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Décisions

ADLC, 14 janvier 2010, n° 10-D-02

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des héparines à bas poids moléculaire

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Geneviève Wibaux, rapporteure, , l'intervention de M. Éric Cuziat, rapporteur général adjoint, par M. Patrick Spilliaert, vice-président, président de séance, Mme Reine-Claude Mader-Saussaye, M. Emmanuel Combe, membres.

ADLC n° 10-D-02

14 janvier 2010

L'Autorité de la concurrence (section V),

Vu la lettre, enregistrée le 7 juillet 2006 sous le numéro 06/0048 F par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur des héparines à bas poids moléculaire ; Vu l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce modifié, notamment les articles L. 420-2 et L. 464-6 ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; La rapporteure, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 15 décembre 2009 ; Adopte la décision suivante :

I. CONSTATATIONS

A. LA SAISINE MINISTÉRIELLE

1. Par lettre du 7 juillet 2006, le ministre chargé de l'Economie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Aventis (devenue Sanofi-Aventis en 2004) sur le marché des HBPM.

2. Le ministre indique que, sur le marché des HBPM, vendues à l'hôpital, Aventis était en position dominante dès 2000 pour la vente des HBPM aussi bien en traitement préventif qu'en curatif, et qu'à partir de 2001, ce laboratoire distribuait gratuitement son produit aux hôpitaux. Selon le ministre, cette pratique aurait eu des effets sur le marché hospitalier mais aussi sur le marché de la ville. Il indique en effet :

. d'une part, que " cette pratique, qui profite essentiellement à Aventis, permet [à son produit] Lovenox d'augmenter ses parts de marché à l'hôpital : elles passent entre 1998 et 2004 de [35-40]% à [65-70] % des journées de traitement (1) pour l'utilisation en préventif et de [35-40] % à [60-65] % des journées de traitement pour l'utilisation en curatif ". (Soulignement ajouté.)

. d'autre part, que " cette pratique de prix zéro à l'hôpital a également eu des répercussions sur le marché de ville. En effet, le patient sortant de l'hôpital et continuant son traitement se voit quasi systématiquement toujours prescrire en traitement de suite l'héparine qui lui a été administrée à l'hôpital. Ainsi, [en ville] sur le marché de l'utilisation en préventif, (où le traitement est toujours initié en milieu hospitalier), Innohep(r), malgré ses prix inférieurs, ne parvient que faiblement à s'implanter tandis que Lovenox(r) dépasse, dès 2002, 50 % du marché ". (Soulignement ajouté.)

3. Pour le ministre : " en fournissant, à partir de 2001, gratuitement ses produits à l'hôpital, tant en préventif qu'en curatif, la société Aventis, alors qu'elle était en position dominante depuis l'an 2000, a dépassé le simple alignement de sa politique commerciale sur celle des autres laboratoires pour rechercher sciemment un accroissement de ses parts de marché. Cette pratique a eu un impact sur les coûts pour l'assurance maladie (sur un marché, en 2004, de plus de 207 millions d'euro) : le Lovenox(r) qui est l'héparine la plus chère a augmenté ses parts de marché dans le préventif en ville, au détriment des produits moins onéreux ".

4. La saisine du ministre chargé de l'Economie, malgré son intitulé général, ne vise en réalité que les pratiques d'Aventis, sur la période 1998-2004, relatives aux HBPM pour leur utilisation en préventif, et non en curatif.

B. LE SECTEUR DES HÉPARINES À BAS POIDS MOLÉCULAIRE

1. LES PRODUITS

5. Les héparines à bas poids moléculaire (HBPM) sont des chaînes de polysaccharides extraites de divers tissus bovins ou porcins qui ont des propriétés anticoagulantes. A titre préventif, elles empêchent la formation des thromboses veineuses (qui peuvent survenir en raison d'une immobilisation prolongée ou à l'occasion d'une intervention chirurgicale). A cet égard, il existe trois types d'indications pour une utilisation en préventif : en chirurgie (notamment orthopédique), en médecine, pour les patients alités ayant une affection médicale aigüe, et en hémodialyse. A titre curatif, les HBPM traitent les thromboses, comme la phlébite ou l'embolie pulmonaire. La dose administrée, par injection sous cutanée, dépend généralement du risque couru (risque modéré, risque élevé) et du poids du patient.

6. Les premières HBPM commercialisées en France en 1986 n'avaient que des indications en traitement préventif. Il s'agissait de Fraxiparine, produit lancé par le laboratoire Choay, devenu ensuite Sanofi. Elle fut suivie en 1987 par Lovenox, commercialisé par le laboratoire Rhône Poulenc, devenu Aventis, toujours en usage préventif. Puis en 1988, le laboratoire Pharmacia (devenu ensuite Pfizer) lançait Fragmine, indiqué à la fois en prévention mais aussi en traitement curatif des thromboses. D'autres laboratoires ont alors commercialisé leur produit pour des indications en traitement curatif : Sanofi en 1992 avec Fraxiparine, puis en 1993, Rhône Poulenc (devenu Aventis) avec Lovenox. Une quatrième HBPM, Clivarine, fut lancée en 1995 par Knoll France (laboratoire acquis par Abbott en 2001) dont les indications concernaient le traitement préventif, puis le traitement curatif en 1996. La même année, en 1996, Léo Pharma, lançait Innohep, en traitement curatif, à l'hôpital, puis en 1998 en préventif. En 1998, Sanofi commercialisait Fraxodi, uniquement en curatif et destiné à remplacer Fraxiparine. Enfin en 2003, furent mises sur le marché les héparines synthétiques, répliques chimiques des HBPM.

2. DEUX CIRCUITS DE COMMERCIALISATION

7. Les HBPM sont vendues (ou distribuées gratuitement depuis 2001 pour la plupart d'entre elles) aux hôpitaux et aux pharmacies. En pharmacie d'officine, dans la mesure où il s'agit de produits remboursés par l'Assurance maladie, les prix sont régulés par les pouvoirs publics.

8. Le tableau ci-après donne des exemples de prix de vente en pharmacie (en euro) à l'unité (2) des plus faibles dosages, observés en 2001 [sauf pour Arixtra dont le prix est celui de 2003], pour chacune des HBPM :

<emplacement tableau>

9. On constate, mis à part le cas d'Arixtra, que le niveau du prix de vente en pharmacie est lié à la date d'apparition sur le marché : plus le produit est ancien, plus le prix de vente en pharmacie est élevé. Ceci résulte du fait que le prix des médicaments vendus en pharmacie sont fixés - après négociation entre le laboratoire et le Comité économique des produits de Santé (CEPS) - en fonction de l'amélioration du service rendu au patient. Or, si un médicament est similaire à un autre mais est mis sur le marché plus tard que ce dernier, l'évaluation de ce service médical rendu sera moins favorable et conduira à un prix plus faible.

10. Les prix figurant dans ce tableau datent de 2001 (sauf Arixtra, qui n'existait pas à cette date). Ils sont les mêmes qu'en 1995 et sont les mêmes aujourd'hui, sauf pour Innohep dont les prix des dosages en préventif ont augmenté en décembre 1999 et en janvier 2004 (prix de 2004 indiqué entre parenthèses dans le tableau).

11. A l'hôpital, le prix des spécialités pharmaceutiques est libre. Il n'est presque jamais identique au prix de vente en ville. En général, le prix de vente aux hôpitaux est déterminé par le laboratoire qui le commercialise en fonction de la pression concurrentielle, qui dépend de la reconnaissance par l'hôpital du caractère substituable des spécialités pharmaceutiques commercialisées par les laboratoires. En effet, dans certains cas (3), les hôpitaux recourent à la procédure négociée sans mise en concurrence car ils considèrent que le produit n'a pas d'équivalent thérapeutique (dans ce cas, le prix peut être élevé) tandis que dans d'autres cas, en présence de produits substituables, les hôpitaux font le choix de l'appel d'offres. Dans cette seconde hypothèse, toutes les spécialités sont en concurrence et il existe une pression concurrentielle qui fait baisser les prix.

12. Dans le cas des HBPM, dans la mesure où elles ont les mêmes indications thérapeutiques (avec néanmoins la distinction préventif/curatif) les hôpitaux choisissent en général l'HBPM la moins chère ou celle qui est gratuite, et éventuellement ajoutent à ce choix une héparine possédant une indication spécifique. Cela a été le cas pour Lovenox, seule HBPM ayant obtenu en 1999 l'indication en médecine pour la prévention des thromboses chez les patients alités pour affection médicale aigüe. De même, Fragmine est-elle la seule HBPM recommandée pour les patients cancéreux.

3. L'ÉVOLUTION DU SECTEUR

13. Le marché des HBPM est un marché très important en termes de chiffre d'affaires. En 2006 (4), ce marché (incluant les héparines synthétiques) a représenté un volume de 85,7 millions de seringues, générant un chiffre d'affaires de plus de [240 à 260] millions d'euro, réparti entre quatre acteurs : Sanofi [120 à 130] millions d'euro), GlaxoSmithKline ([50 à 60] millions d'euro), Pfizer ([5 à 10 ]millions d'euro) et Léo pharma qui a réalisé, en 2006, le meilleur chiffre d'affaires après Sanofi ([60 à 70] millions d'euro).

14. Si l'on examine l'évolution du marché sur la période 1998-2006, on constate qu'en volume, l'augmentation a été de [5 à 10] % en huit ans (de [75 à 80] millions de seringues en 1998 contre [85- 90] millions en 2006) pour l'ensemble des HBPM. Si l'on distingue entre les HBPM prescrites en traitement préventif de celles prescrites en traitement curatif, on observe que cette évolution a été plus importante pour les premières que pour les secondes, comme l'indiquent les tableaux ci-après.

15. En traitement préventif, les ventes ont progressé de [5 à 10] % de 1998 à 2006 sur les deux segments (ville et hôpital). Toutefois, cette évolution a été plus importante en ville (+ [10 à 15] %) qu'à l'hôpital, où elle a été de [5 à 10] %. Sur le marché hospitalier, la plus forte augmentation est observée en 1999, où les quantités consommées passent de 35,7 millions à 38 millions soit 6,4 % d'augmentation en un an.

16. En traitement curatif, pour la même période, les ventes ont progressé de [5 à 10] %, avec une augmentation de [5 à 10]% en ville et de [5 à 10] % à l'hôpital (5).

<emplacement tableau>

4. LES OFFREURS D'HÉPARINES À BAS POIDS MOLÉCULAIRE

17. Plusieurs laboratoires commercialisent aujourd'hui les HBPM. Parmi ces entreprises, trois sont des laboratoires mondiaux (Sanofi-Aventis, Pfizer, et Glaxo Smith Kline). La dernière est une entreprise de taille moyenne d'origine danoise : Léo Pharma.

a) Sanofi-Aventis

18. Le laboratoire Sanofi-Aventis est issu de la fusion du laboratoire Sanofi-Synthélabo (ci-après Sanofi) et du laboratoire Aventis en 2004. Ce dernier est le résultat du rapprochement de Rhône Poulenc et Hoechst en 1999. Quant à Sanofi, il est lui-même issu de la fusion de Sanofi et de Synthélabo en 1999.

19. L'opération de fusion du laboratoire Sanofi et du laboratoire Aventis a été approuvée par la Commission européenne (6) sous réserve de la vente de deux produits, Fraxiparine(r) (dénomination commune internationale ou DCI : nadroparine calcique) et Arixtra(r) (DCI : fondaparinux sodique) tous deux commercialisés par Sanofi, alors qu'Aventis commercialisait déjà une HBPM : Lovenox(r), en raison des parts de marché cumulées des deux parties à la transaction sur le marché en cause, en Belgique, en France, au Luxembourg et au Portugal. Selon la Commission européenne, l'importance de cette part de marché cumulée, supérieure à [70-80 %] dans ces pays, était l'indice de la création d'une position dominante de la nouvelle entité, consécutive à l'opération.

20. Dans le cadre de cette fusion, le laboratoire GlaxoSmithKline a racheté ces deux produits dont la cession conditionnait l'autorisation par la Commission européenne de l'opération. Il a, en outre, racheté Fraxodi(r) à Sanofi dont la DCI est la même que Fraxiparine puisqu'il s'agit de nadroparine calcique, et dont l'usage est dédié aux soins en traitement curatif. La réalisation effective de la cession et le transfert au niveau mondial des produits Arixtra(r), Fraxiparine(r) (et Fraxodi(r)) a eu lieu le 1er septembre 2004.

21. La nouvelle entité, dénommée Sanofi-Aventis, a néanmoins conservé la propriété de Lovenox(r), produit visé par la saisine du ministre chargé de l'Economie.

22. Le groupe Sanofi-Aventis est aujourd'hui le quatrième groupe pharmaceutique mondial et le premier en Europe sur la base du chiffre d'affaires 2007. Il est présent dans une centaine de pays. Il a son siège social en France et est coté à la bourse de Paris. Son activité est organisée autour de deux grands pôles : les produits pharmaceutiques (sociétés Sanofi-Aventis France et Winthrop Médicaments pour les médicaments génériques) et les vaccins humains (société Sanofi Pasteur MSD). Son chiffre d'affaires mondial consolidé s'est élevé à 28 milliards d'euro en 2007, dont 25,3 milliards pour l'activité pharmaceutique. Le laboratoire Sanofi-Aventis a réalisé en France en 2007 un chiffre d'affaires de [2 à 3] milliards d'euro.

b) Pfizer

23. Installé en France depuis 1954, le laboratoire Pfizer est la filiale française du groupe américain éponyme, premier groupe mondial pharmaceutique, avec des médicaments vedettes comme Lipitor(r) (anticholestérol) et Viagra(r). Le chiffre d'affaires consolidé du groupe est de 35,5 milliards d'euro en 2007 (7). En 2009, à la suite de la fusion avec Wyeth, son chiffre d'affaires mondial est estimé à 75 milliards de dollars.

24. Le chiffre d'affaires de la filiale française a été de [1 à 2] milliards d'euro en 2006 (8), ce qui place ce laboratoire, en France, au deuxième rang après Sanofi-Aventis. L'HBPM commercialisée par Pfizer est Fragmine(r), produit appartenant à Pharmacia, laboratoire racheté par Pfizer en 2003.

c) GlaxoSmithKline

25. Le laboratoire GlaxoSmithKline (ci-après le laboratoire Glaxo) est la filiale française du groupe GlaxoSmithKline, résultat de la fusion, en 2000, du groupe Glaxo Wellcome PLC et du groupe Smithkline Beecham, deuxième groupe mondial pharmaceutique après Pfizer, avec un chiffre d'affaires mondial consolidé de 33,2 milliards d'euro dont 28 milliards réalisés dans la pharmacie. Le chiffre d'affaires du laboratoire Glaxo France était, en 2007 de [1 à 2] milliards d'euro, ce qui le place au troisième rang des entreprises pharmaceutiques en France. Cette société est, en 2007, le troisième fournisseur de médicaments à l'hôpital. Depuis 2004, il commercialise deux HPBM : Fraxiparine(r) et Fraxodi(r) et une héparine synthétique : Arixtra(r).

d) Léo Pharma

26. Le laboratoire Léo Pharma France est la filiale d'un laboratoire pharmaceutique danois créé en 1907 qui appartient à une fondation pour la recherche médicale. Cette fondation n'est pas cotée en bourse, elle n'a pas d'actionnaires et ses profits sont réinvestis dans ses activités de recherche. Aujourd'hui, le Groupe Léo Pharma est une entreprise de taille moyenne pour le secteur : son chiffre d'affaires s'élève à environ 600 millions d'euro. Le chiffre d'affaires réalisé en France, en 2006, a été de [100 à 200] millions d'euro (9) dont [50 à 100] millions d'euro réalisés avec la seule HBPM Innohep.

C. LES PRATIQUES EN CAUSE

1. UNE BAISSE DE PRIX GÉNÉRALISÉE À L'HÔPITAL À PARTIR DE 2000 POUR LE MARCHÉ DU TRAITEMENT PRÉVENTIF

27. Comme indiqué précédemment, le ministre met en cause dans sa saisine la baisse de prix pratiquée par Aventis sur Lovenox, pour les dosages utilisés en traitement préventif.

28. Il convient donc de s'intéresser aux prix pratiqués par les différents acteurs de 1995 à 2006 (10) et aux conséquences que cette pratique de prix très bas a eues sur les marchés de l'hôpital et en ville.

29. Selon le rapport administratif d'enquête, Léo Pharma aurait initié le mouvement de baisse des prix en 1998, en lançant son produit (en traitement préventif) à un prix inférieur à celui de ses concurrents (moins de 10 F la seringue). Le rapport reproduit notamment la déclaration de Xavier Coron, directeur juridique du laboratoire Sanofi-Synthélabo du 14 février 2005 (11) qui indique :

" En 1998, alors que les HBPM représentaient la plus grosse ligne budgétaire du poste médicament des hôpitaux, Léo Pharma (...) a décidé d'une stratégie offensive sur ses prix à l'hôpital. Léo Pharma a été à l'origine d'une spirale baissière dans laquelle les opérateurs ont été contraints, pour maintenir leurs parts de marché, de suivre puis de surenchérir ".

30. Ceci a été confirmé par le président de Léo Pharma, le 14 février 2005 (12), qui a indiqué :

" Léo Pharma a introduit Innohep/préventif en 1998 sur le marché de l'hôpital, fort de son succès obtenu sur le marché curatif. A l'époque, le prix moyen du marché pour la seringue en préventif était de 8 à 10 francs. Léo s'est aligné sur les prix du marché et a alors pris 4% du marché hospitalier. En 2000, les prix sont descendus aux alentours de 2 à 3 francs par seringue et c'est à ce moment là que Léo a décidé de remonter ses prix et donc de ne plus participer aux appels d'offres. En effet, Léo Pharma ne pouvait pas se permettre de pratiquer une politique de prix zéro car son prix en ville était de 30 à 40 % (13) inférieur à celui de la Fraxiparine et du Lovenox. Par ailleurs, même à zéro franc, Léo était conscient qu'Aventis et Sanofi bénéficiaient d'avantages compétitifs vis-à-vis des acheteurs par l'étendue de leurs gammes ".

31. Le tableau ci-après qui retrace l'évolution des prix pour les héparines (en traitement préventif) montre effectivement que Léo Pharma a, dès le début de la commercialisation de son produit en 1998, positionné son prix en dessous de celui de ses concurrents, qui ont alors, l'année suivante tous baissé leur prix, jusqu'à la gratuité en 2001.

32. Selon les déclarations de la directrice de la CACIC (14) (centrale de référencement de conseil et d'information hospitalière privée et publique), le premier laboratoire à avoir fait une offre de gratuité est Pharmacia (devenu Pfizer), suivi pour la période 2001/2002 par tous les laboratoires (Aventis, Sanofi) sauf Léo Pharma.

33. La gratuité durera jusqu'en 2002 pour Clivarine (qui sort du marché l'année suivante) et au moins jusqu'en 2006 pour tous les autres produits, comme l'indique le tableau ci-après récapitulant les prix moyens de vente (en traitement préventif) des différents produits d'après les données de l'AFSSAPS. On note également qu'à partir de 2004 Innohep baisse son prix et se situe à un niveau très bas en 2005 et 2006.

<emplacement tableau>

2. LES CONSÉQUENCES DE CES BAISSES DE PRIX SUR LES POSITIONS DES ACTEURS DU TRAITEMENT PRÉVENTIF

34. Les conséquences de cette baisse des prix jusqu'à la gratuité peuvent être observées en examinant la position de chacun des acteurs sur le marché des HBPM pour une indication en préventif, à la fois sur le segment hospitalier mais aussi sur le segment de la ville, segment, où selon le ministre, les effets les plus dommageables se seraient produits.

35. Le tableau suivant présente les parts de marché en volume sur le segment hospitalier :

<emplacement tableau>

36. Les parts de marché en volume sur le segment de la ville sont les suivantes. Les laboratoires qui ont pratiqué la gratuité figurent dans le haut du tableau. Ceux qui n'ont pas adopté cette politique de prix figurent dans la seconde partie du tableau.

<emplacement tableau>

37. Les entreprises qui ont pratiqué la gratuité à l'hôpital, si elles disposent des positions les plus importantes sur le segment hospitalier (plus de 95 à 100 % des parts de marché en 2006), ont néanmoins perdu globalement plus de 20 % de parts de marché sur le segment de la ville. Cette diminution ne les touche pas de manière uniforme. Pfizer (Fragmine) a ainsi perdu près de [10 à 15] points de parts de marché, Sanofi (Fraxiparine) [15 à 20] points tandis que Glaxo est stationnaire (de 10 à 15% (15)) et qu'Aventis (Lovenox) a gagné [20 à 25] points.

38. Pour ce qui concerne Fraxiparine et Fragmine, on observe une baisse continue de leurs parts de marché tant à l'hôpital qu'en ville. Ces baisses s'expliqueraient par une série de raisons propres à chaque produit. Pour Fraxiparine, propriété de Sanofi jusqu'en 2004, la baisse est particulièrement sensible à compter de son rachat par Glaxo, propriétaire également d'Arixtra. Glaxo, producteur d'une HBPM et d'une héparine synthétique aurait privilégié la seconde dans sa stratégie commerciale. Cette réduction des efforts promotionnels sur Fraxiparine aurait eu des effets plus significatifs sur le marché du préventif en ville que sur celui du préventif à l'hôpital. Les hôpitaux ont continué à référencer un produit connu et gratuit. Pour ce qui concerne Fragmine, la fusion de Pharmacia, propriétaire initial, avec Upjohn, puis le rachat d'Upjohn Pharmacia par Pfizer ont dilué l'importance du produit dans l'ensemble des gammes de produits des nouvelles entités et entraîné une diminution de la promotion commerciale de Fragmine. Il s'ensuit un effondrement des parts de marché en particulier en 2004, tant en ville qu'à l'hôpital soit postérieurement à l'acquisition de Fragmine par Pfizer.

39. On relève surtout que Léo Pharma, qui n'a pas participé à la gratuité, a gagné de [15 à 20] points de part de marché en ville de 1998 à 2006, multipliant par cinq sa part relative sur le marché officinal. Selon les dernières données communiquées par l'AFSSAPS, en 2008, sa part de marché était de [25 à 30] %, ce qui indique que la progression a continué.

40. Le constat général est sans ambigüité : il n'existe aucun parallélisme dans l'évolution des situations des quatre acteurs principaux sur le segment de la ville, qu'ils aient ou non pratiqué la gratuité à l'hôpital. C'est notamment le cas pour les deux leaders Sanofi et Aventis, soit qu'ils aient suivi des stratégies différentes, soit qu'ils aient connu des fortunes diverses dans la mise en œuvre de stratégies identiques. Pour ce qui concerne Fragmine et Fraxiparine, il apparaît que la baisse significative de leurs positions de marché tient au désintérêt progressif de leurs nouveaux propriétaires. L'enseignement principal reste la percée remarquable de Léo Pharma sur le segment de la ville, alors qu'il est sorti de l'hôpital en 2001 et que sa part de marché, depuis 2004, date de son retour à l'hôpital, est très faible (autour de [0 à 5] %). A compter de 2005, sa part de marché en ville est supérieure à 20 %.

D. PROPOSITION DE NON LIEU

41. Sur la base de ces constatations, un rapport proposant un non lieu à poursuivre la procédure a été transmis au ministre chargé de l'Economie le 21 septembre 2009.

II. DISCUSSION

A. SUR L'APPLICATION DU DROIT COMMUNAUTAIRE

42. Pour qu'une qualification des pratiques soit possible au regard du droit communautaire, il faut que ces pratiques soient susceptibles d'affecter de manière sensible le commerce entre États membres. Il est notamment de jurisprudence constante que la notion d'affectation du commerce vise aussi les cas où les pratiques affectent la structure de la concurrence sur le marché. Ainsi, un abus d'exclusion qui conduit à l'élimination d'un concurrent qui y opère peut tomber sous le coup des règles communautaires de concurrence (cf. point 203 des affaires jointes 6/73 et 7/73 Commercial Solvents).

43. Selon la Cour de justice des Communautés européennes, les expressions " susceptibles d'affecter " et " degré de probabilité suffisante " impliquent qu'il n'est pas obligatoire que la pratique affecte ou ait affecté réellement le commerce entre États membres pour que l'applicabilité du droit communautaire soit démontrée. Il suffit d'établir qu'elle est " de nature " à affecter le commerce entre États membres.

44. Au cas d'espèce, bien que le marché soit de dimension nationale, les offreurs sont de nationalités diverses et actifs dans plusieurs pays de la Communauté. S'agissant des flux réels de marchandises entre États membres, il faut relever que certaines des entreprises actives sur le marché (Léo Pharma) importent d'un autre pays européen (Danemark) la matière première.

45. Enfin, la taille des entreprises ainsi que leur chiffre d'affaires réalisé en France ne laisse aucun doute sur le caractère sensible des échanges.

46. Pour toutes ces raisons, les pratiques visées par le ministre de l'économie seraient susceptibles d'entrer dans le champ de l'article 102 du TFUE.

B. SUR LE MARCHÉ PERTINENT

47. A l'occasion de l'examen de la fusion Sanofi-Synthelabo/Aventis, en avril 2004, la Commission européenne s'est déjà prononcée sur la définition du marché des héparines à bas poids moléculaire, marché sur lequel se sont déroulées les pratiques dénoncées par le ministre.

48. Dans sa décision du 26 avril 2004, la Commission a considéré qu'il existait un marché unique des héparines, incluant toutes les héparines, fractionnées (c'est-à-dire les HBPM), non fractionnées (16) et synthétiques (17).

49. Toutefois, lors de l'instruction de la présente espèce, le laboratoire Sanofi-Aventis a fait valoir qu'il considérait que les héparines non fractionnées ne faisaient pas partie du même marché. Il justifie sa position dans un courrier (18) du 28 mars 2007 en précisant : " il existe une homogénéité dans la prise en charge des patients sous héparine fractionnée ou de synthèse. En effet, dans la pratique, les héparines fractionnées ou de synthèse sont majoritairement considérées comme analogues par les praticiens même si chaque produit présent sur le marché ne dispose que d'une partie des indications existantes correspondants aux autorisations de mise sur le marché (AMM) qu'il a obtenues. "

50. Dans la mesure où l'analyse concurrentielle ne diffère pas selon que l'on inclut ou non les héparines non fractionnées dans le marché pertinent puisque le chiffre d'affaires de ces produits est très peu élevé (le chiffre d'affaires en ville était de [1,5 à 2] millions d'euro en 2004 contre 207 millions d'euro pour les HBPM, soit moins de 1 % du chiffre total), il est proposé, au cas d'espèce, d'exclure les héparines non fractionnées (qui ont d'ailleurs des indications différentes des HBPM en préventif) du marché pertinent qui sera retenu aux fins de l'analyse concurrentielle. Ce marché regrouperait donc toutes les HBPM (Fraxiparine, Lovenox, Fragmine, Innohep et Fraxodi) et les héparines de synthèse (Arixtra). Toutefois, dans la mesure où aucune pratique d'abus n'est constatée dans la présente espèce, il n'y a pas lieu de trancher de façon définitive le périmètre exact du marché des héparines.

51. Sur ce marché ainsi délimité, il convient ensuite de faire une distinction. En effet, les HBPM et les héparines de synthèse ont deux catégories d'indications, à titre préventif pour empêcher la formation des thromboses et à titre curatif, pour éliminer les thromboses. Or, pour ce qui concerne les produits pharmaceutiques, selon une jurisprudence constante (19), des indications différentes conduisent à délimiter des marchés séparés. Par ailleurs, cette subdivision en deux marchés l'un " préventif " et l'autre " curatif " se justifie dans la mesure où les pratiques mises en cause dans la saisine ne concernent que les HBPM utilisées en préventif.

52. S'agissant de la délimitation du marché géographique, la Commission européenne a considéré, dans la décision Hoffman-la Roche/Boehringer Mannheim (20), que les marchés géographiques des spécialités pharmaceutiques devaient être regardés comme de dimension nationale, notamment en raison des fortes disparités existant entre les États membres (mécanisme de fixation des prix ; système de remboursement ; conditionnement et noms des produits).

53. Au cas d'espèce, il apparaît que le marché géographique pertinent d'une spécialité, vendue aux hôpitaux mais également en ville, et dont le prix de vente en pharmacie est régulé par les pouvoirs publics, est celui du territoire national.

54. Par ailleurs, puisque les pratiques ayant fait l'objet de la saisine du ministre se sont déroulées sur le segment hospitalier, et non sur le segment de la ville, la distinction ville/hôpital paraît également s'imposer parce que le segment hospitalier a des caractéristiques différentes de celui de la ville.

55. En effet, en ville, les prix sont régulés alors que sur le marché hospitalier les prix sont libres. Par ailleurs, si l'offre est la même, la demande est différente : pour le marché de la ville, la demande intermédiaire est constituée par les grossistes et les pharmacies, et pour le marché de l'hôpital, par les établissements hospitaliers, publics (par exemple, les hôpitaux de l'Assistance publique) ou privés (cliniques privées). Par ailleurs, l'élasticité-prix des acheteurs n'est pas la même : à l'hôpital elle est forte car le prix d'achat affecte le budget des hôpitaux tandis qu'en ville elle est faible car le patient n'assume pas directement le prix de l'héparine qui lui est remboursé par l'Assurance maladie.

56. Le laboratoire Sanofi-Aventis a contesté cette distinction en deux marchés pertinents ville/hôpital.

57. Toutefois, il apparaît nécessaire pour l'analyse concurrentielle de la présente décision de qualifier de " marché pertinent " chacun des deux segments [ville et hôpital] tout en admettant que ces deux marchés pourraient avoir un lien de connexité en raison d'un éventuel " effet source " (qui sera analysé infra). Par conséquent, en l'espèce, l'analyse concurrentielle sera effectuée sur le marché français des héparines à bas poids moléculaire commercialisées à l'hôpital pour un traitement préventif (marché du préventif à l'hôpital) et sur le marché des héparines à bas poids moléculaire commercialisées en ville pour un traitement préventif (marché du préventif en ville).

C. SUR LA POSITION DOMINANTE

1. SUR LE MARCHÉ DU PRÉVENTIF À L'HÔPITAL

58. Sur le marché du préventif à l'hôpital, l'importance des parts de marché en volume laisse présumer qu'Aventis (puis Sanofi-Aventis à partir de 2004) est en position dominante à compter de 2000. En effet, à partir de cette date, la part de marché en volume atteint de [55 à 60] % en 2000 pour dépasser [70 à 75] % en 2004 et connait sur toute la période une croissance régulière. Or, dans l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, AKZO contre Commission, une part de marché de 50 % pendant au moins trois ans a été considérée par la Cour de justice des Communautés européennes comme une forte indication de l'existence d'une position dominante (21).

59. Par ailleurs, le concurrent immédiat d'Aventis, la société Sanofi (jusqu'en 2004) avec Fraxiparine, puis la société Glaxo (de 2004 à 2006) avec Fraxiparine et Arixtra, a détenu des parts de marché en volume comprises entre [20 à 25] % et [10 à 15] %, avec une tendance régulière au déclin de la part de marché. Ces éléments conduisent à présumer l'existence d'une position dominante d'Aventis (puis Sanofi-Aventis à partir de 2004) sur le marché du préventif à l'hôpital.

60. Toutefois, l'analyse de la position dominante ne saurait se limiter à un examen des parts de marché. D'autres facteurs doivent être pris en compte. La position dominante d'une entreprise sur un marché donné est constatée lorsque cette dernière est en mesure de se comporter de façon indépendante de ses concurrents et des consommateurs, sans tenir compte des contraintes concurrentielles que ces agents économiques tenteraient d'exercer et sans que cette attitude lui porte préjudice. Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes, dans l'arrêt Hoffmann La Roche, a établi : " La position dominante visée par l'article 86 [aujourd'hui 102] du traité concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants, dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients, et finalement des consommateurs. Une telle position, à la différence d'une situation de monopole ou de quasi-monopole, n'exclut pas l'existence d'une certaine concurrence mais met la firme qui en bénéficie en mesure de décider, tout au moins d'influencer notablement les conditions dans lesquelles cette concurrence se développera et, en tout cas, sans devoir en tenir compte et sans pour autant que cette attitude lui porte préjudice ".

61. Or, l'examen du fonctionnement des marchés concernés, tel que décrit précédemment (paragraphes 30 à 39), montre que face à la baisse de prix initiée par Léo Pharma, Aventis n'a eu d'autre choix que de réagir en réduisant son prix de moitié en 1999 puis de tendre vers la gratuité les années suivantes. A partir de 2001, Aventis (puis Sanofi-Aventis) a adopté un comportement identique à celui de ses concurrents qui sont, à l'exception de Léo Pharma, des groupes pharmaceutiques puissants de dimension internationale. Aventis (puis Sanofi-Aventis) n'a donc pas eu de comportement indépendant de son environnement concurrentiel dont il ne semble pas en mesure de s'abstraire pour pouvoir conserver ses parts de marché à l'hôpital mais aussi en ville, en raison de l'effet source.

62. Cette politique tarifaire de prix bas, voire très bas, sur le marché du préventif à l'hôpital s'est par ailleurs traduite par un effondrement des parts de marché en valeur d'Aventis (puis Sanofi-Aventis) qui sont sans commune mesure avec ses parts de marché en volume. En effet, à cause de cette politique de prix, les parts de marché en valeur passent de [40 à 45] % en 1998 à [5 à 10] % en 2004.

63. Enfin, dans l'évaluation d'une position dominante, il convient notamment de prendre en compte le contre-pouvoir des acheteurs sur le marché du préventif à l'hôpital. Au cas d'espèce, les acheteurs sont des hôpitaux ou des cliniques, des groupes hospitaliers ou des groupements d'hôpitaux qui ont, lorsqu'il existe une offre abondante de produits substituables (ce qui est le cas en l'espèce), un pouvoir de négociation certain compte tenu de leur taille. En effet, dans un contexte concurrentiel, ils sont en mesure d'exercer une contrainte sur leurs fournisseurs. Ce contre-pouvoir de la demande s'exerce d'autant plus aisément que les hôpitaux procèdent à des achats par appel d'offres et qu'il leur est loisible de déclarer infructueux un appel d'offres qui ne répondrait pas à leurs exigences notamment en termes de prix.

64. En conclusion, le niveau élevé des parts de marché d'Aventis à l'époque des faits pourrait permettre de conclure à l'existence d'une position dominante d'Aventis (puis Sanofi- Aventis) dans la mesure où " une part de marché particulièrement élevée peut en elle-même constituer la preuve de l'existence d'une position dominante, surtout lorsque, comme en l'espèce, les autres opérateurs sur le marché ne détiennent que des parts beaucoup moins importantes " (TPICE, 28 avril 1999, Endemol/Commission, T-221-95, Rec. p. II-1299, point 134). Il convient cependant de garder à l'esprit que la capacité d'Aventis à s'abstraire de la concurrence demeure limitée, comme l'atteste le fait qu'elle n'ait pu augmenter ses prix à l'hôpital et ait été obligée de les maintenir à un niveau très bas. Elle a pu, par ailleurs, être contrainte dans cette politique de prix par les exigences des acheteurs publics, qui ont pu contribuer à maintenir cette situation pendant une longue durée. Au cas d'espèce, la question peut être laissée ouverte, dans la mesure où, ainsi qu'il sera développé infra, l'examen des pratiques en cause ne conduit pas à identifier une pratique susceptible d'être qualifiée d'abus de position dominante.

2. SUR LE MARCHÉ DU PRÉVENTIF EN VILLE

65. Sur le marché du préventif en ville, l'importance des parts de marché en volume laisse présumer qu'Aventis (puis Sanofi-Aventis à partir de 2004) est en position dominante à compter de 2001 (sinon de 2000). En effet, à partir de cette date, la part de marché en volume atteint [50 à 55 ]% (45 à 50 % en 2000) pour dépasser [60 à 65] % en 2004 et connait sur toute la période une croissance régulière. Or, dans l'arrêt précité AKZO contre Commission, une part de marché de 50 % pendant au moins trois ans a été considérée par la Cour de justice des Communautés européennes comme une forte indication de l'existence d'une position dominante.

66. Par ailleurs, le concurrent immédiat d'Aventis, la société Pfizer avec Fragmine, de 2000 à 2002, a détenu des parts de marché comprises entre [15 à 20] % et [15 à 20] %, avec une tendance régulière au déclin de la part de marché.

67. Même si le laboratoire Léo Pharma, avec son produit Innohep, voit ses parts de marché progresser sur le marché du préventif en ville, puisque celles-ci passent de [0 à 5]% en 1998 à [20 à 25] % en 2005 et en 2006, l'évolution des parts de marché en volume d'Aventis (puis Sanofi-Aventis) qui est croissante de 2001 à 2006 et qui atteint [60 à 65 %] de parts de marché à cette date, montre que la position de cette dernière n'est pas remise en cause par l'arrivée des produits de Léo Pharma.

68. En outre, Aventis (puis Sanofi-Aventis) tire avantage d'indications thérapeutiques que ne possèdent pas ses concurrents. C'est par exemple la seule héparine qui peut être prescrite pour l'indication médicale (affection de longue durée), dont la prescription initiale, selon une étude de la CNAM, est décidée dans un tiers des cas par un médecin généraliste exerçant en libéral (en ville). Les patients de ces prescripteurs se tournent nécessairement vers le réseau officinal.

69. Enfin, sur ce marché, il n'existe pas de contre-pouvoir de la demande, constituée des pharmacies d'officine.

70. Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la société Aventis (puis Sanofi-Aventis) a été en position dominante de 2000 à 2006 sur le marché du préventif en ville.

3. SUR LE LIEN DE CONNEXITÉ ENTRE LES DEUX MARCHÉS

71. Dans la mesure où le ministre chargé de l'Economie dénonce une pratique d'abus sur le marché du préventif à l'hôpital, sur lequel la question de la position dominante d'Aventis (puis Sanofi-Aventis) peut rester ouverte, il peut être utile de s'interroger sur l'existence d'un lien de connexité entre ce dernier marché et le marché du préventif en ville sur lequel Aventis (puis Sanofi-Aventis) dispose d'une position dominante au moins à partir de 2001. Dans l'hypothèse où un tel lien existerait, il pourrait être argué qu'Aventis (puis Sanofi-Aventis) aurait exercé le pouvoir de marché qu'il détient sur le marché du préventif en ville pour commettre un abus sur le marché du préventif à l'hôpital. Selon le ministre, le lien de connexité entre les deux marchés du préventif est établi par le fait que les héparines qui sont prescrites initialement à l'hôpital seraient prescrites ensuite en ville quand le patient a regagné son domicile. Il s'agit de " l'effet source ". Par conséquent, il existerait une incitation très forte pour les laboratoires pharmaceutiques à être présents sur le marché du préventif à l'hôpital afin de l'être sur le marché du préventif en ville.

72. Le ministre s'appuie notamment sur les déclarations de responsables de Sanofi qui ont déclaré : " Pour un produit fortement concurrencé à usage hospitalier et dont la prescription à l'hôpital est susceptible de générer un grand nombre de prescriptions en ville (ambulatoires), le calcul de la rentabilité prend en compte les marchés ville + hôpital et peut amener à proposer des prix à la baisse voire tendant à la gratuité à l'hôpital, en considération de l'effet source ".

73. L'effet source est un phénomène assez répandu dans le secteur pharmaceutique dans les cas où la prescription initiale est délivrée à l'hôpital. Compte tenu de la nature des produits de santé, il existe une certaine rigidité au changement tant du côté des praticiens que des patients dès lors que le premier produit utilisé a démontré son efficacité. Cependant, il convient de considérer le phénomène de " l'effet source " avec circonspection et d'évaluer la situation de marché au cas par cas.

74. En l'espèce, le laboratoire Sanofi-Aventis, qui a souligné l'importance de l'effet source, a indiqué au cours de l'instruction que [60 à 70 %] des ventes de Lovenox avaient pour origine une prescription hospitalière. Par conséquent, selon ces déclarations, une proportion de [30 à 40] % des produits achetés en ville n'a pas pour origine une prescription initiale à l'hôpital.

75. Par ailleurs, s'agissant de l'ensemble des produits, y compris Lovenox, on constate en examinant les données chiffrées, l'incidence variable et relative des prescriptions initiales à l'hôpital sur les ventes en ville. Ainsi, en 1998, avant que ne s'engage la guerre des prix, Aventis vend [10 à 15] millions d'unités (seringues ou flacons) à l'hôpital et [10 à 15] millions en ville. De son côté, Sanofi vend [10 à 15] millions d'unités à l'hôpital et [5 à 10] millions en ville ; Pfizer vend [5 à 10 millions] d'unités à l'hôpital et [5 à 10] millions en ville. L'année suivante, en 2001, première année où s'engage la pratique de quasi-gratuité, Aventis commercialise [20 à 25] millions d'unités à l'hôpital et [10 à 15] millions en ville ; Sanofi commercialise [5 à 10] millions d'unités à l'hôpital et [5 à 10] millions en ville ; Pfizer commercialise [0 à 5 millions] d'unités à l'hôpital et [5 à 10] millions en ville.

76. Il s'ensuit qu'il existe une certaine difficulté dans le cas d'espèce à appréhender la réalité et l'intensité de l'effet source. Cependant, en dépit de ces difficultés, il ne semble pas pertinent de conclure à l'absence d'un effet source qui permettrait de considérer que les marchés du préventif en ville et à l'hôpital ne sont pas des marchés connexes. En effet, tous les opérateurs présents sur le marché hospitalier ont précisé qu'un tel " effet source " existait et qu'il justifiait une politique de gratuité mise en place à l'hôpital pour initier des ventes en officines.

77. En tout état de cause, quelle que soit l'incidence de cet effet source, il n'en reste pas moins qu'il est possible pour un opérateur de développer son activité sur le marché du préventif en ville indépendamment de sa présence sur le marché du préventif à l'hôpital. En effet, la situation du laboratoire Léo Pharma démontre qu'il est possible à un opérateur de gagner des parts de marché en ville, tout en étant peu présent à l'hôpital voire quasiment absent. En effet, de 2001 à 2003, Léo Pharma a vendu moins de [100 à 150 000] seringues ou flacons par an auprès des hôpitaux alors qu'il continuait d'en fournir de [1 à 5] millions aux officines. Même si Léo Pharma a légèrement augmenté sa présence à l'hôpital dans les années suivantes (2004-2006), il n'a jamais atteint [300 000 à 400 000] unités. Or, pendant la même période, ses ventes en ville ont continué de croître très fortement pour atteindre [5 à 10] millions d'unités en 2006. Le représentant de Léopharma a expliqué cette croissance autonome sur le marché du préventif en ville par la mise en œuvre d'une politique commerciale efficace auprès des chirurgiens orthopédistes qui constitue une alternative crédible à la prescription initiale à l'hôpital.

78. Ainsi, l'ensemble de ces éléments factuels montre qu'au cas d'espèce l'effet source est probable mais qu'il peut être contourné notamment par l'intermédiaire d'une stratégie commerciale idoine, ciblée sur le marché du préventif en ville.

D. SUR LES PRATIQUES ALLÉGUÉES

1. L'OBJET ET L'EFFET ANTICONCURRENTIELS ALLÉGUÉS PAR LA SAISINE MINISTÉRIELLE

79. Comme mentionné précédemment, la saisine du ministre concerne des pratiques mises en œuvres par le laboratoire Aventis (devenu Sanofi-Aventis), de 2000 à 2004 et relatives à la commercialisation du Lovenox à l'hôpital à titre préventif.

80. Selon le ministre, la distribution aux hôpitaux, à titre gratuit, de Lovenox par le laboratoire Aventis (puis Sanofi-Aventis) aurait nécessairement un objet anticoncurrentiel. En effet, Aventis viserait ainsi à maintenir et à développer ses parts de marché à l'hôpital afin, eu égard à l'effet source, d'accroître, au détriment de ses concurrents, ses parts de marché en ville où Lovenox bénéficie d'un prix de vente régulé parmi les plus élevé du marché. Par ailleurs, selon le ministre chargé de l'Economie, cette pratique de gratuité à l'hôpital aurait produit des effets d'éviction à l'encontre de Léo Pharma. En effet, eu égard à l'effet source, Léo Pharma n'ayant pu suivre la politique de gratuité et ayant été contraint de sortir du marché hospitalier aurait vu ses ventes en ville entravées ou à tout le moins ne pas atteindre le niveau qu'elles auraient dû avoir.

2. L'ANALYSE DE L'AUTORITÉ

a) Sur l'absence d'un objet anticoncurrentiel sur le marché du préventif à l'hôpital

81. La pratique dénoncée par la saisine ministérielle pourrait avoir un objet anticoncurrentiel si, dans le contexte de l'espèce, elle avait pour finalité d'évincer les concurrents d'Aventis puis de Sanofi Aventis du marché du préventif à l'hôpital afin de permettre à ce dernier d'accroître ses parts de marché sur le marché du préventif en ville, eu égard à l'effet source supposé. En d'autres termes, le caractère anticoncurrentiel de cette pratique reposerait sur la capacité d'Aventis à utiliser la gratuité comme stratégie d'éviction. Une telle stratégie impliquerait qu'Aventis puis Sanofi Aventis soit le seul acteur du marché à être en mesure de s'engager dans cette politique tarifaire coûteuse, ses concurrents étant a priori incapables d'en assumer financièrement les conséquences.

82. Or, au cas d'espèce, les faits témoignent du contraire.

83. En effet, non seulement Aventis n'a pas été l'initiateur de la politique tarifaire baissière conduisant à la gratuité, mais surtout la plupart de ses concurrents du marché du préventif à l'hôpital, et à tout le moins les plus importants d'entre eux ont pratiqué la gratuité dès 2001, et jusqu'en 2006 au moins. Léo Pharma et Knoll (22) en ont décidé différemment. Toutefois, les déclarations du représentant de Léo Pharma (23) indiquent qu'il s'agissait d'un choix stratégique dicté par la maison-mère et non d'une impossibilité financière. Léo Pharma aurait très bien pu supporter financièrement une politique de gratuité. La filiale française l'a d'ailleurs envisagée.

84. De fait, Léo Pharma a pratiqué la gratuité à l'hôpital à partir de 2004 et son retour sur le marché hospitalier contredit l'affirmation de son éviction durable du marché hospitalier et donc la crédibilité d'un scénario d'éviction décidé par Aventis.

85. Enfin, pour les propriétaires successifs de Fragmine et de Fraxiparine, la diminution progressive de leurs positions de marché résulte moins des effets de la gratuité que de décisions stratégiques internes aux entreprises se traduisant par un désintérêt croissant de leur part pour ces deux produits, comme indiqué précédemment.

86. Par conséquent, dans la mesure où il était économiquement et financièrement soutenable pour la grande majorité des concurrents du préventif à l'hôpital de pratiquer la gratuité pendant une durée relativement longue, la pratique d'Aventis puis de Sanofi Aventis n'entre pas, au cas d'espèce, dans le cadre d'une stratégie d'éviction. Rien ne démontre qu'elle ait eu pour finalité d'évincer ses concurrents du marché du préventif à l'hôpital puis en second lieu du marché du préventif en ville.

87. L'ensemble de ces éléments ne permet donc pas de conclure que la gratuité pratiquée par Aventis sur le marché du préventif à l'hôpital ait eu un objet anticoncurrentiel.

b) Sur l'absence d'effet d'éviction sur le marché du préventif en ville à l'encontre de Léo Pharma

88. Au surplus, la pratique de gratuité d'Aventis à l'hôpital n'a conduit ni à l'éviction de Léo Pharma du marché du préventif en ville, ni même à une baisse de sa part de marché. Les parts de marché en ville d'Innohep ont, au contraire, régulièrement augmenté pour atteindre [20 à 25 %] en 2005 et 2006 [25 à 30 % en 2008], alors que ce produit ne dispose pas d'avantage spécifique en préventif (contrairement au curatif) par rapport à ses concurrents et notamment à Lovenox.

89. Bien plus, on ne constate pas de lien entre les volumes vendus en ville et les volumes vendus à l'hôpital pour Innohep. Ainsi, en 2001, Léo Pharma vend en ville de [1 à 5] millions de seringues pour [100 000 à 150 000] la même année à l'hôpital, soit 20 à 25 fois moins.

90. Ce décalage entre les ventes en ville et la présence (ou l'absence) à l'hôpital est encore plus accentué en 2002 et les années suivantes : chaque année, Léo Pharma augmente ses parts de marché en ville, alors que sa présence à l'hôpital décroît pour devenir quasiment inexistante. Le tableau ci-après reprend les parts de marché en volume, à l'hôpital et en ville, d'Innohep en traitement préventif.

<emplacement tableau>

91. On constate ainsi l'absence de corrélation entre les ventes en ville d'Innohep et le nombre de seringues distribuées à l'hôpital pour la période 1998-2008.

92. L'effet réel ou potentiel d'éviction de Léo Pharma du marché du préventif en ville, qui aurait été la conséquence de la gratuité de Lovenox à l'hôpital, situation dénoncée par le ministre chargé de l'Economie, dans sa saisine, n'est donc pas démontré par les éléments réunis au dossier. Dans ces conditions, il y a lieu d'appliquer l'article L. 464-6 du Code de commerce.

Décision

Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.

Notes :

1 Il s'agit en réalité des parts de marché en quantité comptabilisées en nombre de seringues qui équivalent (en préventif) au nombre de journées puisque une seringue égale un jour de traitement.

2 Constatés dans le Vidal - en conditionnement de deux unités. Pour Innohep, cf cotes 3 545 et suivantes. Pour Arixtra, prix sur le site de l'AFSSAPS.

3 Qui est en réalité la majorité des cas, comme l'a souligné le Conseil de la concurrence dans son avis n° 04-A-03 du 28 janvier 2004 relatif à un projet de décret concernant des catégories de médicaments à prescription restreinte et la vente de médicaments au public par certains établissements de santé et modifiant le Code de la santé publique et le Code de la sécurité sociale.

4 Les pratiques dénoncées par le ministre visent la période 1998-2004. Toutefois, l'analyse réalisée lors de l'instruction a porté sur une période plus longue : de 1998 à 2006. Cette année a été choisie car à cette date, Sanofi-Aventis a décidé de cesser la pratique de gratuité à l'hôpital mise en cause par le ministre.

5 Si l'on prend une période plus longue, de 1995 à 2006, l'évolution constatée n'est pas du tout la même : on observe une progression des ventes beaucoup plus forte (de 15 à 20 %) avec une augmentation de 20 à 25 % pour la ville et de 95 à 100 % pour l'hôpital (le segment passe de 3 millions de seringues à 6 millions de seringues de 1995 à 1998).

6 Décision COMP /M.3354 du 26 avril 2004 et décision COMP/M.3449 du 25 mai 2004 : cotes 2 717 à

2 735.

7 Le chiffre d'affaires de 2008 serait de 27 Md€.

8 Source Xerfi, avril 2008.

9 Cote 3 712.

10 La saisine ministérielle dénonce les pratiques de baisse des prix du laboratoire Sanofi, devenu Sanofi- Aventis, sur le marché hospitalier de 2000 à 2004, mais l'analyse des services d'instruction a inclus deux années supplémentaires.

11 Cote 2 705.

12 Cote 2 850.

13 En réalité (cf. paragraphe 5 de la décision), en 2001, Innohep est 25 % moins cher que Lovenox puis en 2004 il est 18 % moins cher.

14 Cote 1 089.

15 Glaxo qui fait payer Arixtra en 2006 à l'hôpital obtient, néanmoins, en ville une part de marché de [0 à 5]%.

16 Paragraphe 30 de la décision, reproduit cote 2 727.

17 " Tous les autres anticoagulants synthétiques destinés aux mêmes indications dont le seul produit de synthèses commercialisé à ce jour est Arixtra(r) ".

18 Cote 3 245.

19 Notamment l'arrêt " Lilly France " du 15 juin 1999.

20 Hoffman-la Roche/Boehringer Mannheim, Affaire IV/M.950.

21 Affaire C-62-86 AKZO/Commission [1991] Recueil I-3359, point 60.

22 Cote 3 521.

23 Cote 3 795.