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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 23 février 2010, n° ECEC1007702X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Editions Jean-Paul Gisserot (SA), Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi

Défendeur :

Centre des Monuments Nationaux, Président du Conseil de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Fossier

Conseillers :

M. Remenieras, Mme Jourdier

Avocats :

Mes Gisserot, Scanvic

CA Paris n° ECEC1007702X

23 février 2010

Contexte faits et procédure

1 - Le CMN, les EDP et les librairies-boutiques

Le Centre des Monuments Nationaux (CMN) est un établissement public administratif, dépendant du ministère de la Culture, chargé de la mise en valeur, de l'ouverture au public et de la restauration d'une centaine de monuments en France. Il est l'héritier de la Caisse des monuments historiques, fondée en 1914. Dans le cadre de ses missions, le CMN assure l'édition et la diffusion de tous supports liés à ce patrimoine. Pour ce faire, le CMN dirige d'une part un service éditorial internalisé, la SA Editions du Patrimoine et gère d'autre part en régie directe un réseau de librairies-boutiques.

2 - La SA Editions Jean-Paul Gisserot

Fondée en 1988, la SA Editions Jean-Paul Gisserot a pour objet la publication de livres, avec comme dominante les ouvrages consacrés aux monuments historiques et au tourisme culturel et les livres pratiques et parascolaires. Son catalogue comprend environ 600 titres et le nombre annuel de nouvelles publications s'élève à plus d'une cinquantaine. Cette société emploie six salariés. Son chiffre d'affaires s'élève en 2007 à environ 1 300 000 euro, ce qui la situe aux environs du 140e rang des éditeurs français.

A l'exception de quelques clients significatifs, au premier rang desquels le Centre des Monuments Nationaux et la Réunion des Musées Nationaux, la diffusion de ses ouvrages s'effectue de manière extrêmement atomisée, la société comptant 3 000 clients, dont 1 200 régulièrement visités par ses commerciaux.

3 - Les relations entre les Éditions Gisserot et le CMN

Le CMN et la SA Editions Jean-Paul Gisserot sont à la fois concurrents, tous deux éditant des guides et des ouvrages consacrés aux monuments historiques, et partenaires commerciaux, la SA Editions Jean-Paul Gisserot étant l'un des principaux fournisseurs des points de vente du CMN.

Leurs relations commerciales s'inscrivaient à l'époque des pratiques ici examinées, dans le cadre d'un marché public de fournitures courantes à bons de commande signé le 16 décembre 2004. Au terme de ce marché, reconductible trois fois pour une période de douze mois et reconduit pour la dernière fois le 19 septembre 2007, le CMN s'engage sur un montant d'achats annuel minimal (60 000 euro HT) et maximal (240 000 euro HT). Ces achats sont dits "fermes" ou "en compte ferme", c'est-à-dire sans possibilité de retour chez l'éditeur. Le taux de remise minimal prévu au profit du CMN est de 42 %.

En 2007, les ouvrages de la SA Editions Jean-Paul Gisserot étaient présents dans 59 points de vente du CMN, sous 96 titres différents.

A partir d'avril 2006, le CMN a cessé de commander aux Editions Jean-Paul Gisserot, certains ouvrages dominants de sa collection de monographies de monuments, en l'occurrence les ouvrages

- "Le Mont Saint-Michel", par Jean-Paul Benoît;

- "L'Abbaye de Cluny", par Anne Baud;

- "La cité médiévale de Carcassonne", par Alain Salamagne.

Le 5 avril 2007, la SA Editions Jean-Paul Gisserot a par courrier, demandé au CMN que trois de ses ouvrages soient mis en rayon dans les points de vente CMN situés au Mont Saint-Michel, à Cluny et à Carcassonne. Il était affirmé que le CMN avait décidé " d'exclure ces publications des Editions Jean-Paul Gisserot de ces points de vente, au profit, en particulier, de titres des Editions du patrimoine ", et que la SA Editions Jean-Paul Gisserot subissait de ce fait " un préjudice commercial important ", car les "règles de la concurrence" devaient être respectées "dès lors que le domaine public est utilisé à des fins commerciales".

Le 7 mai 2007, le président du CMN a répondu défavorablement à cette demande, en précisant que son établissement se devait " de procéder, pour ses achats, à des choix qui fondent sa politique d'offre" et qu'il s'agissait " non pas d'une question relative à l'occupation du domaine public mais d'un différend à régler dans le cadre de relations commerciales ". Le président CMN ajoutait que "le volume d'affaires réalisé entre la SA Editions Jean-Paul Gisserot et mon établissement s'est élevé en 2006 à 103 458 euro."

Au jour du présent arrêt, les contrats ayant lié les deux opérateurs seraient tous résiliés. Une instance de droit commun serait pendante entre eux devant le Tribunal de grande instance de Paris, aux fins d'indemnisation de la SA Editions Jean-Paul Gisserot.

4 - Les autres entreprises du marché

Outre les parties, trois grandes maisons d'édition concurrentes ont été identifiées : la SA Editions Bonechi (spécialisées dans l'édition de monographies à vocation touristique couvrant le monde entier, dont le siège social est à Florence et dont les ouvrages sont diffusés en France via la SA Ovet Souvenirs), la SA Editions Ouest-France (ciblées sur le patrimoine, notamment du " grand Ouest ", classées 35e par Livres Hebdo) et la SA Editions Sud-Ouest (également centrées sur le patrimoine, classées 89e par Livres Hebdo). Les autres maisons d'édition soit sont absentes de ces marchés, soit ne jouent qu'un rôle très marginal.

La SA Editions Ouest-France et Bonechi, respectivement 1er et 3e fournisseurs du CMN, avec un montant de ventes pour 2007 d'environ 413 000 et 199 000 euro, éditent des monographies de Carcassonne et du Mont Saint-Michel. La SA Editions Sud-Ouest, dont les ventes au CMN se sont élevées à 6 521 euro pour l'année 2007, ne publient quant à elles qu'un ouvrage sur Carcassonne.

Ces éditeurs auraient, à la date du présent arrêt, cessé leurs fournitures au CMN.

5 - Les procédures intentées par la société des Editions Jean-Paul Gisserot

La SA Editions Jean-Paul Gisserot s'est convaincue que le CMN aurait exploité abusivement un état de dépendance économique en refusant de façon injustifiée de vendre ses propres ouvrages ainsi qu'en réduisant certaines commandes résultant d'un marché public gagné en 2004. Ainsi, la part des commandes du CMN auprès du plaignant se chiffrait à 10,7 % de son chiffre d'affaires total en 2005, à 8,6 % pour 2006 et à 7 % en 2007. Le chiffre d'affaires engendré par la vente de trois monographies en particulier (Mont Saint-Michel, Remparts de Carcassonne et Abbaye de Cluny), qui représentait en 2005 3,2 % du chiffre d'affaires total de la SA Gisserot, a chuté à 1,49 % en 2007.

Selon la société des Editions Jean-Paul Gisserot, les monographies historiques et touristiques consacrées aux sites du Mont Saint-Michel, de Carcassonne et de Cluny constituent, pour chaque monument concerné, un marché de produits spécifiques au sein du marché des livres. Par ailleurs, ces ouvrages ne peuvent être vendus que dans les librairies-boutiques exploitées à titre exclusif par le CMN. L'accès à ces points de vente conditionnant, ainsi, l'activité d'édition, située en amont, ils devraient, selon la plaignante, être considérés comme des " infrastructures essentielles " au sens du droit de la concurrence. En refusant de manière injustifiée de vendre les ouvrages des Editions Jean-Paul Gisserot, le CMN qui publie des ouvrages concurrents dans sa collection "itinéraires du patrimoine", abuserait de son monopole de l'exploitation des librairies-boutiques aux seules fins de favoriser ses propres publications.

La SA Editions Jean-Paul Gisserot a dans un premier temps, saisi le Conseil d'Etat. Celui-ci a rejeté la requête au motif que la décision du CMN n'avait pas le " caractère d'une décision dont le champ d'application s'étend au-delà du ressort d'un seul tribunal administratif " et qu'il ne pouvait donc pas en connaître (ord. CE, 16 juillet 2007, Editions Jean-Paul Gisserot, n° 306971).

La SA Editions Jean-Paul Gisserot a dans un deuxième temps saisi le Tribunal administratif de Paris aux fins, notamment, d'obtenir une injonction de commercialiser ses ouvrages dans les librairies de certains sites touristiques gérés par le CMN. Par ordonnance du 3 septembre 2007 (ord. TA Paris, 3 septembre 2007, Editions Jean-Paul Gisserot, n° 0709772), le tribunal administratif s'est déclaré incompétent pour connaître du litige "exclusivement relatif aux relations commerciales" entre ces deux parties.

La SA Editions Jean-Paul Gisserot a dans un troisième temps saisi le Conseil de la concurrence en demandant le prononcé de mesures conservatoires afin de faire remettre en rayons ses ouvrages.

La SA Editions Jean-Paul Gisserot a aussi saisi le Conseil de la concurrence aux fins de faire sanctionner, sur le fondement de l'article L. 420-2 du Code de commerce " l'exploitation abusive de l'état de dépendance économique par le CMN, exploitant monopolistique d'une infrastructure essentielle ".

Par décision du 29 avril 2008 (Cons. conc., déc. n° 08-D-08, 29 avril 2008 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'édition et de la vente de monographies touristiques, le Conseil de la concurrence, rejetant la saisine au fond, a considéré:

- (§ 92) pour les trois marchés visés par la plainte, le recours à la notion d'infrastructures essentielles ne peut constituer le fondement juridique d'éventuelles violations du droit de la concurrence ;

- (§ 98) il n'est pas établi que la SA Gisserot est dans un état de dépendance économique vis-à-vis du CMN et il est, partant, inutile de s'interroger sur l'existence d'un éventuel abus ;

- (§ 102, 104, 110) il n'existe pas au dossier d'éléments probants pouvant étayer l'allégation d'abus de position dominante reprochée au CMN sur chacun des trois marchés du Mont Saint-Michel, de Carcassonne et de Cluny.

Par assignation en date du 26 mai 2008, la SA Editions Jean-Paul Gisserot a formé un recours en réformation contre cette décision devant la Cour d'appel de Paris et ce, afin de constater d'une part l'assimilation des librairies-boutiques à une infrastructure essentielle et d'autre part, de constater l'abus de position dominante du CMN.

Le ministre de l'Économie a formé un recours.

En cours de délibéré, le 1er juillet 2008, le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, a fait suite à l'audience des plaidoiries sur le fond tenue le 10 juin 2008, en déposant entre les mains du Procureur général un déclinatoire de compétence dans lequel il demandait à la cour d'appel de se déclarer incompétente pour statuer et de renvoyer la cause et les parties devant la juridiction administrative. Il a fait valoir que les relations contractuelles s'inscrivaient dans le cadre d'un marché public passé entre le CMN et la SA Editions Jean-Paul Gisserot qui relève, en tant que contrat administratif, du Code des marchés publics. Ce marché ne pouvait relever de la compétence du juge judiciaire.

La cour d'appel, par arrêt du 2 juillet 2008, a donc rouvert les débats (CA Paris, 1re ch., sect. H, 2 juillet 2008, Editions Jean-Paul Gisserot).

Dans son arrêt du 29 octobre 2008 (CA Paris, 1re ch., sect. H, 29 octobre 2008, Editions Jean-Paul Gisserot), la cour d'appel a rejeté le déclinatoire de compétence, en rappelant que "dans la mesure où elles effectuent des activités de production, de distribution ou de services, les personnes publiques peuvent être sanctionnées par le Conseil de la concurrence agissant sous le contrôle de l'autorité judiciaire" et que "seules les décisions par lesquelles [elles] assurent la mission de service public qui leur incombe au moyen de prérogatives de puissance publique relèvent de la compétence de la juridiction administrative pour en apprécier la légalité et, le cas échéant, pour statuer sur la mise en jeu de la responsabilité encourue par ces personnes publiques" (p. 4). Elle a donc considéré en l'espèce que la décision du CMN de ne pas commander d'ouvrages des Editions Jean-Paul Gisserot ne mettait en œuvre "aucune prérogative de puissance publique" et que le contentieux devant le Conseil de la concurrence ne nécessitait l'appréciation ni de la légalité du marché, ni de son exécution.

Par arrêté du 14 novembre 2008, le préfet a alors décidé d'élever le conflit et la cour d'appel a, par un troisième arrêt dans la même affaire, sursis à statuer jusqu'à la décision du Tribunal des Conflits (CA Paris, 1re ch., sect. H, 18 novembre 2008, Editions Jean-Paul Gisserot).

Le Tribunal des conflits a dès lors été saisi et a dit pour droit que les marchés publics, pas plus que la décision du CMN de cesser de s'approvisionner auprès des Editions Jean-Paul Gisserot, ne traduisent "la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique" ou ne concernent des actes portant sur l'organisation du service public. Dès lors, le litige ressortit à la compétence judiciaire (4 mai 2009, SA Editions J.-P. Gisserot).

C'est en cet état que la cour a de nouveau été saisie par le renvoi que lui a fait le Tribunal des conflits.

LA COUR

Vu la Décision n° 08-D-08 du 29 avril 2008 du Conseil de la concurrence, relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'édition et de la vente de monographies touristiques (ci-après, la "Décision");

Vu les arrêts rendus par la Cour d'appel de Paris (1re chambre, section B) les 2 juillet, 29 octobre et 18 novembre 2008;

Vu la décision du Tribunal des conflits en date du 4 mai 2009 renvoyant la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris;

Vu le mémoire déposé le 10 juin 2008 par le Centre des Monuments Nationaux, demandant à la cour de :

- constater que les Editions Gisserot ne contestent pas la décision du Conseil de la concurrence en tant qu'elle a estimé que le CMN n'est pas coupable d'abus de dépendance économique;

- juger irrecevable la demande des Editions Gisserot en tant qu'elle vise la décision du Conseil de la concurrence relativement aux sites de la Cité de Carcassonne et de l'Abbaye de Cluny faute d'être assortie des moyens permettant d'en apprécier la portée;

- rejeter comme non fondé le surplus des conclusions de la demande en tant qu'elle vise la décision du Conseil de la concurrence relativement au site du Mont Saint-Michel;

- condamner les Editions Gisserot à verser au CMN la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du CPC;

Vu les conclusions de la SA Editions Jean-Paul Gisserot en date du 10 juin 2008, demandant à la cour de réformer la Décision; de constater l'abus de position dominante du CMN à l'égard de la requérante; en conséquence, ordonner au CMN la remise en rayon de l'ouvrage "Le Mont Saint-Michel" de Jean-Paul Benoît, et la mise en rayon de "Cluny" d'Anne Baud et de "Carcassonne" d'Alain Salamagne ; condamner le CMN à payer 3 000 euro au titre de l'article 700 CPC ainsi qu'aux dépens;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence en date du 5 novembre 2009;

Vu les observations écrites du ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, en date du 17 septembre 2009, demandant à la cour de confirmer en tous points la décision ;

Vu les conclusions de Monsieur le Procureur général en date du 8 janvier 2009;

Sur quoi

1 - Sur la nature d'infrastructure essentielle des librairies-boutiques du CMN

Considérant que la société Editions Jean-Paul Gisserot soutient que les librairies-boutiques doivent être regardées comme une infrastructure essentielle à laquelle il lui est indispensable d'avoir accès pour le maintien de son activité sur les marchés en cause et que, en lui refusant cet accès dans des conditions injustifiées, le CMN abuse de la position dominante qu'elle lui prête sur les marchés concernés ; qu'elle explique que, sans accès aux librairies-boutiques, les ouvrages qu'elle édite ne seront plus vendus en quantité suffisante pour que leur édition demeure une activité rentable ; qu'elle estime en définitive devant la cour que pour aboutir au rejet du recours, le Conseil a défini le marché pertinent d'une manière inadéquate, tant du point de vue du marché de produits que du marché géographique ;

Mais considérant en premier lieu, sur le marché pertinent affecté par les prétendues pratiques anticoncurrentielles, que le Conseil de la concurrence a pu relever dans une motivation que la cour fait sienne, et qui recueillait devant le Conseil le consensus des parties et des tiers, que le marché de produits était restreint aux monographies grand public de sites ou monuments servant indifféremment de guide de visite ou de souvenir, mêlant texte et photographies, à prix accessible (inférieur à 10 euro) et propre à chaque site ou monument concerné (§ 39);

Que le marché géographique est quant à lui défini comme "local" mais qu'à juste titre, le Conseil de la concurrence a lié cette question à celle de l'assimilation ou non des librairies-boutiques à des infrastructures essentielles;

Considérant précisément, sur ce second point, qu'une infrastructure devient essentielle si elle ne peut être reproduite dans des conditions raisonnables par les concurrents de l'entreprise qui la gère; si l'accès à cette infrastructure est refusé ou autorisé dans des conditions restrictives ; si l'accès à l'infrastructure est néanmoins possible (notamment sur le plan technique) ; et si l'accès à l'infrastructure est strictement nécessaire (ou indispensable) pour exercer une activité concurrente sur un marché amont, aval ou complémentaire de celui sur lequel le détenteur de l'infrastructure est en situation de position dominante;

Qu'en l'espèce, la SA Editions J.-P. Gisserot affirme que les boutiques du CMN constituaient des points de vente incontournables pour un "public cultivé ou désireux de le devenir" (V. décision § 59) et où se déroulent pour lesdits ouvrages entre 80 et 90 % des ventes ; tandis que les tiers à la procédure, c'est-à-dire les autres éditeurs présents sur cette catégorie de produits culturels, ont indiqué toutefois qu'il fallait distinguer selon qu'il existe ou non d'autres lieux de vente à proximité des sites;

Que le Conseil de la concurrence a rappelé à juste titre, dans une motivation que la cour reprend à son compte, que dans certaines situations très spécifiques, une entreprise en position dominante doit non seulement s'abstenir de certaines pratiques mais également promouvoir activement la concurrence en accordant à des concurrents potentiels l'accès à des installations qu'elle a développés ; qu'a contrario, l'infrastructure essentielle n'est telle que si elle apparaît indispensable pour assurer la liaison avec les clients ou pour permettre à des concurrents d'exercer leurs activités et qu'il serait impossible de reproduire l'infrastructure en question par des moyens raisonnables;

Considérant qu'en l'espèce, le Conseil s'est livré à un examen des données chiffrées, propres à chacun des trois marchés visés dans la plainte, recueillies au cours de l'instruction, dont la requérante ne conteste pas l'exactitude;

Considérant, s'agissant du Mont Saint-Michel, que si les ventes des ouvrages édités par la société Editions Jean-Paul Gisserot avaient globalement reculé depuis la décision du CMN de ne plus les présenter dans sa librairie-boutique, le nombre d'exemplaires vendus en dehors du site du CMN avait néanmoins progressé de 40 % entre 2005 et 2007;

Que de fait, avant même le déréférencement d'avril 2006, les librairies-boutiques "tout en occupant globalement une place importante" (V. § 63) n'étaient pas le seul canal de distribution des produits concernés ; qu'une partie non négligeable des ventes du plaignant (un quart au moins) avait lieu en dehors du CMN;

Que du tout, il est permis de déduire que la librairie-boutique du CMN, même si elle avait vendu, en 2007, 53,7 % du total des monographies, ne constituait pas le seul canal de distribution envisageable des ouvrages concernés;

Qu'il faut d'ailleurs observer que les éditeurs qui occupaient une position prépondérante sur ce marché (Ouest-France 50,95 %, Bonechi 28,4 %) étaient précisément ceux qui vendaient la plus grande proportion de leurs ouvrages en dehors de la librairie-boutique du CMN, ce qui achève de démontrer que l'accès à celle-ci n'est pas strictement nécessaire ou indispensable à l'exercice de l'activité d'édition située en amont;

Que la situation particulière dont bénéficient les éditions Ouest-France par la renommée du quotidien diffusé dans de nombreux points de vente n'est pas de nature à invalider le raisonnement retenu par le Conseil dès lors que les données concernant les éditions Bonechi, qui ne bénéficient pas d'une implantation locale comparable, vont dans le même sens que celles relatives aux éditions Ouest-France;

Considérant, pour ce qui concerne Carcassonne, que le caractère d'infrastructure essentielle de la librairie-boutique ne peut pas se déduire du seul fait que la monographie éditée par la société Gisserot, qui n'est pas référencée par le CMN, ne se vend quasiment pas;

Qu'en effet, il ressort des données relevées par le Conseil que les éditions Bonechi (73 % du marché) vendent 85 % de leur production à l'extérieur du CMN au travers d'une quarantaine de points de vente et que les éditions Ouest-France (18,66 % du marché) effectuent la plus grande part de leurs ventes en dehors de la librairie-boutique du CMN;

Qu'il est ainsi démontré que de nombreux canaux de distribution alternatifs existent et que les mauvaises performances de la société Editions Jean-Paul Gisserot sur ce marché ne s'expliquent pas par le refus d'accès à une infrastructure essentielle ;

Considérant, pour l'abbaye de Cluny, qui comporte deux librairies-boutiques (une à l'entrée qui inclut l'accueil et la billetterie et l'autre à la sortie accessible sans billet), que d'une part, les points de vente alternatifs paraissaient difficiles à trouver, soit qu'ils fussent éloignés (Tournus, à 37 km au Nord-Est ; Mâcon, à 24 km au Sud-Est), soit qu'il se fût agi d'un dépôt de presse de taille modeste et de l'office du tourisme, au point que les deux librairies-boutiques du site représentaient 90 % des ventes de monographies sur Cluny ; que d'autre part, la seule brochure véritablement disponible sur l'abbaye était éditée par la SA Editions du Patrimoine (avec 85-90 % environ de parts de marché) qui sont, comme il a été indiqué plus haut, un service interne du CMN ;

Que cependant, en droit, et pour tenir compte de la définition restrictive de l'infrastructure essentielle rappelée précédemment dans le présent arrêt, le Conseil a exactement énoncé que, même si les données demeuraient imprécises sur les volumes des ventes dans ces différents sites, l'existence de points de vente alternatifs, même en nombre restreint, ne permettait pas de considérer que la publication de monographies sur l'abbaye de Cluny exigeait un référencement par les librairies-boutiques du CMN ;

Considérant que c'est donc à juste titre que le Conseil n'a pas retenu que la qualification d'infrastructure essentielle devait s'appliquer aux librairies-boutiques exploitées par le CMN;

2 - Sur l'abus de dépendance économique ou de position dominante

Considérant que la SA Editions J.-P. Gisserot relève que ses ouvrages ont été évincés des présentoirs du CMN dans les trois librairies-boutiques envisagées dans la poursuite ; que le libre-choix du CMN n'est pas un argument sérieux dès lors que l'ajout ou le retrait d'un ouvrage est marginal à l'échelle d'une librairie-boutique telle que celles du CMN et qu'en outre, autour de dix pour cent des ouvrages laissés en présentoirs n'a enregistré aucune vente en 2007 ; qu'il s'est agi en réalité d'une opération qui a privé le consommateur des ouvrages les moins chers, pour le diriger vers des ouvrages rédigés par des auteurs appartenant à l'administration des monuments historiques (cas du Mont Saint-Michel) ou édités par les Editions du Patrimoine (cas de Cluny et du Mont Saint-Michel) ; qu'il est avéré d'ailleurs que ces ouvrages préférés à ceux des Editions Gisserot ont connu immédiatement plus de succès dès que les relations ont été rompues entre ces dernières et la CMN;

Qu'en somme, pour la SA Editions J.-P. Gisserot, l'attitude du CMN s'analyse, selon le contexte, en un abus de dépendance économique ou en un abus de position dominante;

2a - Abus de dépendance économique à Cluny ou Carcassonne

Considérant que la seule constatation que les librairies-boutiques de Cluny et Carcassonne ne sont pas des infrastructures essentielles permet d'exclure, faute de relations contractuelles antérieures entre la SA Editions Jean-Paul Gisserot et le CMN, l'existence d'un abus de dépendance économique du CMN sur ces deux marchés de Cluny et de Carcassonne;

2b - Abus de dépendance économique sur le marché du Mont Saint-Michel; abus de position dominante sur les trois marchés concernés

Considérant qu'il est constant que la part des Éditions du patrimoine sur le marché de la vente au détail des monographies sur le Mont Saint-Michel est de moins de 10 %, de loin inférieure à celle de éditions Sud-Ouest (50 %), des éditions Bonechi (28 %), et même plus réduite que celle de la société Editions Jean-Paul Gisserot elle-même (11 %); que le Conseil a relayé que le déréférencement de l'ouvrage publié par la requérante n'avait pas profité aux Editions du patrimoine dont la part de marché a encore diminué dans le même temps pour tomber à 6 % ;

Considérant qu'il est encore indiqué que la part de marché du service d'édition du CMN à Carcassonne n'est que de 8,29 %, celle des éditions Ouest-France de 18,6 % et celle des éditions Bonechi de 73 %, et que les ventes de ces trois éditeurs ont progressé en volume, entre 2005 et 2007, de + 92,5 % pour les éditions Bonechi et + 54,5 % pour les éditions Ouest-France contre + 33 % pour les Éditions du patrimoine ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le Conseil a retenu à juste titre (§ 110) l'absence d'élément probant pouvant étayer l'allégation d'un abus de position dominante du CMN sur ces deux marchés;

Considérant que le Conseil a en revanche admis que le CMN détenait vraisemblablement une position dominante tant sur le marché de la vente au détail que sur celui de l'édition en ce qui concerne les monographies consacrées à l'abbaye de Cluny;

Mais considérant, pour autant, que le Conseil, ayant relevé que le CMN était confronté à la nécessité de procéder à une sélection des produits offerts au public compte tenu, d'une part, de l'espace de vente limité dont il dispose, d'autre part, de l'offre abondante et variée des divers produits ayant vocation à être vendus dans ses librairies-boutiques, n'a trouvé dans le refus de référencement incriminé aucun indice d'une volonté d'éviction des ouvrages de la société Editions Jean-Paul Gisserot au profit des Éditions du patrimoine ; qu'il a en conséquence estimé qu'il n'existait pas au dossier d'éléments probants pour étayer l'allégation d'abus de position dominante sur le marché de Cluny;

Considérant, au demeurant, que l'exposé des moyens du recours contenu dans l'assignation délivrée à la requête de la requérante ne comporte aucun élément de discussion se rapportant spécialement à l'état du marché de Cluny ;

Considérant, en synthèse, que la société Editions Jean-Paul Gisserot ne fait valoir aucun moyen ni élément de preuve nouveau devant la cour ; que le Conseil, par des motifs exacts, complets et pertinents que la Cour fait siens, a exactement retenu que les pratiques dénoncées par la requérante n'étaient pas étayées par des éléments suffisamment probants, a justement rejeté la saisine et, par voie de conséquence, rejeté la demande de mesures conservatoires; que le recours sera rejeté;

Par ces motifs, Rejette le recours, Condamne la société Editions Jean-Paul Gisserot aux dépens et à payer, par application de l'article 700 du Code de procédure civile, 5 000 euro au Centre des Monuments Nationaux.