007, mais que le président de la société Legal a annulé le rendez-vous de signature le 8 février suivant ; que la société Interdis a informé le 12 mars 2007 la société Legal de ce qu'elle ne poursuivrait pas au-delà du 15 septembre 2007 ses commandes de café Legal, soit avec un préavis de six mois, tout en maintenant la relation pour les produits Legal sous marque de distributeur MDD.

Elles contestent avoir diminué volontairement les achats entre mars et septembre 2007 et dès lors toute mauvaise foi et ajoutent que la rupture des relations commerciales n'est que partielle ; qu'enfin, les difficultés économiques de Legal ne sont pas un critère pertinent pour apprécier si la durée du préavis était suffisante.

La société Legal sollicite la confirmation de l'ordonnance dont appel en toutes ses dispositions et la condamnation de la société Interdis à lui payer une somme de 20 000 euro à titre d'indemnité de procédure.

Elle fait valoir que le préavis consenti pour la rupture des relations commerciales est manifestement insuffisant ; que l'insuffisance du préavis constitue un trouble manifestement illicite et cause à Legal un dommage imminent en rappelant qu'elle emploie 174 salariés et commercialise ses produits sous ses propres marques et sous des marques de distributeurs, en entretenant avec le groupe Carrefour des relations commerciales depuis 22 ans ; que le groupe Carrefour est le plus important groupe de distribution en Europe et le numéro 2 mondial ; qu'elle a dû engager un plan d'économies et de réorganisation sur le plan industriel et social avec l'aide d'un mandataire ad hoc désigné par le président du Tribunal de commerce de Paris le 28 décembre 2006 ; que la société Interdis n'a jamais réellement cherché à parvenir à un compromis, ce qui ressort du déroulement des négociations avant leur interruption au 14 février 2007 ; que malgré la décision exécutoire de droit, le volume commandé a été inférieur de 107,71 tonnes à ce qui était prévu ; qu'enfin, pour apprécier si le délai est raisonnable, il faut tenir compte de différents critères dont l'ancienneté des relations est le plus important.

Motifs de l'arrêt,

Considérant que selon l'article 873 du Code de procédure civile, " Le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ",

Que l'article L. 442-6 IV du Code de commerce dispose " Le juge des référés peut ordonner la cessation des pratiques discriminatoires ou abusives ou toute autre mesure provisoire ",

Considérant qu'il est constant que le 12 mars 2007, la société Interdis a mis fin aux relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Legal, concernant les produits de marque Legal, avec un préavis de six mois ;

Considérant qu'en droit, engage sa responsabilité, le commerçant qui rompt brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et en respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels... ;

Considérant que la brutalité de la rupture s'entend, notamment, de l'insuffisance du préavis donné et que pour déterminer si une relation commerciale est " établie ", il y a lieu de tenir compte de la durée des relations entre les partenaires et la continuité de celles-ci ;

Considérant que les appelantes soutiennent que la durée nécessaire du préavis est une question de fond et que l'éventuelle insuffisance du préavis accordé ne peut constituer un trouble manifestement illicite puisque cette appréciation suppose une analyse détaillée des faits qui échappe aux pouvoirs du juge des référés ;

Mais, considérant que contrairement aux allégations des sociétés Interdis et Carrefour Hypermarchés, s'agissant du trouble manifestement illicite, le juge des référés ne peut se contenter d'apprécier l'évidence ; qu'il lui appartient de se prononcer sur la licéité des faits dont il est saisi et, pour ce faire, procéder à des recherches proches de celles opérées par le juge du fond ;

Considérant que pour apprécier si le délai de préavis est suffisant, il y a lieu de se référer à la notion de délai raisonnable, laquelle découle de l'examen des critères suivants :

* l'ancienneté des relations commerciales entre les parties,

* le poids économique de la rupture,

* la notoriété des produits concernés,

* les possibilités de reconversion de la partie subissant la rupture.

Considérant que c'est, en vain, que les appelantes tentent de faire admettre que les relations entre les parties datent du 20 décembre 2001, alors que les pièces versées aux débats, en particulier les relevés de tonnage, établissent qu'elles remontent à l'année 1985 et qu'elles se sont poursuivies dans la continuité avec les mêmes personnes morales ou celles qui sont venues régulièrement, dans l'intervalle, à leurs droits et obligations, sachant que la société Legal n'a pas été créée en 2001, mais qu'elle a simplement changé de dénomination sociale à cette date, la société Legal le Goût, devenant la société Legal et que le fait qu'une société succède à une autre n'a pas de conséquence sur le calcul de la durée globale d'une relation commerciale ;

Considérant que le groupe Carrefour ne peut davantage sérieusement méconnaître le poids économique qu'il représentait dans le chiffre d'affaire de la société Legal, puisqu'il est de 16 % pour les produits de marque Legal, comme attesté par l'audit réalisé par la société d'expertise comptable Cofysis ; qu'il est inopérant pour les appelantes de faire état du maintien du courant d'affaires en ce qui a trait aux produits sous marque MDD, dont les marges de rentabilité sont bien inférieures à celles de la marque Legal ;

Considérant encore que la marque Legal est une marque de grande notoriété et qu'un préavis insuffisant est indiscutablement de nature à porter atteinte à son image auprès de ses clients ; qu'enfin, la société Interdis ne pouvait ignorer que la société Legal n'avait pas de possibilité de reconversion équivalente en raison de l'importante concentration existant dans la grande distribution, le groupe Carrefour étant le numéro 1 en Europe et le numéro 2 mondial ;

Considérant qu'il ressort de cette analyse que nous sommes en présence d'une relation commerciale établie qui existe, de façon continue, depuis 22 ans ; qu'un préavis de six mois apparaît, compte tenu du poids économique de Carrefour pour la société Legal et des difficultés de reconversion de cette dernière, insuffisant et constitue, dès lors, un trouble manifestement illicite qu'il appartient au juge des référés de faire cesser ;

Considérant que la décision prise par la société Interdis est également de nature à causer à la société Legal un dommage imminent résultant, de l'impossibilité pour la société Legal de retrouver un partenaire équivalent au groupe Carrefour dans un délai aussi bref, en particulier dans ce domaine de la distribution, et ce, d'autant plus que les appelantes n'ignoraient pas que la société Legal rencontrait des difficultés économiques la conduisant, après avoir obtenu la désignation d'un administrateur ad hoc pour assister le dirigeant dans ses négociations, avec ses principaux fournisseurs et ses clients, à solliciter une procédure de sauvegarde qui sera ouverte par un jugement du 2 juillet 2007 ;

Considérant que si un préavis de six mois est insuffisant pour faire cesser le trouble manifestement illicite et prévenir un dommage imminent, il ne peut être, pour autant, fait droit à la demande de la société Legal ;

Considérant, eu égard à tous éléments, qu'en prolongeant le préavis donné à la société Legal jusqu'au 1er juillet 2008, il apparaît que le premier juge a fait une juste appréciation de la durée du délai raisonnable à accorder à l'intimée ;

Considérant que les appelantes font encore grief à l'ordonnance entreprise d'avoir imposé la poursuite des relations commerciales à des conditions de volume et de prix fixés par le juge des référés lui-même et soutiennent qu'en ordonnant la poursuite des relations commerciales selon des volumes prédéfinis et à des " conditions globales de prix au moins équivalentes ", le juge n'a pas pris une mesure conservatoire, puisqu'il a mis à leur charge des obligations nouvelles vis-à-vis de la société Legal, alors qu'il n'en a pas le pouvoir ;

Mais, considérant que cette thèse ne peut être suivie ; qu'en prévoyant la poursuite des relations selon des volumes et des prix en vigueur pendant le cours d'exécution du contrat, le juge des référés n'a pas mis à la charge des appelantes des obligations nouvelles, il a simplement imposé les conditions permettant d'assurer la cessation effective du trouble manifestement illicite pendant la durée du préavis, la société Legal ayant fait état de la diminution significative des commandes pendant le préavis ; qu'il n'a donc aucunement outrepassé ses pouvoirs ;

Considérant qu'il s'ensuit que l'ordonnance entreprise sera confirmée ;

Considérant que les sociétés Interdis et Carrefour Hypermarchés sollicitent encore, l'infirmation de l'ordonnance du chef du donné acte qui y figure au motif que le juge aurait dénaturé ce qui s'est dit à l'audience et qu'il n'est jamais intervenu aucun accord sur la recherche de mesures destinées à préserver l'activité de la société Legal ;

Mais, considérant qu'il ressort de la communication de deux courriers, l'un, émanant de la société Legal, en date du 9 octobre 2007 et l'autre, de la société Interdis, du 26 octobre 2007, postérieurement à l'audience, que les partenaires ont bien recherché une entente, la société Legal faisant à la société Interdis des propositions, alternatives à la décision du juge des référés, qui ont été refusées par cette dernière ;

Considérant ainsi qu'il n'y a pas plus lieu à infirmation de la décision dont appel, de ce chef ;

Considérant que l'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile au profit de la société Legal, dans les termes du dispositif ;

Par ces motifs, Statuant en audience publique, contradictoirement et en dernier ressort ; Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ; Y ajoutant; Condamne la société Interdis à verser à la société Legal la somme de 12 000 euro (douze mille euro) sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens qui pourront être recouvrés directement par la SCP Jupin Algrin, avoué, conformément à l'article 699 du même code.