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Décisions

CJCE, 10 juillet 1991, n° C-294/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République française, République fédérale d'Allemagne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. O'Higgins, Moitinho de Almeida, Díez de Velasco

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Kakouris, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn

CJCE n° C-294/89

10 juillet 1991

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 25 septembre 1989, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité en ne prenant pas, dans le respect des articles 59 et 60 du traité, toutes les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la directive 77-249-CEE du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (JO L 78, p. 17, ci-après "directive 77-249 ").

2 Les dispositions adoptées par la République française et visant à mettre en œuvre la directive 77-249, précitée, figurent dans le décret n° 72-468, du 9 juin 1972, organisant la profession d'avocat, tel qu'il a été modifié par le décret n° 79-233, du 22 mars 1979, relatif à la libre prestation de services en France par les avocats ressortissants des États membres des Communautés européennes (JORF du 23.3.1979, p. 659, ci-après "décret n° 72-468 ").

3 L'article 126-2, premier alinéa, du décret n° 72-468 dispose que "sont reconnus, en France, comme avocat les ressortissants des autres États membres des Communautés européennes qui exercent dans leur pays d'origine leurs activités professionnelles" sous l'une des dénominations mentionnées à l'article 1er, paragraphe 2, de la directive 77-249, précitée.

4 Par ailleurs, l'article 126-3, quatrième alinéa, du décret n° 72-468 prévoit que, "pour postuler ou diligenter les actes de la procédure, (l'avocat prestataire de services) doit, en matière civile, avoir recours, lorsque son ministère est obligatoire : devant le tribunal de grande instance, à un avocat inscrit au barreau de ce tribunal ou habilité à postuler devant lui; devant la cour d'appel, à un avoué près cette cour ou, à défaut, à un avocat habilité à postuler devant elle ". De plus, aux termes de l'article 126-3, cinquième alinéa, de ce même décret, l'avocat prestataire de services doit, "devant les autres juridictions, organismes juridictionnels ou disciplinaires ou les autorités publiques, ... sous réserve des usages en vigueur au jour de l'entrée en application du présent article, agir de concert avec un avocat inscrit à un barreau français qui sera, s'il y a lieu, responsable à l'égard de cette juridiction, organisme ou autorité ".

5 Dans la lettre de mise en demeure et dans l'avis motivé qu'elle a adressés à la République française conformément à l'article 169 du traité, la Commission a formulé trois griefs distincts à l'encontre des dispositions du décret n° 72-468 relatives à la libre prestation de services en France par les avocats. Le premier grief concerne le champ d'application personnel de ces dispositions, tel qu'il résulte de l'article 126-2, premier alinéa, du décret. Le deuxième grief porte sur le domaine auquel s'applique l'obligation, imposée à l'avocat prestataire de services, d'agir de concert avec un avocat établi en France. Le troisième grief vise l'obligation, imposée à l'avocat prestataire de services, d'avoir recours, devant certaines juridictions, à un avocat inscrit au barreau de la juridiction saisie afin de postuler ou de diligenter les actes de procédure.

6 La République française ne s'étant pas conformée à l'avis motivé émis par la Commission, celle-ci a introduit le présent recours.

7 Pour un plus ample exposé du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

A - Champ d'application personnel du décret n° 72-468.

8 La Commission estime que l'article 126-2, premier alinéa, du décret n° 72-468 est contraire à l'article 1er, paragraphe 2, de la directive 77-249, parce qu'il prive les ressortissants français, exerçant la profession d'avocat dans un État membre autre que la République française, du bénéfice des dispositions relatives à la libre prestation des services en France par les avocats.

9 La République française ne conteste pas le manquement qui lui est ainsi reproché.

10 En vertu de l'article 1er, paragraphe 2, de la directive 77-249, le terme "avocat", au sens de cette directive, désigne toute personne habilitée à exercer ses activités professionnelles sous l'une des dénominations mentionnées dans cette disposition. Par ailleurs, l'article 2 de cette même directive prévoit que les personnes visées à l'article 1er, paragraphe 2, doivent être reconnues comme avocats par chaque État membre, pour l'exercice de leurs activités en prestation de services.

11 Par conséquent, doivent être reconnus en France comme avocats, pour l'exercice de leurs activités en prestation de services, non seulement les ressortissants des États membres autres que la République française, mais également les ressortissants français habilités à exercer leurs activités professionnelles dans un État membre autre que la République française, sous l'une des dénominations visées à l'article 1er, paragraphe 2, de la directive 77-249.

12 Il y a dès lors lieu de constater qu'en privant les ressortissants français qui exercent la profession d'avocat dans un État membre autre que la République française du bénéfice des dispositions relatives à la libre prestation de services en France par les avocats, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.

B - Domaine de la concertation

13 La Commission considère que l'article 126-3, cinquième alinéa, du décret n° 72-468 est contraire à l'article 5 de la directive 77-249 en ce qu'il oblige l'avocat prestataire de services à agir de concert avec un avocat inscrit à un barreau français dans des procédures se déroulant devant des organismes et autorités qui ne font pas partie du domaine de la justice, ainsi que dans des procédures dans lesquelles, en vertu du droit français, l'assistance d'un avocat n'est pas obligatoire.

14 La République française ne conteste pas le manquement qui lui est reproché.

15 Il convient de relever que l'article 5 de la directive 77-249 autorise les États membres à exiger des avocats prestataires de services qu'ils agissent de concert avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie, uniquement "pour l'exercice des activités relatives à la représentation et à la défense d'un client en justice ".

16 Par conséquent, cette obligation ne peut être imposée pour l'exercice d'activités devant des organismes ou autorités qui n'exercent pas de fonction juridictionnelle.

17 Par ailleurs, ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 25 février 1988, Commission/Allemagne, point 13 (427-85, Rec. p. 1123), l'article 5 de la directive 77-249 ne saurait avoir pour effet de soumettre l'avocat prestataire de services à des exigences qui ne trouveraient aucune équivalence dans les règles professionnelles qui seraient applicables à défaut de toute prestation de services au sens du traité.

18 Or, il est constant que, pour certaines procédures se déroulant devant les juridictions, la législation française n'exige pas que les parties soient assistées par un avocat. Elle permet, au contraire, aux parties d'assurer elles-mêmes leur défense ou, en ce qui concerne les procédures devant les tribunaux de commerce, de se faire assister et représenter par une personne qui n'est pas avocat, mais justifie d'un mandat spécial.

19 Par conséquent, l'avocat prestataire de services ne peut être obligé à agir de concert avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie, dans le cadre d'actions judiciaires pour lesquelles la législation française n'exige pas l'assistance obligatoire d'un avocat.

20 Il y a dès lors lieu de constater que, en obligeant l'avocat prestataire de services à agir de concert avec un avocat inscrit à un barreau français pour l'exercice d'activités devant des autorités et organismes qui n'exercent pas de fonction juridictionnelle ainsi que pour l'exercice d'activités pour lesquelles le droit français n'exige pas l'assistance obligatoire d'un avocat, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.

C - Territorialité de la postulation

21 La Commission estime que le quatrième alinéa de l'article 126-3 du décret n° 72-468 est contraire aux articles 59 et 60 du traité et à l'article 5 de la directive 77-249 en ce qu'il prévoit qu'en matière civile et lorsque son ministère est obligatoire l'avocat prestataire de services plaidant devant un tribunal de grande instance doit avoir recours à un avocat inscrit au barreau de ce tribunal ou habilité à postuler devant lui, afin de postuler ou de diligenter les actes de procédure.

22 Selon la Commission, l'avocat prestataire de services doit avoir la possibilité d'agir en France devant toute juridiction dans les mêmes conditions qu'un avocat inscrit au barreau de cette juridiction, c'est-à-dire, en particulier, qu'un avocat admis à postuler, sous la seule réserve de l'obligation d'agir de concert avec un avocat exerçant auprès de ladite juridiction.

23 La République française considère que l'obligation résultant de l'article 126-3, quatrième alinéa, du décret n° 72-468 est conforme à la notion de concertation, telle qu'elle figure à l'article 5 de la directive 77-249, précitée. A cet égard, elle fait valoir que l'obligation d'avoir recours à un avocat inscrit au barreau de la juridiction saisie afin de postuler est justifiée par le fait que, en vertu de l'article 5 de la même directive, cet avocat est responsable, à l'égard de la juridiction saisie, du respect des règles procédurales et déontologiques applicables.

24 A titre liminaire, il convient de rappeler que la Cour, statuant en matière de liberté d'établissement, a précisé, dans l'arrêt du 12 juillet 1984, Klopp, point 20 (107-83, Rec. p. 2971), que, si, compte tenu des particularités de la profession d'avocat, il faut reconnaître à l'État membre d'accueil le droit, dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, d'exiger des avocats inscrits à un barreau sur son territoire qu'ils exercent leurs activités de manière à maintenir un contact suffisant avec leurs clients et les autorités judiciaires et respectent les règles de déontologie, ces exigences ne peuvent pas avoir pour effet d'empêcher les ressortissants des autres États membres d'exercer effectivement un droit qui leur est garanti par le traité.

25 En ce qui concerne la liberté de prestation de services, toutes les restrictions à cette liberté doivent, d'après l'article 59 du traité, être éliminées, cela en vue de permettre notamment au prestataire de services, comme le formule l'article 60, troisième alinéa, du traité, d'exercer son activité dans le pays où la prestation est fournie dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants.

26 Ces dispositions ont pour but principal de rendre possible au prestataire l'exercice de son activité dans l'État membre d'accueil sans discrimination par rapport aux ressortissants de cet État. Comme la Cour l'a précisé dans l'arrêt du 17 décembre 1981, Webb, point 16 (279-80, Rec. p. 3305), elles n'impliquent pas que toute législation nationale applicable aux ressortissants de cet État et visant normalement une activité permanente des personnes établies dans celui-ci puisse être appliquée intégralement de la même manière à des activités, de caractère temporaire, exercées par des personnes établies dans d'autres États membres.

27 La règle de l'exclusivité territoriale prévue au quatrième alinéa de l'article 126-3 du décret n° 72-468 relève précisément d'une législation nationale qui vise normalement une activité permanente des avocats établis sur le territoire de l'État membre concerné, ces avocats ayant tous le droit de postuler devant le tribunal de grande instance dans le ressort duquel ils sont établis. En revanche, l'avocat prestataire de services qui est établi dans un autre État membre ne se trouve pas dans une situation où il puisse postuler devant un tribunal de grande instance français.

28 Dans ces conditions, il convient de constater que la règle de l'exclusivité territoriale ne saurait être appliquée à des activités de caractère temporaire exercées par des avocats établis dans d'autres États membres, ceux-ci se trouvant, de ce point de vue, dans des conditions de droit et de fait qui ne permettent pas la comparaison avec celles applicables aux avocats établis sur le territoire français.

29 Cette constatation ne s'impose toutefois que sous réserve de l'obligation, pour l'avocat prestataire de services, d'agir de concert avec un avocat agréé auprès de la juridiction saisie, dans les limites et selon les modalités définies par la Cour dans l'arrêt du 25 février 1988, Commission/Allemagne, précité.

30 Dans cet arrêt, la Cour a jugé que l'obligation, à laquelle les États membres peuvent soumettre l'avocat prestataire de services, d'agir de concert avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie avait pour but de fournir à l'avocat prestataire de services l'appui nécessaire en vue d'agir dans un système juridictionnel différent de celui auquel il est habitué et de donner à la juridiction saisie l'assurance qu'il dispose effectivement de cet appui et qu'il est ainsi en mesure de respecter pleinement les règles procédurales et déontologiques applicables.

31 Dans cette perspective, l'avocat prestataire de services et l'avocat local, tous deux soumis aux règles déontologiques applicables dans l'État membre d'accueil, doivent être considérés à même de définir ensemble, dans le respect de ces règles déontologiques et dans l'exercice de leur autonomie professionnelle, les modalités de coopération appropriées au mandat qui leur a été confié.

32 Cette considération n'exclut pas la possibilité pour les législateurs nationaux de fixer le cadre général de la coopération entre les deux avocats. Encore faut-il que les obligations résultant de ces dispositions ne soient pas disproportionnées par rapport aux objectifs du devoir de concertation tels qu'ils ont été définis ci-avant.

33 La République française fait valoir que la règle prévue au quatrième alinéa de l'article 126-3 du décret n° 72-468 est nécessaire pour donner à la juridiction saisie l'assurance que l'avocat prestataire de services respectera pleinement les règles procédurales et déontologiques applicables en France. D'une part, cette règle serait indispensable au respect des dispositions visant à assurer un déroulement rapide et contradictoire de la procédure, notamment lors de l'instruction, qui impliquent l'existence entre l'avocat postulant et la juridiction saisie d'un contact permanent qu'un avocat établi dans un autre État membre ne serait pas en mesure d'assurer. D'autre part, elle serait de nature à faciliter l'engagement des poursuites disciplinaires à l'encontre de l'avocat local qui agit de concert avec l'avocat prestataire de services.

34 Cette argumentation ne saurait être retenue.

35 D'une part, comme la Cour l'a déclaré dans l'arrêt du 12 juillet 1984, Klopp, point 21, précité, les moyens actuels de transport et de télécommunication offrent aux avocats la possibilité d'assurer de manière appropriée les contacts nécessaires avec les autorités judiciaires et les clients. En outre, un déroulement rapide de la procédure, dans le respect du principe du contradictoire, peut être assuré en imposant à l'avocat prestataire de services des obligations qui restreignent de façon moindre l'exercice de ses activités. Ainsi, cet objectif pourrait être atteint en imposant à l'avocat prestataire de services l'obligation d'élire domicile auprès de l'avocat avec lequel il agit de concert, auquel les notifications provenant de la juridiction saisie pourraient être valablement faites.

36 D'autre part, si elle peut faciliter les poursuites disciplinaires à l'encontre de l'avocat local, la règle de l'exclusivité territoriale n'est pas nécessaire à l'exercice de telles poursuites.

37 Par conséquent, il y a lieu de constater qu'en exigeant qu'en matière civile et lorsque son ministère est obligatoire l'avocat prestataire de services plaidant devant un tribunal de grande instance ait recours à un avocat inscrit au barreau de ce tribunal ou habilité à postuler devant lui, afin de postuler ou de diligenter les actes de procédure, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.

Sur les dépens

38 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens. La République fédérale d'Allemagne, qui est intervenue au soutien des conclusions présentées par la République française, supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Déclare et arrête :

1) La République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 59 et 60 du traité CEE et de la directive 77-249-CEE du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats :

- en privant les ressortissants français qui exercent la profession d'avocat dans un État membre autre que la République française du bénéfice des dispositions relatives à la libre prestation de services en France par les avocats;

- en obligeant l'avocat prestataire de services à agir de concert avec un avocat inscrit à un barreau français pour l'exercice d'activités devant des autorités et organismes qui n'exercent pas de fonction juridictionnelle ainsi que pour l'exercice d'activités pour lesquelles le droit français n'exige pas l'assistance obligatoire d'un avocat;

- en exigeant qu'en matière civile et lorsque son ministère est obligatoire l'avocat prestataire de services plaidant devant un tribunal de grande instance ait recours à un avocat inscrit au barreau de ce tribunal ou habilité à postuler devant lui, afin de postuler ou de diligenter les actes de procédure.

2) La République française est condamnée aux dépens.

3) La République fédérale d'Allemagne supportera ses propres dépens.