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Décisions

ADLC, 10 mars 2010, n° 10-D-10

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

Relative à des pratiques relevées à l'occasion d'un appel d'offres du conseil général des Alpes-Maritimes pour des travaux paysagers d'aménagement d'un carrefour routier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de M. Alain-Dominique Dupont, l'intervention de M. Jean-Marc Belorgey, rapporteur général adjoint, par Mme Françoise Aubert, vice-présidente, présidente de séance, MM. Yves Brissy, Noël Diricq, membres.

ADLC n° 10-D-10

10 mars 2010

L'Autorité de la concurrence (section II),

Vu la lettre enregistrée le 6 mars 2007 sous le numéro 07/0024 F, par laquelle le président du conseil général des Alpes-Maritimes a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre à l'occasion de l'appel d'offres relatif à l'attribution d'un marché de travaux paysagers d'aménagement du carrefour Saint-Isidore sur la RD 6202 à Nice ; Vu le livre IV du Code de commerce modifié ; Vu la décision de la rapporteure générale en date du 22 octobre 2009, prise en application de l'article L. 463-3 du Code du commerce, disposant que l'affaire fera l'objet d'une décision de l'Autorité de la concurrence sans établissement préalable d'un rapport ; Vu les observations présentées par les sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins ainsi que par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins entendus lors de la séance du 2 février 2010, le conseil général des Alpes-Maritimes ayant été régulièrement convoqué ; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

1. Le conseil général des Alpes-Maritimes a saisi le Conseil de la concurrence de faits survenus lors de la passation d'un marché relatif à des travaux paysagers concernant l'aménagement d'un carrefour mettant en cause deux sociétés, La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins. Chacune d'elles, la seconde en groupement avec l'entreprise Garelli, a remis une offre d'un montant total, strictement identique, de 2 024 993 euro TTC, comprenant un montant de TVA également identique de 331 855,04 euro lors de la procédure d'appel d'offres, ce qui à l'évidence ne pouvait résulter d'une coïncidence.

A. LES ENTREPRISES MISES EN CAUSE

1. LA SOCIETE LA NOUVELLE SIROLAISE DE CONSTRUCTION (NSC)

2. La nouvelle sirolaise de construction (RCS 442 849 790) est une SAS ; M. Jean-Louis X en est le président. Son siège social est sis Le Bas des Moles, La Sirole, Colomars (06670), mais l'entreprise exerce son activité dans la zone industrielle de Carros, 5e avenue, 17e rue, à Carros (06515). Son capital social est de 1 447 280 euro.

3. La nouvelle sirolaise de construction (ci-après dénommée NSC) compte quarante-neuf salariés. C'est une entreprise générale de bâtiment et de travaux publics. Elle réalise notamment des murs en pierres sèches et maçonnées, effectue des travaux de terrassement et de démolition, des forages dirigés, des travaux de réseaux d'assainissement, d'eau potable, de gaz, d'électricité, de télécommunications.

2. LA SOCIETE PROVENCE JARDINS

4. Provence jardins (RCS 408 080 956), dont le siège est situé chemin de Pigranel à Mougins (06250), est une SARL. Son capital social est de 100 000 euro. Provence jardins compte deux associés qui sont également ses co-gérants : MM. Alain Y et Jean Z.

5. Provence jardins est une entreprise spécialisée dans l'aménagement extérieur comme la réalisation d'espaces verts, de terrains de sport, de travaux de voirie et réseaux divers, et l'entretien de parcs et jardins. Elle emploie trente-sept salariés permanents et fait appel en plus à des intérimaires lors des périodes de plantation.

B. LE MARCHE CONCERNE

1. PRESENTATION

6. Par délibération de sa commission permanente du 20 octobre 2006, le conseil général des Alpes-Maritimes avait décidé de recourir à un appel d'offres pour faire réaliser l'aménagement paysager du carrefour giratoire de Saint-Isidore.

7. La collectivité territoriale a lancé un marché de travaux passé sous forme de marché unique en application des articles 33, 57 à 59 du Code des marchés publics qui ont trait à la procédure de l'appel d'offres ouvert.

8. Selon l'avis de marché établi, l'aménagement paysager créé dans le carrefour giratoire et le long des voies d'accès présentait les principales caractéristiques suivantes :

- Terre végétale d'apport : 1 700 m3 ;

- Murets préfabriqués : 507 m ;

- Oliviers : 56 unités, vignes cépage bellet : 800 unités ;

- Plantations arbustes et couvres-sols : 17 000 unités ;

- Arrosage automatique et canalisations PEHD : 2 200 ml ;

- Entretien et maintenance : 3 ans.

9. Les travaux devaient être exécutés en quatre mois, y compris une période de préparation de trente jours.

2. LE DEROULEMENT DE L'APPEL D'OFFRES

10. Le 19 janvier 2007, le conseil général a lancé l'appel d'offres ouvert. L'opération était estimée à un montant total de 2 126 511,92 euro TTC par la collectivité. Il était précisé que l'attribution se ferait sur la base de l'offre économiquement la plus avantageuse énoncée sur la base de critères comportant des pondérations de 30 % pour la valeur technique de l'offre et de 70 % pour le prix ; les entreprises avaient la possibilité de présenter une candidature en groupement.

11. La date limite de remise des offres était fixée au 15 février 2007. Le 20 février 2007, la commission d'appel d'offres s'est réunie pour procéder à l'ouverture des candidatures reçues. Elle a retenu les trois candidatures présentées, à savoir celle de NSC, celle du groupement constitué de Provence jardins (mandataire) et de la société Garelli, ainsi que celle de la société Région espaces verts.

12. Réunie à nouveau le 26 février suivant, la commission d'appel d'offres a constaté que sur les trois offres admises, deux étaient parfaitement identiques en montants totaux - en prix TTC et en montants de TVA - et que la troisième était d'un montant plus élevé que celles-ci et supérieure à l'estimation du maître d'ouvrage.

13. Les montants étaient les suivants :

Entreprises/ groupements : Montant offre € HT; Montant TVA; Montant offre € TTC

Groupement Provence jardins (mandataire) /Garelli : 1 693 137,96; 331 855,04; 2 024 993

Sté Nouvelle sirolaise de construction : 1 899 153,55; 331 855,04; 2 024 993

Sté Région espaces verts : nc; nc; 2 591 835,57

14. Compte tenu de l'identité en prix des deux offres les mieux placées sur un total restreint de trois offres, la commission d'appel d'offres a déclaré l'appel d'offres infructueux en février 2007 et a dû procéder à sa relance lors d'une nouvelle procédure ouverte en mai 2007.

3. LES COMPORTEMENTS RELEVES

15. Il est établi qu'un échange d'informations sur les prix des soumissions a eu lieu à l'occasion de la préparation de la réponse au marché alors que NSC et Provence jardins envisageaient de créer un groupement. La réalité de cet échange n'est pas contestée par les entreprises concernées.

16. Par ailleurs, les entrepreneurs ont affirmé ne pas conserver les pièces des marchés pour lesquels leurs offres n'ont pas été retenues.

17. Néanmoins, M. Jean-Louis X, président de NSC, a admis : " Je ne peux pas nier l'évidence : ce sont les mêmes montants (...). Il y a eu quelque chose. Je sais que nous étions partis avec Provence jardins. C'est tout ce que je peux vous dire. Provence jardins nous a joué un mauvais tour sur ce dossier. Il est possible qu'il y ait eu une bêtise quelque part, que nous ayons eu leurs montants. On a dû avoir un devis qui traînait et que nous avons récupéré. Ce qui a pu se passer, c'est que nous devions boucler avec Garelli et Provence jardins et que nous nous sommes fait éjecter du groupement au dernier moment. Je ne nie pas que nous ayons eu leurs montants ". M. X a aussi répondu à la question : " Vous aviez le montant des taxes et le montant total, cela signifie-t-il que vous aviez aussi le montant hors taxes ? " : - " Tout à fait. "

18. De son côté, M. Alain Y, gérant de Provence jardins, a déclaré : " S'agissant de la TVA et du prix total TTC mentionnés sur le devis estimatif de La sirolaise, je ne sais pas pourquoi ils sont identiques aux nôtres " ; il a donné néanmoins l'explication suivante : " Je pense que le devis que nous avions établi conjointement avec La sirolaise a été repris par cette société bien que nous n'avions finalement pas travaillé ensemble et apparemment La sirolaise a soumissionné sur la base de ce devis. (...) Nous avons failli travailler dans un premier temps avec La Sirolaise (travaux publics) : M. Jean-Louis X patron de La Sirolaise a été approché par moi-même pour étudier cette offre ensemble ; la teneur de cet appel d'offres concerne des prestations paysagères - notre spécialité - et il me fallait un partenaire qui réalise les murs en béton préfabriqué ce que La Sirolaise sait faire ; nous avons donc fait une première étude - chiffrage du marché - ensemble mais ses coûts me sont apparus trop élevés et je me suis retourné vers l'entreprise Garelli avec qui nous avons finalement soumissionné en groupement. "

19. Il ressort de cette déclaration que l'entreprise Garelli appelée en renfort par Provence jardins n'a pas pris part elle-même à l'échange d'informations.

20. De plus, des incohérences sur les prix proposés par les deux soumissionnaires pour différents postes dans les devis descriptifs et estimatifs détaillés (ci-après DDED) confirment le caractère artificiel au moins de l'une des deux offres.

21. Ainsi, comme l'a relevé la notification de griefs :

" - Les murets préfabriqués mentionnés aux postes 16 à 19 sont nettement plus chers dans le devis descriptif estimatif détaillé de NSC (qui les fabrique elle-même) que dans celui de Provence jardins (qui ne les fabrique pas) : respectivement de 38 500 euro (+24 %), 71 830 euro (+25,6 %), 215 490 euro (+28 %), 98 870 euro (+24 %) contre 31 000 euro, 57 200 euro, 168 300 euro et 79 800 euro.

- Le poste 11 "façons superficielles" est à 3 600 euro dans le DDED de Provence jardins tandis qu'il ressort à 9 900 euro dans celui de NSC soit près de trois fois plus cher.

- Le poste 96 "fouille en tranchée en terrain de toute nature et remblaiement" est estimé à 5 600 euro par Provence jardins et près du double par NSC : 10 587,50 euro. "

22. M. X, président de NSC, a donné les explications suivantes : " S'agissant de ce marché, les prestations qui nous intéressaient correspondent aux postes 1 à 7 (études d'exécution et récolement, installation de chantier, signalisation, terrassements, apports de terres végétales) et 14 à 19 (tranchées en espaces verts, réalisation de restanques, murets préfabriqués) (...). Les postes 23 à 25 (revêtements de gravillons et résine, socle, plots fondation...) auraient été exécutés par notre entreprise. Le reste des prestations sont des plantations, donc notre entreprise n'était pas concernée. (...) Le poste 96 est une prestation annexe, nous intervenons rarement au milieu des plantations, nous aurions certainement fait appel à un sous traitant ". M. X a également déclaré : " S'agissant plus particulièrement du poste 18 (muret préfabriqué : rayon 10,00 longueur 8,00), celui-ci est chiffré à 6 530 euro dans notre offre. Les quantités ont augmenté entre l'étude et l'offre finale. La stratégie a consisté à augmenter les prix de nos prestations et à faire baisser les prix du jardinier. Nous aurions consulté pour trouver un sous-traitant par la suite. (...) J'ai commis une erreur car lorsque j'ai décidé du montant final hors taxes à proposer au regard du chiffrage d'Oracle (logiciel interne), j'ai confondu le montant hors taxes avec le montant TTC, ce qui a eu un effet sur le montant de tous les postes. Concernant le poste 18, j'ai pu augmenter certains de mes prix et baisser les prix correspondant à des prestations du jardinier. "

23. Au sujet des prix mentionnés dans les DDED, ainsi qu'indiqué dans la notification de griefs, les très fortes divergences existant sur certains postes dans les documents de détails estimatifs - prix quasi-systématiquement plus élevés dans l'offre de NSC au demeurant incohérents par rapport aux spécialités de l'entreprise NSC qui aurait dû proposer des prix plus compétitifs - laissent supposer de plus qu'il s'agit d'une tentative de simuler une concurrence entre elles mais sans volonté réelle de chercher à obtenir le marché de la part de la société NSC.

4. LA RELANCE DE L'APPEL D'OFFRES EN JUIN 2007

24. La collectivité territoriale a lancé un second appel d'offres par publication d'un avis de publicité légale en mai 2007.

25. La commission d'appel d'offres s'est réunie le 18 juin 2007 pour l'ouverture des plis, puis le 22 juin 2007 pour l'analyse des offres des candidats retenus.

26. L'estimation du montant du marché par la collectivité territoriale était strictement identique à celle du premier appel d'offres : 2 126 511,92 euro TTC.

27. La commission d'appel d'offres a proposé d'attribuer le marché au groupement Provence jardins/Garelli qui a présenté la seule offre recevable complète d'un montant TTC de 1 897 389,18 euro ; l'offre du groupement concurrent Millet Paysage/Damiani Frères dont le montant était supérieur n'a pas été retenue par la CAO en raison de l'absence de deux sous-détails de prix.

C. LE GRIEF NOTIFIE

28. Au vu des éléments qui précèdent, le grief suivant a été notifié : " Il est fait grief aux sociétés SAS La Nouvelle Sirolaise de Construction (RCS 442 849 790), SARL Provence Jardins (RCS 345 171 011), d'avoir depuis temps non couvert par la prescription, échangé avant le 15 février 2007, date limite de la réception des offres par la collectivité publique, des informations sur leurs offres lors de la procédure d'appel d'offres en vue de la passation du marché de travaux paysagers du carrefour Saint-Isidore sur la RD 6202 à Nice du Conseil Général des Alpes-Maritimes du 26 février 2007, ayant pour conséquence de tromper le maître d'ouvrage sur la réalité et l'étendue de la concurrence sur le marché, pratique contraire aux dispositions de l'article L. 420-1, notamment 2° et 4° du Code de commerce, prohibant les ententes anticoncurrentielles. "

II. Discussion

A. SUR L'APPRECIATION DU MARCHE

29. Selon une pratique décisionnelle et une jurisprudence établies, chaque marché public passé selon une procédure d'appel d'offres constitue en soi un marché pertinent. Ce marché résulte de la confrontation de la demande du donneur d'ordres et des offres faites par les candidats qui répondent à l'appel d'offres.

30. En l'espèce, c'est le marché public relatif aux travaux d'aménagement paysagers du carrefour Saint-Isidore sur la commune de Nice qui constitue le marché pertinent à la suite de la procédure d'appel d'offres ouvert du conseil général des Alpes-Maritimes de février 2007.

B. SUR LES PRATIQUES

1. SUR L'ALLEGATION D'UNE ABSENCE DE CONCERTATION FAUTE DE PREUVE D'ACCORD DE VOLONTE

31. Les entreprises en cause font valoir que les éléments du dossier sont insuffisants à eux seuls pour démontrer l'existence d'une concertation entre elles.

32. Mais en matière de marchés publics ou privés sur appels d'offres, l'entente anticoncurrentielle entre entreprises est établie dès lors que la preuve est rapportée, soit qu'elles ont convenu de coordonner leurs offres, soit qu'elles ont échangé des informations antérieurement à la date où le résultat de l'appel d'offres est connu ou peut l'être, qu'il s'agisse de l'existence des compétiteurs, de leur nom, de leur importance, de leur disponibilité en personnel et en matériel, de leur intérêt ou de leur absence d'intérêt pour le marché considéré ou des prix qu'elles envisageaient de proposer. De telles pratiques sont de nature à limiter l'indépendance des offres, condition normale du jeu de la concurrence.

33. En l'espèce, la réalité de l'échange d'informations entre Provence jardins et La nouvelle sirolaise de construction, qui a conduit les deux entreprises à remettre deux offres identiques en prix total TTC et en montant de TVA alors même que les prix pour chaque poste sont différents entre les deux offres, n'est pas utilement contestée par les parties mises en cause.

34. Les entreprises mises en cause font cependant également valoir que l'échange d'informations, antérieur au dépôt des offres, n'a pas eu d'objet anticoncurrentiel dans la mesure où la qualification d'entente supposerait que les parties aient librement et volontairement participé à une action concertée en sachant qu'elle avait pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché et que l'échange d'informations, même en matière de marchés publics, ne suffirait pas en lui-même à apporter la preuve de cette volonté de participer à une entente ; dans le cas présent, la remise des offres identiques résulterait d'une erreur involontaire.

35. On peut certes penser que la présentation d'offres de montants identiques résulte d'une maladresse de l'une des sociétés. Cependant, selon la pratique décisionnelle constante du Conseil de la concurrence et la jurisprudence bien établie de la Cour d'appel de Paris, les échanges d'informations entre sociétés soumissionnaires avant le dépôt des offres, et spécialement ceux portant sur les prix, perturbent nécessairement le jeu normal de la concurrence. En effet, lors d'un appel d'offres basé notamment sur le critère du moins disant comme c'est le cas en l'espèce, chaque soumissionnaire subit deux incitations opposées : offrir un prix élevé pour maximiser son profit, offrir un prix faible pour maximiser ses chances de remporter le marché. L'intégrité concurrentielle du marché suppose que chacun choisisse son risque et effectue son choix en toute indépendance, sans disposer d'aucune information privilégiée concernant un ou plusieurs concurrents. En effet, toute information privilégiée éclairant les choix opérés par les autres concurrents, spécialement les informations relatives aux prix que ces concurrents sont susceptibles d'avoir retenus, diminue artificiellement le risque pris par celui qui bénéficie de cette information au moment d'établir le prix de son offre, en réduisant ou supprimant l'incertitude dans laquelle il doit rester au regard du comportement des autres concurrents. Par conséquent, le seul fait de procéder à un échange d'informations avant le dépôt des offres, spécialement sur les prix, suffit à caractériser un accord de volontés des entreprises ayant pour objet ou pour effet de fausser la concurrence devant s'exercer entre elles.

36. À cet égard, le Conseil de la concurrence a déjà rappelé (voir notamment la décision n° 05-D-45 du 22 juillet 2005 relative à un marché de rénovation, paragraphe 45) que, " selon une jurisprudence constante de la Cour d'appel de Paris, les pratiques d'échange d'informations lors de la passation de marchés publics ont en elles-mêmes un objet anticoncurrentiel car elles conduisent nécessairement à une restriction de concurrence en supprimant ou limitant l'indépendance des entreprises soumissionnaires " (cf. arrêt de la Cour d'appel de Paris du 18 janvier 2000, Chaillan Frères ; arrêt de la Cour d'appel de Paris du 24 mai 2005, Imagin).

37. La Cour d'appel de Paris dans un arrêt plus récent du 25 février 2009 - " secteur du déménagement national et international " - a également précisé : " Considérant que (...) les protestations de bonne foi de la société TDWR ont déjà été écartées ci-avant et son implication consciente dans l'entente démontrée sans qu'il soit nécessaire d'établir une volonté de sa part de fausser les règles de concurrence. "

2. SUR L'EXISTENCE D'UNE TENTATIVE DE FORMER UN GROUPEMENT PREALABLEMENT A L'APPEL D'OFFRES

38. NSC et Provence jardins font valoir qu'elles ont cherché dans un premier temps à se grouper pour répondre à l'appel d'offres du conseil général des Alpes-Maritimes, ce qui expliquerait qu'elles avaient une connaissance préalable de leurs offres réciproques et aurait conduit l'entreprise NSC à commettre ce qu'elle considère comme une simple erreur.

39. À cet égard, Provence jardins cite deux décisions en matière de groupements d'entreprises - n° 01-D-59 du 25 septembre 2001 et n° 01-D-64 du 10 octobre 2001 - dans lesquelles le Conseil de la concurrence a admis la possibilité pour des entreprises qui avaient engagé des négociations en vue d'une soumission commune à un appel d'offres de pouvoir répondre individuellement en cas de rupture de ces négociations dès lors qu'il n'y avait pas eu d'échanges d'informations sur les prix ou sur l'attribution du marché postérieurement à la rupture des négociations et antérieurement à la date limite de réception des offres. Cependant, les décisions plus récentes du Conseil de la concurrence sont plus restrictives.

40. Ainsi, dans la décision n° 05-D-17 relative à des marchés de travaux de voirie en Côte d'Or, il est expressément énoncé : " Mais à supposer qu'un projet de groupement ait été envisagé entre les trois entreprises pour le lot 2, ce projet n'a pas abouti. De ce fait, dès lors que des informations portant sur les prix avaient été effectivement échangées au motif de ce prétendu projet, l'échange réalisé interdisait aux entreprises en cause, ayant finalement renoncé à se grouper, de présenter en concurrence apparente des offres sur le lot 2, car la concurrence entre ces offres était irrémédiablement faussée par l'échange initial. "

41. De même, dans la décision n° 06-D-25 du 28 juillet 2006 relative à la restauration du patrimoine campanaire de la cathédrale de Rouen, le Conseil de la concurrence a indiqué à propos d'offres de sociétés qui auraient préalablement échangé des informations en vue de constituer un groupement : " Si ces échanges avaient lieu et que les entreprises décidaient en définitive de répondre individuellement, la concurrence serait faussée par la remise de ces offres indépendantes qu'en apparence " et aussi : " les échanges d'informations effectués entre entreprises susceptibles de participer à un groupement ne doivent pas porter sur des éléments de l'appel d'offres tant que le groupement n'est pas constitué. "

42. S'il n'est pas exclu que des entreprises étant entrées en contact en vue d'établir un groupement pour répondre à un appel d'offres présentent ensuite, en cas d'échec de cette tentative, des offres individuelles, c'est à la condition que les informations précédemment échangées entre elles n'altèrent pas l'indépendance de ces offres individuelles, ce qu'il leur appartient de démontrer en présence d'indices laissant au contraire supposer l'absence d'indépendance de leurs offres. L'identité des prix TTC et des montants de TVA des offres de Provence jardins et de NSC telle qu'elle est intervenue dans les circonstances de l'espèce montre à elle seule que les échanges effectués à l'occasion de la tentative de groupement alléguée ont altéré l'indépendance des offres présentées.

43. Au regard de cette appréciation, NSC invoque la décision n° 04-D-20 relative à des pratiques mises en œuvre sur des marchés publics de signalisation routière horizontale en régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, dans laquelle il a été indiqué que : " Le fait que le total des offres des deux sociétés sur les deux lots s'élève à une somme identique peut s'expliquer par le fait que les deux sociétés avaient présenté une offre commune lors d'un premier appel d'offres (...), elles ont établi leur nouvelle offre sur la base de prix unitaires identiques et d'évaluations de quantités communes (...) et qu'en l'absence d'autres éléments probants, cet élément était insuffisant à lui seul pour établir que les deux sociétés avaient procédé à des échanges d'informations préalablement au dépôt de leurs offres ". Toutefois, en l'espèce, il suffit de constater qu'il n'y a pas eu de dépôt d'offre en commun lors d'un précédent appel d'offres en ce qui concerne NSC et Provence Jardins dont, à l'expérience, les sociétés auraient pu réutiliser indépendamment l'évaluation des prix et des quantités pour un nouvel appel d'offres, l'ayant jugée chacune adéquate.

44. En toute hypothèse, il incombe aux entreprises de prouver que leurs échanges d'informations dans le cadre de leur projet de groupement n'ont pas pu influer sur l'indépendance de leurs offres individuelles et autonomes postérieures, ce qui n'a pas été rapporté par les entreprises NSC et Provence Jardins en l'espèce.

45. Il y a lieu enfin de préciser qu'il n'est nullement reproché aux entreprises d'avoir cherché à créer un groupement mais d'avoir présenté ensuite des offres faussement concurrentes appréciées à l'aune de la pratique décisionnelle et jurisprudentielle ci-dessus exposée aux paragraphes 40 et 41.

3. QUALIFICATION DES PRATIQUES

46. Au vu de ce qui précède, il est établi que les sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 prohibant les ententes anticoncurrentielles.

C. SUR LES SUITES A DONNER

47. Aux termes de l'article L. 464-2 du Code du commerce : " L'Autorité de la concurrence peut (...) infliger une sanction pécuniaire (...). Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. (...) Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. (...) L'Autorité de la concurrence peut ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci selon les modalités qu'elle précise. (...) "

48. Aux termes de l'article L. 464-5 du Code de commerce, " L'Autorité, lorsqu'elle statue selon la procédure simplifiée prévue à l'article L. 463-3 peut prononcer les mesures prévues au I de l'article L. 464-2. Toutefois, la sanction pécuniaire ne peut excéder 750 000 euro pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ".

1. SUR LA GRAVITE DES PRATIQUES CONSTATEES

49. Le Conseil de la concurrence, dans sa décision n° 07-D-29 du 26 septembre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre dans le cadre de marchés publics d'installation électrique lancés par l'établissement public du musée et du domaine national de Versailles et qui concernait des pratiques similaires d'offres identiques en prix de la part de deux sociétés soumissionnaires, a précisé : " Les pratiques commises, consistant en des actions concertées entre soumissionnaires concurrents à des marchés publics, sont considérées de façon constante par les autorités de concurrence comme des pratiques graves par nature, puisque seul le respect des règles de concurrence dans ce domaine garantit à l'acheteur public la sincérité de l'appel d'offres et la bonne utilisation de l'argent public. "

50. L'entente a porté préjudice à une personne publique, à savoir une collectivité territoriale - le département des Alpes-Maritimes - chargée de missions d'intérêt public. Sans la maladresse qui a consisté pour l'une des deux entreprises mises en cause à recopier exactement le prix total TTC et le montant de TVA de l'autre, la collectivité concernée n'aurait vraisemblablement pas pu identifier que le jeu de la concurrence avait été faussé.

51. De toute évidence, la mise en concurrence n'a pu pleinement jouer puisque deux entreprises, sur les trois candidats ayant répondu, ne se sont pas livrées à une concurrence effective entre elles. Cela a conduit le maître d'ouvrage à devoir relancer un nouvel appel d'offres. En répondant à une procédure de mise en concurrence, les sociétés en cause ne pouvaient ignorer le caractère prohibé de leur pratique.

2. SUR LE DOMMAGE A L'ECONOMIE

52. Il résulte d'une jurisprudence constante concernant les ententes anticoncurrentielles en matière de marchés faisant appel à la concurrence que le dommage causé à l'économie par ces pratiques est indépendant du dommage souffert par l'acheteur.

53. Ainsi, dans son arrêt du 13 janvier 1998, la Cour d'appel de Paris, s'agissant du dommage à l'économie en matière d'ententes dans le cadre d'appels d'offres, a énoncé que " le dommage causé à l'économie est indépendant du dommage souffert par le maître d'ouvrage en raison de la collusion entre plusieurs entreprises soumissionnaires et s'apprécie en fonction de l'entrave directe portée au libre jeu de la concurrence ".

54. Dans un arrêt du 8 octobre 2008 - arrêt " SNEF " - la cour a encore souligné que " le dommage à l'économie (...) ne se réduit pas au préjudice éventuellement subi par le maître de l'ouvrage et s'apprécie en fonction de la perturbation générale apportée au fonctionnement normal des marchés par les pratiques en cause (...) ".

55. Ainsi, la circonstance que l'une des sociétés mises en cause - Provence jardins - a soumissionné à un prix inférieur à son offre initiale lors de la seconde procédure d'appel d'offres et a obtenu le marché ne minore pas le caractère dommageable des pratiques incriminées.

56. Il convient de souligner que dans la présente affaire c'est l'acheteur public qui s'est plaint directement auprès de l'Autorité de la concurrence - à l'époque Conseil de la concurrence - des conditions des réponses à son appel d'offres.

57. A cet égard, le Conseil de la concurrence dans sa décision n° 09-D-10 du 27 février 2009 - relative à des pratiques dans le secteur du transport maritime entre la Corse et le continent - a aussi rappelé : " Il est de jurisprudence constante que l'annulation d'une consultation du fait - en tout ou en partie - d'une pratique anticoncurrentielle constitue bien un effet de cette pratique. (...) ". Le Conseil de la concurrence a ajouté : " La SNCM estime qu'en l'absence d'effet sensible sur le marché, du fait de l'annulation de l'appel d'offres (...) la pratique de la SNCM ne saurait être appréhendée (...). Mais, en droit de la concurrence, la recherche des effets produits par une pratique sous examen ne doit pas se limiter aux effets réels, constatés ex post sur le marché. Elle doit s'intéresser aussi aux effets potentiels, attendus de la pratique au moment où elle est mise en œuvre. (...) ".

58. Pour apprécier l'importance du dommage à l'économie, l'Autorité de la concurrence tient compte du montant du marché mais aussi de la " malheureuse valeur d'exemple que ce type de comportements peut susciter pour d'autres marchés ". Le montant global des sommes allouées au titre de l'appel d'offres concerné était d'un peu plus de 2 millions d'euro (estimation du maître d'ouvrage) et il convient de noter que l'offre finalement retenue lors de la seconde procédure d'appel d'offres a été inférieure à l'estimation du maître de l'ouvrage (de l'ordre de -11 %) mais aussi aux offres présentées lors du premier appel d'offres (de l'ordre de -7 %). Il n'est pas exclu que si la pression concurrentielle avait été non faussée dès le premier appel d'offres, de tels niveaux de prix auraient pu d'emblée être proposés à la personne publique. De plus, le chantier a pris plusieurs mois de retard. Toutefois, il conviendra de prendre en compte, à la décharge des entreprises mises en cause, le fait que l'enjeu du marché reste relativement modeste.

3. SUR LES SANCTIONS

a) Les sanctions pécuniaires

La nouvelle sirolaise de construction

59. Au cours de l'exercice comptable clos le 30 septembre 2008, la SAS La nouvelle sirolaise de construction a réalisé un chiffre d'affaires de 12 742 882 euro, dégageant un bénéfice de 1 295 476 euro ; au cours des deux exercices précédents, elle a réalisé des chiffres d'affaires de 12 536 111 euro lors de l'exercice clos le 30 septembre 2007 et de 10 165 760 euro lors de l'exercice clos le 30 septembre 2006, dégageant des bénéfices respectifs de 1 193 821 euro et de 639 219 euro. Elle a réalisé un chiffre d'affaires de 15 858 967 euro au cours de l'exercice clos le 30 septembre 2009 et un bénéfice de 724 045 euro. Il s'agit du chiffre d'affaires le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre de sorte que le plafond théorique de la sanction s'élève à 1 585 896 euro, en fait ramené à 750 000 euro (montant maximum prévu par l'article L. 464-5 du Code de commerce en cas de recours à la procédure simplifiée). En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 60 000 euro.

Provence jardins

60. Les chiffres d'affaires nets de Provence jardins ont été respectivement de 5 564 332 euro HT en 2007 et de 5 428 125 euro HT en 2006 ; elle a dégagé un bénéfice net de 137 093 euro en 2007 et de 166 018 euro en 2006 ; Provence jardins a réalisé un chiffre d'affaires net de 5 377 131 d'euro HT au cours de l'exercice 2008 générant un bénéfice net de 117 212 euro. Le chiffre d'affaires de la société Provence jardins réalisé au cours de l'exercice clos le 31 décembre 2007 qui s'élève à 5 564 332 euro est le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre de sorte que le plafond de la sanction s'élève à 556 433 euro. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-avant, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 20 000 euro.

b) L'obligation de publication

61. Afin d'informer de la présente décision les opérateurs actifs dans le domaine des marchés de travaux publics ainsi que les donneurs d'ordre de la région et de les inciter à la vigilance à l'égard de pratiques telles que celles condamnées, il y a lieu d'ordonner, conformément aux dispositions de l'article L. 464-2-I du Code de commerce, aux sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins de faire insérer dans le journal " Nice Matin " la publication suivante : " Par décision n° 10-D-10 du 10 mars 2010, l'Autorité de la concurrence après avoir été saisie par le conseil général des Alpes-Maritimes a infligé une sanction de 60 000 euro à la société La nouvelle sirolaise de construction ainsi qu'une sanction de 20 000 euro à la société Provence jardins pour avoir enfreint les dispositions sur la prohibition des ententes visées à l'article L. 420-1 du Code de commerce en ayant échangé des informations préalablement à la date limite de réception des offres lors de la procédure d'appel d'offres du conseil général de janvier-février 2007 concernant des travaux paysagers - aménagement du carrefour routier Saint-Isidore sur la RD 6202 à Nice. Le texte intégral de la décision de l'Autorité de la concurrence est accessible sur le site www.autoritedelaconcurrence.fr ".

Décision

Article 1er : Il est établi que les sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

Article 2 : Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

à la société La nouvelle sirolaise de construction, une sanction de 60 000 euro ;

à la société Provence jardins, une sanction de 20 000 euro.

Article 3 : Il est enjoint à la société La nouvelle sirolaise de construction et à la société Provence jardins de faire insérer à leurs frais partagés au prorata des sanctions qui leur sont infligées le texte figurant au paragraphe 61 de la présente décision dans le journal Nice Matin, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Cette publication interviendra dans un encadré en caractères noirs sur fond blanc de hauteur au moins égale à trois millimètres sous le titre suivant, en caractère gras de même taille : " Décision n° 10-D-10 du 10 mars 2010 de l'Autorité de la concurrence relative à des pratiques relevées lors de la procédure d'appel d'offres de janvier-février 2007 pour l'attribution d'un marché de travaux paysagers (aménagement du carrefour Saint-Isidore à Nice) ". Elle pourra être suivie de la mention selon laquelle la décision a fait l'objet de recours devant la Cour d'appel de Paris si de tels recours sont exercés. Les sociétés La nouvelle sirolaise de construction et Provence jardins adresseront, sous pli recommandé, au bureau de la procédure, copie de ces publications, dès leur parution.