CJUE, 3e ch., 28 janvier 2010, n° C-456/08
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission européenne
Défendeur :
Irlande
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cunha Rodrigues
Avocat général :
Mme Kokott
Juges :
Mme Lindh, MM. Rosas, Lõhmus, Ó Caoimh
LA COUR (troisième chambre),
1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en raison des dispositions législatives nationales relatives aux délais auxquels l'exercice par les soumissionnaires de leur droit au contrôle juridictionnel dans le cadre des procédures de passation de marchés publics est soumis, et du fait qu'elle n'a pas notifié la décision d'attribution au plaignant dans le cadre de la procédure de passation concernée, l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu, en ce qui concerne les délais applicables, de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992 (JO L 209, p. 1, ci-après la "directive 89-665"), tel qu'interprété par la Cour, et, en ce qui concerne l'absence de notification, de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665, tel qu'interprété par la Cour, ainsi que de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 199, p. 54), telle que modifiée par la directive 97-52-CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 1997 (JO L 328, p. 1, ci-après la "directive 93-37").
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
2 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665 prévoit:
"Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d'application des directives 71-305-CEE [du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5)], 77-62-CEE [du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1),] et 92-50-CEE, les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l'article 2, paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit."
3 Aux termes de l'article 2, paragraphe 1, de la directive 89-665:
"Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant:
a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d'empêcher d'autres dommages d'être causés aux intérêts concernés, y compris des mesures destinées à suspendre ou à faire suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou l'exécution de toute décision prise par les pouvoirs adjudicateurs;
b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause;
c) d'accorder des dommages-intérêts aux personnes lésées par une violation."
4 L'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37 dispose:
"Les pouvoirs adjudicateurs informent dans les moindres délais les candidats et les soumissionnaires des décisions prises concernant l'adjudication du marché, y inclus les motifs pour lesquels ils ont décidé de renoncer à passer un marché pour lequel il y a eu mise en concurrence ou de recommencer la procédure, et par écrit si demande leur en est faite. Ils informent aussi l'Office des publications officielles des Communautés européennes de ces décisions."
La réglementation nationale
5 L'article 84A, paragraphe 4, du règlement de procédure des juridictions supérieures (Rules of the Superior Courts), dans sa version résultant du Statutory Instrument n° 374-1998 (ci-après les "RSC"), établit:
"Tout recours contre une décision d'attribuer ou contre l'attribution d'un marché public doit être formé dans les délais les plus brefs et, en tout état de cause, dans les trois mois à compter de la date à laquelle les motifs du recours sont apparus pour la première fois, à moins que la juridiction saisie ne considère qu'il y a une bonne raison d'étendre ce délai."
Les antécédents du litige et la procédure précontentieuse
6 La National Roads Authority (Autorité nationale des routes, ci-après la "NRA") est un organisme public chargé d'organiser la construction et l'entretien des routes en Irlande.
7 SIAC Construction Ltd (ci-après "SIAC") est une société à responsabilité limitée ayant son siège en Irlande qui poursuit une activité dans le secteur de la construction.
8 La NRA a publié un appel à manifestations d'intérêt dans le Journal officiel des Communautés européennes du 10 juillet 2001 concernant la conception, la construction, le financement et l'exploitation de l'autoroute de contournement ouest de la ville de Dundalk. Le contractant était appelé à établir un partenariat public-privé avec la NRA et à exploiter ce tronçon autoroutier pendant une période d'environ 30 ans.
9 Au mois de décembre 2001, quatre candidats ont été invités à procéder à des négociations.
10 Parmi ces quatre candidats, deux ont été retenus au mois d'avril 2003 pour procéder à des négociations plus approfondies, à savoir un consortium dénommé EuroLink, dont SIAC faisait partie, et un consortium dénommé Celtic Road Group (ci-après "CRG").
11 Le 8 août 2003, la NRA a invité EuroLink et CRG à soumettre une meilleure offre définitive.
12 Par lettre du 14 octobre 2003, Eurolink a été informé que la NRA avait décidé de désigner CRG comme le soumissionnaire préféré. Cette lettre de la NRA a précisé qu'il ne s'agissait pas du rejet de l'offre soumise par EuroLink. Ladite lettre explicitait que la NRA allait poursuivre les discussions avec CRG, ce qui était susceptible de conduire à l'attribution du marché relatif au projet en question. Cependant, si ces discussions devaient se terminer sans que ce marché soit attribué, la NRA se réservait le droit d'inviter EuroLink à entamer des discussions avec elle à la place de CRG.
13 Le 9 décembre 2003, la NRA a décidé d'attribuer le marché en cause à CRG.
14 Le 5 février 2004, la NRA a signé le contrat avec CRG. Un avis à cet effet a été affiché sur le site Internet de la NRA le 9 février 2004. L'avis d'attribution du marché en cause a été publié dans le Journal officiel de l'Union européenne le 3 avril 2004.
15 Le 8 avril 2004, SIAC a introduit un recours devant la High Court (Irlande), visant l'octroi de dommages et intérêts. Elle se plaignait notamment, d'une part, du choix de la procédure négociée et, d'autre part, de certaines irrégularités qui, selon elle, se seraient produites au stade de l'introduction et de l'évaluation des meilleures offres définitives. Concernant les délais de recours, SIAC a fait valoir que la date de départ du délai de recours était la date de signature du contrat avec CRG, à savoir le 5 février 2004.
16 La High Court a estimé que les motifs pertinents du recours se sont produits à la date où le consortium auquel appartenait SIAC a été informé de l'identité du soumissionnaire préféré, à savoir le 14 octobre 2003. SIAC aurait dû introduire son recours au plus tard trois mois après cette date, conformément à l'article 84A des RSC. Par conséquent, par arrêt du 16 juillet 2004, la High Court a rejeté le recours de SIAC comme étant tardif.
17 SIAC a introduit une plainte auprès de la Commission. Celle-ci a adressé à l'Irlande une lettre de mise en demeure le 10 avril 2006, à laquelle cet État membre a répondu le 30 mai 2006.
18 La Commission a adressé une lettre de mise en demeure complémentaire le 15 décembre 2006 à l'Irlande, laquelle a répondu le 21 février 2007.
19 N'ayant pas été convaincue par les explications reçues, la Commission a adressé à l'Irlande, le 1er février 2008, un avis motivé l'invitant à prendre les mesures nécessaires pour s'y conformer dans un délai de deux mois à compter de la réception de celui-ci. L'Irlande a répondu à cet avis motivé le 25 juin 2008.
20 N'étant pas satisfaite de cette réponse, la Commission a introduit le présent recours.
Sur le recours
Sur le premier grief
21 Le premier grief mis en avant par la Commission est tiré du fait que la NRA n'a pas informé le soumissionnaire écarté de sa décision d'attribution du marché relatif à la conception, à la construction, au financement et à l'exploitation de l'autoroute de contournement ouest de la ville de Dundalk.
Argumentation des parties
22 La Commission fait valoir que la notification de la décision d'attribution d'un marché public aux candidats et aux soumissionnaires non retenus est obligatoire en vertu de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37. Elle affirme, en outre, que, dans le cadre de la directive 89-665, une protection juridique complète suppose l'obligation d'informer les candidats et les soumissionnaires de ladite décision.
23 La communication à EuroLink, par la lettre de la NRA du 14 octobre 2003, de la désignation de CRG comme le soumissionnaire préféré n'équivaudrait pas au rejet de l'offre soumise par EuroLink. De ce fait, cette lettre ne constituerait pas la notification de la décision d'attribution prévue par la directive 89-665 et à l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37.
24 Puisqu'il est constant que SIAC n'a pas reçu de notification de l'attribution définitive du marché en cause, les exigences desdites dispositions n'auraient pas été respectées.
25 L'Irlande admet l'obligation pour les États membres d'informer dans les moindres délais les candidats et les soumissionnaires des décisions prises concernant l'adjudication du marché et soutient qu'elle a parfaitement transposé dans son droit national les dispositions de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37 qui prévoit cette obligation. La Commission ne prétendrait d'ailleurs pas que la réglementation irlandaise en la matière ne serait pas conforme aux exigences du droit communautaire.
26 Concernant le marché relatif à l'autoroute de contournement de Dundalk, l'Irlande admet que la communication du soumissionnaire préféré, faite à EuroLink le 14 octobre 2003, ne vaut pas notification de la décision d'attribution de ce marché.
27 Cependant, il ressortirait de l'arrêt de la High Court du 16 juillet 2004 que, à ladite date, il était évident pour SIAC qu'une décision d'attribution dudit marché avait été adoptée. SIAC ne pouvait ignorer que la NRA était engagée dans le processus de conclusion d'un contrat avec CRG. Selon l'Irlande, il s'ensuivrait que, dans les circonstances de l'espèce, l'absence de notification de l'attribution définitive du marché en cause n'a causé aucun préjudice.
28 L'Irlande fait valoir que, dans la mesure où le droit national transpose parfaitement le régime communautaire de notification des décisions prises concernant l'attribution des marchés publics, il ne saurait être considéré que l'Irlande a manqué à ses obligations résultant du droit communautaire sur la base d'un seul cas de défaut de notification.
Appréciation de la Cour
29 L'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37 prévoit que les pouvoirs adjudicateurs informent dans les moindres délais les candidats et les soumissionnaires des décisions prises concernant l'adjudication du marché. La notification de la décision d'attribution d'un marché public aux candidats et aux soumissionnaires non retenus est obligatoire en vertu de cette disposition.
30 Cette même obligation découle de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665 dès lors que la possibilité d'exercer un recours effectif contre les décisions d'adjudication suppose que les candidats et les soumissionnaires de la décision d'adjudication en soient informés en temps utile (voir, en ce sens, arrêts du 24 juin 2004, Commission/Autriche, C-212-02, point 21, et du 3 avril 2008, Commission/Espagne, C-444-06, Rec. p. I-2045, point 38).
31 Il est constant que, en l'occurrence, la NRA n'a jamais notifié officiellement à EuroLink sa décision d'attribuer le marché en cause à CRG.
32 La diffusion de cette information sur le site Internet de la NRA, le 9 février 2004 et sa publication au Journal officiel de l'Union européenne, le 3 avril 2004 ne sauraient y remédier de façon adéquate.
33 En effet, ces informations ont été diffusées au public après la signature du contrat, le 5 février 2004, tandis que pour permettre aux candidats et aux soumissionnaires d'avoir une protection juridictionnelle effective ceux-ci auraient dû être informés de la décision d'attribution prise par la NRA un certain temps avant la conclusion de ce contrat (voir, en ce sens, arrêts précités Commission/Autriche, point 21, et Commission/Espagne, point 38).
34 Par conséquent, la NRA n'a pas respecté, dans le marché concerné, les obligations d'information qui lui incombaient en vertu de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37 et de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665.
35 L'Irlande, renvoyant, à cet égard, à la lettre de la NRA du 14 octobre 2003, fait valoir que, dans l'affaire en cause, SIAC n'a néanmoins subi aucun préjudice. Selon cet État membre, après cette date, SIAC n'a pu ignorer que la NRA était engagée dans le processus de conclusion d'un contrat avec CRG.
36 Cette argumentation ne saurait être retenue.
37 D'une part, par sa lettre du 14 octobre 2003, la NRA n'a pas notifié la décision définitive d'attribution du marché en cause. Elle a simplement indiqué qu'elle retenait CRG comme le soumissionnaire préféré. La NRA a même précisé que, si les discussions entre elle-même et CRG n'aboutissaient pas, elle se réserverait le droit d'engager des discussions avec EuroLink à la place de CRG. À ce stade, Eurolink n'était pas définitivement exclu de toute possibilité d'attribution de ce marché et pouvait légitimement considérer que la procédure de passation dudit marché n'était pas terminée.
38 D'autre part, et en tout état de cause, la constatation du manquement d'un État membre n'est pas liée à celle d'un dommage qui en résulterait (arrêts du 18 décembre 1997, Commission/Belgique, C-263-96, Rec. p. I-7453, point 30, ainsi que du 10 avril 2003, Commission/Allemagne, C-20-01 et C-28-01, Rec. p. I-3609, point 42).
39 Enfin, l'Irlande allègue que la législation nationale en cause est conforme aux obligations d'information imposées par la réglementation communautaire. Dans ces circonstances, un cas isolé de défaut de notification d'une décision concernant l'attribution d'un marché public ne justifierait pas la conclusion que l'État membre a manqué à ses obligations en droit communautaire.
40 Cet argument ne saurait non plus être retenu.
41 Sans qu'il y ait lieu de prendre position sur l'affirmation que la législation nationale en question transpose de façon adéquate les exigences du droit communautaire en la matière, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la procédure en manquement permet non seulement de vérifier la conformité des règles législatives, réglementaires et administratives d'un État membre avec le droit communautaire, mais aussi de déterminer qu'une autorité d'un État membre enfreint la réglementation communautaire dans un cas d'espèce (voir, concernant la passation des marchés publics, arrêts du 10 avril 2003, Commission/Allemagne, précité, point 30, et du 15 octobre 2009, Commission/Allemagne, C-275-08, point 27).
42 Il en découle que le premier grief est fondé.
Sur le second grief
43 Le second grief de la Commission comporte deux branches. D'une part, la Commission fait valoir que la législation nationale en cause entraîne une incertitude quant à la décision contre laquelle le recours doit être formé. D'autre part, elle soutient que cette législation comporte une incertitude dans la détermination des délais pour former un recours.
Sur la première branche du second grief
- Argumentation des parties
44 La Commission affirme qu'il est difficile pour les soumissionnaires de savoir quelle décision du pouvoir adjudicateur ils doivent attaquer et à quelle date le délai de recours pour attaquer cette décision commence à courir. La Commission prétend que cette incertitude est due au libellé de l'article 84A, paragraphe 4, des RSC ainsi qu'à son interprétation incertaine.
45 La Commission souligne que l'expression "une décision d'attribuer ou [...] l'attribution d'un marché public" utilisée à l'article 84A, paragraphe 4, des RSC désigne les décisions pouvant faire l'objet d'un recours et que cette disposition ne mentionne pas les décisions provisoires antérieures prises par le pouvoir adjudicateur. Dans son arrêt du 16 juillet 2004, la High Court aurait considéré que ladite disposition s'applique non pas uniquement à la décision d'attribuer un marché ou à l'attribution d'un tel marché, mais également aux décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs au sujet des procédures de passation des marchés.
46 Pour la Commission, la législation nationale en cause n'apparaît pas conforme au principe fondamental de sécurité juridique et à l'exigence d'effectivité visée par la directive 89-665, qui constitue une application de ce principe, puisque les soumissionnaires sont laissés dans l'incertitude quant à leur situation lorsqu'ils entendent former un recours contre une décision d'attribution d'un marché prise par un pouvoir adjudicateur dans le cadre d'une procédure en deux étapes, où la décision d'attribution définitive a lieu après la sélection d'un soumissionnaire.
47 La Commission argue qu'il faudrait préciser clairement aux soumissionnaires que l'article 84A, paragraphe 4, des RSC s'applique non seulement aux décisions d'attribution de marchés, mais également aux décisions provisoires prises par un pouvoir adjudicateur au cours de la procédure d'appel d'offres, telles que, notamment, celles concernant la sélection du soumissionnaire préféré.
48 L'Irlande rappelle que l'article 1er de la directive 89-665 impose aux États membres d'assurer des recours efficaces à l'encontre de toutes les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre des procédures de passation de marchés publics et non des seules décisions d'attribution de ces marchés. Selon l'Irlande, les juridictions nationales interprètent et appliquent l'article 84A, paragraphe 4, des RSC conformément à ces exigences. En particulier, l'arrêt de la High Court du 16 juillet 2004 aurait clairement jugé que cette disposition permet de former un recours contre toute décision des pouvoirs adjudicateurs dans le cadre d'une procédure de passation de marché, ce qui s'inscrit dans la droite ligne de l'article 1er de la directive 89-665.
49 Quant à la date à partir de laquelle court le délai pour attaquer une décision provisoire du pouvoir adjudicateur, l'Irlande relève que la directive 89-665 exige que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs puissent faire l'objet de recours examinés rapidement. Un recours ne pourrait être examiné rapidement que si les deux parties au litige ont l'obligation d'agir avec célérité dans le cadre de cette procédure. Cet objectif ne pourrait pas être atteint si, nonobstant le fait qu'elles aient tous les éléments de fait et de droit nécessaires pour entamer une telle procédure, les parties étaient autorisées à attendre la notification formelle de la décision d'attribution avant de former un recours.
50 L'Irlande soutient que, si un soumissionnaire pouvait simplement attendre la notification d'une décision formelle de ne pas lui attribuer le marché en cause, nonobstant le fait qu'il sache que ce marché ne lui est pas attribué, ainsi que la High Court l'a constaté dans l'affaire ayant donné lieu à son arrêt du 16 juillet 2004, il s'ensuivrait de sérieux allongements des délais pour examiner toutes les décisions des pouvoirs adjudicateurs.
- Appréciation de la Cour
51 La Cour a déjà jugé que la directive 89-665 ne s'oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit que tout recours contre une décision du pouvoir adjudicateur doit être formé dans un délai prévu à cet effet et que toute irrégularité de la procédure d'adjudication invoquée à l'appui de ce recours doit être soulevée dans le même délai, sous peine de forclusion, de sorte que, passé ce délai, il n'est plus possible de contester une telle décision ou de soulever une telle irrégularité, pour autant que le délai en question soit raisonnable (arrêt du 11 octobre 2007, Lämmerzahl, C-241-06, Rec. p. I-8415, point 50 et jurisprudence citée).
52 Cette jurisprudence est fondée sur la considération que la réalisation complète de l'objectif poursuivi par la directive 89-665 serait compromise s'il était loisible aux candidats et aux soumissionnaires d'invoquer, à tout moment de la procédure d'adjudication, des infractions aux règles de passation des marchés, obligeant ainsi le pouvoir adjudicateur à reprendre la totalité de la procédure afin de corriger ces infractions (arrêt Lämmerzahl, précité, point 51).
53 En revanche, les délais de forclusion nationaux, y compris les modalités de leur application, ne doivent pas être en eux-mêmes de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits que l'intéressé tire, le cas échéant, du droit communautaire (arrêt Lämmerzahl, précité, point 52).
54 L'article 84A, paragraphe 4, des RSC prévoit que "tout recours contre une décision d'attribuer ou contre l'attribution d'un marché public" doit être formé dans un certain délai.
55 Toutefois, ainsi qu'il est arrivé dans le cadre du litige ayant donné lieu à l'arrêt de la High Court du 16 juillet 2004, les juridictions irlandaises peuvent interpréter cette disposition dans le sens qu'elle s'applique non seulement à la décision définitive d'attribuer un marché public, mais également aux décisions intermédiaires prises par un pouvoir adjudicateur pendant le déroulement de la procédure de passation de ce marché. Or, si la décision définitive d'attribution d'un marché intervient après l'expiration du délai imposé pour attaquer la décision intermédiaire concernée, il ne serait pas exclu qu'un candidat ou un soumissionnaire intéressé se trouve empêché par forclusion de former un recours relatif à l'attribution du marché en question.
56 Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'application d'un délai de forclusion national ne doit pas conduire à priver de son efficacité concrète l'exercice du droit de recours contre les décisions d'attribution des marchés publics (voir, en ce sens, arrêts du 12 décembre 2002, Universale-Bau e.a., C-470-99, Rec. p. I-11617, point 72; du 27 février 2003, Santex, C-327-00, Rec. p. I-1877, points 51 et 57, ainsi que Lämmerzahl, précité, point 52).
57 Ainsi que Mme l'avocat général l'a relevé au point 51 de ses conclusions, ce n'est que lorsqu'il ressort clairement de la législation nationale que même des actes préparatoires ou des décisions intermédiaires prises par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation d'un marché public font courir un délai de forclusion que les candidats et les soumissionnaires sont à même de prendre en temps utile les mesures nécessaires pour faire censurer, conformément à l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665, les éventuelles violations de la réglementation en matière de marchés publics.
58 Dès lors, il ne satisfait pas aux exigences de l'article 1er, paragraphe 1, de ladite directive que, sans que cela soit clairement énoncé dans les termes de l'article 84A, paragraphe 4, des RSC, le délai de recours prévu à cette disposition soit étendu aux recours contre des décisions intermédiaires prises par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation d'un marché public.
59 L'Irlande objecte, à l'encontre d'une telle conclusion, que l'application d'un tel délai auxdites décisions intermédiaires répond aux objectifs de la directive 89-665 et en particulier à l'impératif de célérité.
60 Certes, il est vrai que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665 impose aux États membres l'obligation de garantir que les décisions des pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et aussi rapides que possible. Pour réaliser l'objectif de célérité poursuivi par cette directive, il est loisible aux États membres d'imposer des délais de recours en vue d'obliger les opérateurs à contester dans de brefs délais des mesures préparatoires ou des décisions intermédiaires prises dans le cadre de la procédure de passation d'un marché (voir, en ce sens, arrêts Universale-Bau e.a., précité, points 75 à 79; du 12 février 2004, Grossmann Air Service, C-230-02, Rec. p. I-1829, points 30 et 36 à 39, ainsi que Lämmerzahl, précité, points 50 et 51).
61 Cependant, l'objectif de célérité poursuivi par la directive 89-665 doit être réalisé en droit national dans le respect des exigences de la sécurité juridique. À cette fin les États membres ont l'obligation de mettre en place un régime de délais suffisamment précis, clair et prévisible pour permettre aux particuliers de connaître leurs droits et obligations (voir, en ce sens, arrêts du 30 mai 1991, Commission/Allemagne, C-361-88, Rec. p. I-2567, point 24, et du 7 novembre 1996, Commission/Luxembourg, C-221-94, Rec. p. I-5669, point 22).
62 Ledit objectif de célérité ne permet pas aux États membres de faire abstraction du principe d'effectivité selon lequel les modalités d'application des délais de forclusion nationaux ne doivent pas rendre impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits que les intéressés tirent du droit communautaire, principe qui est sous-jacent à l'objectif de l'efficacité du recours, explicité à l'article 1er, paragraphe 1, de ladite directive.
63 L'extension du délai de forclusion prévu à l'article 84A, paragraphe 4, des RSC aux décisions intermédiaires prises par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation d'un marché public selon des modalités qui aboutissent à priver les intéressés de leur droit de recours n'est conforme ni aux exigences de la sécurité juridique ni à l'objectif d'efficacité du recours. Les intéressés doivent être informés que le régime des délais s'applique auxdites décisions intermédiaires avec suffisamment de clarté pour pouvoir utilement former des recours dans les délais imposés. L'absence d'une telle information ne peut pas être justifiée par l'objectif de la célérité de la procédure.
64 L'Irlande fait valoir que les juridictions irlandaises interprètent et appliquent l'article 84A, paragraphe 4, des RSC conformément aux exigences de la directive 89-665. Cet argument fait allusion au rôle important que joue la jurisprudence dans les pays de common law tels que l'Irlande.
65 À cet égard, il y lieu de relever que, selon une jurisprudence constante de la Cour, si la transposition d'une directive n'exige pas nécessairement une reprise formelle et textuelle des dispositions de celle-ci dans une disposition légale expresse et spécifique et peut se satisfaire d'un contexte juridique général, il est cependant nécessaire que ce contexte juridique soit suffisamment clair et précis pour que les bénéficiaires soient mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits et, le cas échéant, de s'en prévaloir devant les juridictions nationales (arrêt du 29 octobre 2009, Commission/Belgique, C-474-08, point 19 et jurisprudence citée).
66 Or, l'article 84A, paragraphe 4, des RSC ne répond pas à ces exigences dans la mesure où il permet aux juridictions nationales d'appliquer par analogie le délai de forclusion qu'il prévoit pour les recours contre les décisions d'attribution des marchés publics aux recours contre des décisions intermédiaires prises par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation de ces marchés à l'égard desquelles le législateur n'a pas explicitement prévu cette forclusion. La situation juridique qui en résulte n'est pas suffisamment claire et précise pour exclure le risque que les candidats et les soumissionnaires concernés soient déchus de leur droit de recours contre des décisions en matière de marchés publics par une juridiction nationale sur le fondement d'une interprétation qu'elle fait de cette disposition.
67 Il s'ensuit que la première branche du second grief est fondée.
Sur la seconde branche du second grief
- Argumentation des parties
68 La Commission rappelle que l'article 84A, paragraphe 4, des RSC prévoit que les recours doivent être formés "dans les délais les plus brefs et, en tout état de cause, dans les trois mois". Selon la Commission, cette formulation laisse les soumissionnaires dans l'incertitude lorsqu'ils envisagent d'exercer le droit que leur confère le droit communautaire d'introduire un recours contre une décision du pouvoir adjudicateur. En effet, les soumissionnaires ne connaîtraient l'interprétation qui sera donnée aux termes "dans les délais les plus brefs" qu'une fois que leur recours aura été formé et que la juridiction compétente aura exercé son pouvoir d'appréciation pour l'interprétation de cette disposition. Une telle situation irait à l'encontre du principe de sécurité juridique.
69 Ladite disposition créerait, en outre, une incertitude supplémentaire quant à la question de savoir dans quel cas le délai de trois mois sera appliqué et dans quels autres cas le délai sera plus court parce qu'il était possible de former un recours plus tôt.
70 Par conséquent, la Commission estime que l'article 84A, paragraphe 4, des RSC manque de clarté et génère une insécurité juridique. La Commission estime que, eu égard à l'obligation de se conformer au principe de sécurité juridique, le délai applicable doit être un délai fixe susceptible d'être interprété d'une manière claire et prévisible par tous les soumissionnaires.
71 L'Irlande répond que, à ce jour, aucune juridiction irlandaise n'a rejeté pour tardivité un recours dirigé contre une décision d'un pouvoir adjudicateur, prise dans le cadre d'une procédure de passation d'un marché public, qui aurait été formé dans le délai de trois mois, mais non dans les délais les plus brefs. Selon l'Irlande, toute interprétation en ce sens ne serait pas accueillie, puisque l'expression "en tout état de cause" indique que tout recours formé dans les trois mois l'est dans les délais. De plus, la High Court aurait expressément jugé que, si nécessaire, le délai des trois mois sera prolongé.
72 L'Irlande souligne que l'article 84A, paragraphe 4, des RSC confère aux juridictions irlandaises le pouvoir de proroger les délais de recours. Le fait que la législation nationale confère ce pouvoir au juge serait une voie légitime ouverte aux États membres pour réglementer les délais de recours. Les États membres ne seraient pas tenus d'instituer des délais immuables.
- Appréciation de la Cour
73 La directive 89-665 poursuivant un objectif de célérité, il est légitime qu'un État membre, dans le cadre de la mise en œuvre de cette directive, impose aux intéressés une obligation de diligence pour intenter les recours en la matière.
74 Cependant, la formulation de l'article 84A, paragraphe 4, des RSC, selon laquelle tout recours pertinent "doit être formé dans les délais les plus brefs et, en tout état de cause, dans les trois mois", comporte une incertitude. Il ne peut pas être exclu qu'une telle disposition habilite les juridictions nationales à rejeter un recours comme forclos avant même l'expiration du délai de trois mois, si elles estiment que le recours n'a pas été introduit "dans les délais les plus brefs" au sens de cette disposition.
75 La durée d'un délai de forclusion n'est pas prévisible pour les intéressés si elle est laissée à la libre appréciation du juge compétent. De la sorte, une disposition nationale prévoyant un tel délai n'assure pas une transposition effective de la directive 89-665.
76 À l'encontre d'une telle conclusion, l'Irlande affirme qu'aucun recours en matière de marchés publics n'a été rejeté par une juridiction irlandaise au motif qu'il n'aurait pas été formé "dans les délais les plus brefs".
77 À cet égard, il suffit de rappeler que, pour déterminer si la transposition d'une directive est insuffisante, il n'est pas toujours nécessaire d'établir les effets réels de la législation nationale de transposition. C'est différent si le texte même de cette législation porte en lui le caractère insuffisant de la transposition (voir, en ce sens, arrêt du 21 septembre 1999, Commission/Irlande, C-392-96, Rec. p. I-5901, point 60).
78 L'Irlande explique que l'article 84A, paragraphe 4, des RSC confère aux juridictions irlandaises le pouvoir de proroger les délais de recours.
79 En effet, cette disposition prévoit l'application du délai prescrit "à moins que la juridiction saisie ne considère qu'il y a une bonne raison d'étendre ce délai".
80 Il convient de reconnaître qu'une telle disposition serait, par elle-même, et indépendamment de son contexte, admissible dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 89-665. Dans un domaine tel que celui des marchés publics, dans lequel les procédures peuvent être complexes et les éléments factuels très variés, la faculté accordée par le législateur national aux juridictions nationales de proroger les délais de recours pour des motifs d'équité peut relever d'une bonne administration de la justice.
81 Toutefois, la faculté pour le juge de proroger les délais de recours, prévue à l'article 84A, paragraphe 4, des RSC, n'est pas de nature à combler les lacunes que présente cette disposition au regard de la clarté et de la précision requises par la directive 89-665 en ce qui concerne le régime des délais de recours. Même en prenant en compte cette faculté de prorogation, le candidat ou le soumissionnaire concerné, étant donné la référence à l'obligation de former tout recours dans les délais les plus brefs, ne peut pas prévoir avec certitude le délai qui lui sera imparti pour former un recours.
82 Par conséquent il y a lieu de considérer la seconde branche du second grief comme fondée.
83 Eu égard à ce qui précède, il convient de constater que l'Irlande,
- en raison du fait que la NRA n'a pas informé le soumissionnaire écarté de sa décision d'attribution du marché relatif à la conception, à la construction, au financement et à l'exploitation de l'autoroute de contournement ouest de la ville de Dundalk, et
- en maintenant en vigueur les dispositions de l'article 84A, paragraphe 4, des RSC, dans la mesure où celles-ci comportent une incertitude quant à la décision contre laquelle le recours doit être formé et quant à la détermination des délais pour former un tel recours,
a manqué, en ce qui concerne le premier grief, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665 ainsi que de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37 et, en ce qui concerne le second grief, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665.
Sur les dépens
84 En vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de l'Irlande et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs, LA COUR (troisième chambre) déclare et arrête:
1) L'Irlande,
- en raison du fait que la National Roads Authority n'a pas informé le soumissionnaire écarté de sa décision d'attribution du marché relatif à la conception, à la construction, au financement et à l'exploitation de l'autoroute de contournement ouest de la ville de Dundalk, et
- en maintenant en vigueur les dispositions de l'article 84A, paragraphe 4, du règlement de procédure des juridictions supérieures (Rules of the Superior Courts), dans sa version résultant de la Statutory Instrument n° 374-1998, dans la mesure où celles-ci comportent une incertitude quant à la décision contre laquelle le recours doit être formé et quant à la détermination des délais pour former un tel recours,
a manqué, en ce qui concerne le premier grief, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, ainsi que de l'article 8, paragraphe 2, de la directive 93-37-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, telle que modifiée par la directive 97-52-CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 1997, et, en ce qui concerne le second grief, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665, telle que modifiée par la directive 92-50.
2) L'Irlande est condamnée aux dépens.