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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 23 mars 2010, n° ECEC1010051X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cegape (SAS)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, Président de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Remenieras (faisaint fonction)

Conseillers :

Mme Jourdier, M. Gilland

Avocat :

Me Saffar

CA Paris n° ECEC1010051X

23 mars 2010

LA COUR :

Vu le recours en réformation, formé le 6 mai 2009 par la société Cegape contre la décision n° 09-D-16 rendue le 8 avril 2009 par l'Autorité de la concurrence qui a dit n'y avoir lieu à poursuivre la procédure, ouverte sur la saisine de la société Cegape, et relative à des pratiques mises en œuvre par l'Agence de mutualisation des universités et des établissements d'enseignement supérieur ou de recherche ou de support à l'enseignement supérieur ou à la recherche (ci-après l'AMUE) qu'elle estime anticoncurrentielles sur le fondement de l'article L. 420-2 du Code de commerce,

Vu le mémoire déposé le 6 mai 2009 par la société Cegape à l'appui de son recours, soutenu par son mémoire en réplique du 19 novembre 2009, par lequel la requérante demande à la cour de :

- dire que l'AMUE se trouve bien en position dominante sur le marché pertinent des logiciels de gestion des ressources humaines, paye et analyse financière destinés aux universités et établissements d'enseignement supérieur français,

- prescrire à l'Autorité de la concurrence de reprendre l'examen du dossier en conséquence, ou bien, usant de son pouvoir d'évocation :

- dire que l'AMUE a abusé de sa position dominante sur ce marché,

- lui enjoindre d'assurer, dans un délai d'un mois et sous astreinte, la pleine compatibilité fonctionnelle et technique de ses solutions avec le logiciel Win-Paie de Cegape,

- indemniser le gain manqué par la société Cegape en condamnant l'AMUE à lui payer 1 500 000 euro de dommages et intérêts,

- subsidiairement ordonner une expertise,

Vu les observations écrites de l'Autorité de la concurrence en date du 20 octobre 2009,

Vu le courrier, reçu le 20 octobre 2009, par lequel le ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi informe la cour que, partageant l'analyse de l'Autorité de la concurrence, il n'entend pas user de la faculté que lui réservent les articles R. 464-18 et R. 464-19 du Code de commerce de présenter des observations écrites et orales;

Vu les observations écrites du Ministère public, mises à la disposition des parties avant l'audience;

Après avoir entendu à l'audience publique du 26 janvier 2010, en leurs observations orales, le conseil de la requérante qui a été mis en mesure de répliquer, le représentant de l'Autorité de la concurrence, et le Ministère public;

Sur ce :

Considérant que sur les parties en présence, le secteur concerné et les produits en cause, il convient de se reporter aux constatations, non contestées par la société Cegape, figurant dans les § 1 à 18 de la décision de l'Autorité de la concurrence;

Considérant qu'il suffit de rappeler quant aux circonstances de cette affaire :

- que l'"Agence de mutualisation des universités et des établissements d'enseignement supérieur ou de recherche ou de support à l'enseignement supérieur ou à la recherche", dite l'AMUE, est un groupement d'intérêt public, ayant pour objet d'organiser la coopération entre ses membres et de servir de support à leurs actions communes en vue d'améliorer la qualité de leur gestion, dans le respect de leur autonomie; que dans ce cadre l'AMUE a développé plusieurs outils informatiques et notamment le logiciel Harpège dédié à la gestion des données de ressources humaines de ses membres;

- qu'au 25 mars 2008 l'AMUE comptait 158 membres dont 84 universités, 5 UIFM, et 69 établissements d'enseignement (écoles supérieures, écoles normales, instituts ...) ou de recherche; que selon la réponse de l'AMUE aux questions de l'Autorité de la concurrence (cote 234), à la date du 18 avril 2008, 84 établissements (dont 70 universités) étaient équipés du logiciel Harpège et 5 établissements étaient en cours d'implantation;

- que les réformes survenues dans la fonction publique (loi d'orientation législative et de finances dite LOLF), ainsi que spécifiquement dans les universités (loi relative aux libertés et responsabilités des universités dite LRU) ont mis à la charge de ces dernières des obligations nouvelles, faisant apparaître un besoin accru de gestion intégrée des trois fonctions des ressources humaines (données relatives au personnel, paye, analyse financière) au départ informatisées séparément;

- qu'à partir de l'année 2004 l'AMUE a donc décidé l'élargissement du périmètre d'Harpège à de nouvelles fonctionnalités, en donnant la priorité à l'étude d'une interface entre cet outil et les applications de paie (cote 318 extrait d'une réunion de 2004); qu'ainsi dans le cadre d'un marché public elle a confié à la société Unilog le développement d'une extension de son logiciel Harpège, dénommé Harpège-Paie, pour assurer l'échange de données avec les systèmes utilisés par les trésoreries générales pour la paye des agents de l'Etat;

- que la société Cegape a pour activité la fourniture de prestations de formation, conseil, vente de logiciels à destination des directions financières et de ressources humaines, spécialement sur le secteur public; qu'ainsi depuis les années 1990 elle commercialise entre autres produits un logiciel du nom de Win-Paie servant à la gestion de la paye et à l'analyse financière; qu'entre 2005 et 2008 une trentaine d'établissements universitaires se sont équipés de ce logiciel;

- qu'au cours de l'année 2007 la société Cegape a reproché à l'AMUE des atteintes à la libre concurrence, notamment par le dénigrement de son logiciel Win-Paie auprès des universités et établissements d'enseignement; qu'après avoir échoué devant la juridiction administrative dans son action en référé tendant à voir interdire à l'AMUE de développer le logiciel Harpège-Paie, la société Cegape a saisi le 5 mars 2008 le Conseil de la concurrence, de pratiques anticoncurrentielles au regard de l'article L. 420-2 du Code de commerce, reprochées à l'AMUE, selon elle en position dominante sur le marché de référence entendu comme celui de "l'équipement en systèmes d'information des Universités et Établissements d'enseignement supérieur français" (cote 21 : extrait de la saisine); que plus précisément elle dénonçait l'exploitation de cette situation favorable et l'emploi de moyens déloyaux par l'AMUE, ayant pour effet de barrer l'accès de la société Cegape au marché considéré, son préjudice étant dès à présent constitué par la baisse de ses ventes dans le secteur universitaire;

Considérant qu'après les investigations menées par le rapporteur désigné le 14 mars 2008 et ayant clos son rapport le 10 décembre 2008, l'Autorité de la concurrence, en application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce, a décidé n'y avoir lieu à poursuivre en retenant qu'il n'était pas établi que l'AMUE soit en position dominante sur un marché;

Considérant que la société Cegape soutient que cette analyse procède d'une erreur d'appréciation tant du droit que des faits de la cause; qu'elle reproche à l'Autorité de la concurrence d'avoir calqué son avis sur les observations du rapporteur sans répondre aux critiques qu'elle avait formulées contre la proposition de non-lieu;

Qu'elle demande à la cour de réformer la décision de non-lieu et de prescrire à l'Autorité de la concurrence de reprendre l'examen du dossier "en postulant l'existence d'un marché pertinent sur lequel l'AMUE se trouve en position dominante";

Considérant cependant que pour reprocher des pratiques anticoncurrentielles d'exploitation abusive d'une position dominante sur un marché, prohibées par l'article L. 420-[2] du Code de commerce, il faut non pas postuler mais au préalable démontrer que l'AMUE se trouve en position dominante sur le marché;

Considérant que dans sa saisine la société Cegape faisait valoir que :

"Le secteur d'activité des pratiques anticoncurrentielles objet de la présente plainte est celui de la gestion par outil informatique de la paie, des ressources humaines et de l'analyse financière de la masse salariale que les Universités doivent assurer sur le budget que l'Etat leur alloue chaque année," (Cote l du dossier de l'Autorité de la concurrence)

"les établissements universitaires demandeurs de solutions informatiques cherchent àfaire converger les fonctions de GRH, de paie et d'analyse financière, sachant que la gestion des ressources humaines est le point de passage obligé pour déclencher les processus suivants de paie et d'analyse financière, " (Cote 9)

"l'AMUE exploite une position dominante qui tient au fait qu'elle bénéficie, grâce à son statut de Groupement d'intérêt public d'une proximité avec les Universités et autres établissements d'enseignement supérieur et d'une facilité d'accès au marché qu'ils constituent, que ne peut posséder une entreprise privée," (Cote 20)

"les Universités étant pour la plupart équipées de l'outil Harpège, que l'AMUE leur a placé il y a bien des années, se sentent obligées de compléter leurs schémas d'information de ce qui est présenté comme un appendice à ce système de traitement automatisé de l'information : Harpège Paie. Grâce à Harpège qui équipe 80 % de la clientèle ciblée l'AMUE exerce un contrôle du marché. Le marché de référence est celui de l'équipement en systèmes d'information des Universités et Etablissements d'enseignement supérieur français." (Cote 21)

Que dans ses observations sur la proposition de non-lieu, la société Cegape faisait valoir que l'AMUE voulait l'écarter du "marché des universités et autres établissements d'enseignement supérieur" (page 10);

Considérant que dans la décision critiquée du 8 avril 2009, l'Autorité de la concurrence a dénié l'existence d'un marché limité aux universités en énonçant que leurs besoins en logiciels de gestion de données de ressources humaines ne diffèrent pas de ceux des autres établissements d'enseignement supérieur qui n'utilisent pas Harpège, ni même des besoins des autres entités du secteur public utilisant d'autres logiciels pour cette fonction (§ 27); qu'elle a retenu que "le marché pertinent pour l'analyse de la puissance de marché de l'AMUE s'étend au moins aux logiciels remplissant les mêmes fonctions [c'est-à-dire gestion des données de ressources humaines] pour les administration publiques"; qu'elle en a conclu qu'il n'est pas établi que l'AMUE dont les ventes d'Harpège représentent moins de 5 % d'un tel marché soit en position dominante sur un marché;

Considérant qu'à l'appui de son recours, la société Cegape fait valoir notamment (recours page II) que le nouveau mode de fonctionnement des universités issu de la loi LRU a engendré pour celles-ci un besoin spécifique qui caractérise un marché particulier et que "ce besoin ne peut être couvert que par une convergence entre leurs fonctions administratives et financières et nécessite donc un échange de données entre leurs différents outils informatiques actuellement disponibles dans les domaines de la gestion des ressources humaines, de la paie et de l'analyse financière"; qu'elle ajoute que "c'est à cette demande spécifique que s'attache à répondre l'AMUE avec ses logiciels Harpège et Harpège-Paie, et c'est aussi sur ce segment de marché que se positionne la société Cegape avec son logiciel Win-Paie";

Que le marché spécifique ainsi évoqué par la société Cegape est donc un nouveau marché, apparu en 2006 ou 2007 sur lequel l'AMUE et elle sont des concurrents potentiels; que selon la société Cegape, l'AMUE ferait sur ce marché une exploitation abusive de sa situation de prestataire principal concernant la gestion des données de ressources humaines des universités équipées à plus de 80 % par son logiciel Harpège, cette situation étant confortée par la fourniture d'autres logiciels pour la partie comptabilité et par son statut de groupement d'intérêt public; que la société Cegape évoque une "double présence monopolistique" de l'AMUE (recours page 8);

Considérant que pour tenter de démontrer que le marché de la gestion informatisées des données de ressources humaines pour les administrations publiques n'est pas le marché pertinent pour apprécier la position de l'AMUE, la société Cegape s'attache au fait que 70 universités sur les 84 existant en France se sont équipées d'Harpège pour la gestion des informations concernant leur personnel; qu'elle en déduit qu'Harpège est un produit unique créé pour les universités et établissements d'enseignement supérieur dont les besoins constituent un marché spécifique pour lequel il n'y a pas de produit substituable;

Considérant qu'il est indéniable qu'Harpège a été développé pour les adhérents de l'AMUE et que son statut de GIP interdit à l'AMUE de le commercialiser en dehors de ses adhérents donc forcément des universités et établissements d'enseignement supérieur ou de recherche;

Que l'existence d'un marché spécifique des logiciels à destination des universités et établissements d'enseignement supérieur pour la gestion informatisée des données de ressources humaines (c'est-à-dire la gestion des informations sur le personnel, à distinguer de la "gestion des ressources humaines" qui comprend aussi la paie et l'analyse financière de la masse salariale, comme il est exposé au § 6 de la décision) n'est pas pour autant démontrée; qu'au contraire l'Autorité de la concurrence a relevé à juste titre que les besoins de cette clientèle sur ce plan sont satisfaits aussi par un logiciel non spécifique à ce secteur, ni même à la fonction publique, comme celui de la société Virtualia qui équipe six universités sur la trentaine d'établissements dépendant du ministère de l'Education faisant partie de sa clientèle, laquelle comprend en outre une vingtaine d'autres établissements publics ou administrations et non des moindres (cf § II de la décision); que la société Cegape n'a pas apporté d'éléments probants pour contredire les déclarations recueillies par le rapporteur quant à l'absence d'influence des réformes précitées sur le caractère substituable des différents logiciels de gestion des données afférentes au personnel;

Considérant que la société Cegape reproche vainement à l'Autorité de la concurrence de ne pas avoir recherché quels éditeurs équipaient les établissements d'enseignement supérieur à gestion publique autres que ceux équipés par Harpège (au nombre de 89 selon les chiffres non contestés fournis par l'AMUE et cité au § 8 de la décision) ou par Virtualia (une trentaine, cités au début du § II); qu'il n'est pas indispensable pour apprécier la position de l'AMUE de savoir quelles solutions de gestion des données de ressources humaines ces autres établissements ont choisi; que la décision rappelle néanmoins (§ 12) que le représentant de la société Virtualia a cité parmi ses concurrents SAP, et HR Access, dont les systèmes sont très répandus et non spécifiques à un secteur d'activité;

Considérant qu'en réalité pour l'informatisation des données de ressources humaines, ne bénéficie d'aucun pouvoir de marché particulier l'AMUE, dont le logiciel Harpège équipe 89 établissements sur environ 2 500 établissements à gestion publique dépendant du ministère de l'Education et de la Recherche, c'est-à-dire moins de 5 % du nombre des établissements du secteur, et évidemment un pourcentage bien moindre des administrations et établissements du secteur public; qu'une position aussi marginale sur un marché qui comprend des entités de taille comparables aux universités rend inopérante la critique de la société Cegape qui reproche à l'Autorité de la concurrence de ne pas avoir calculé les parts de marché sur la base du chiffre d'affaires généré par les produits de gestion administrative ou du nombre d'agents gérés;

Considérant qu'enfin, prétendre, comme le fait la société Cegape, qu'il existe un marché des logiciels de gestion informatisée des informations sur le personnel destinés aux universités parce que 80 % des universités sont équipées d'Harpège, c'est se placer dans une perspective faussée en prenant en considération uniquement les utilisateurs qui, situés sur un marché incontestablement plus large, comme celui de ces mêmes logiciels à destination de la fonction publique en général, ont déjà fait un choix parmi des produits en concurrence;

Que de même le fait que les établissements ayant choisi Harpège soient plus enclins à rechercher des solutions compatibles, comme celles proposées par l'AMUE, pour leurs besoins, désormais liés au premier, relatifs à la paie et à l'analyse financière, ne peut pas conduire à délimiter un marché de produits destinés à ces seuls établissements pour la gestion globale et intégrée des ressources humaines, cette situation étant la résultante d'un choix d'équipement effectué antérieurement sur un marché concurrentiel plus large sur lequel l'AMUE n'est pas en position dominante comme l'a constaté à juste titre l'Autorité de la concurrence;

Que le marché pertinent pour mesurer la puissance de marché de l'AMUE n'est donc pas celui que prétend la société Cegape;

Qu'en définitive la décision de non-lieu à poursuites n'apparaît pas critiquable;

Par ces motifs, Rejette le recours de la société Cegape contre la décision n° 09-D-16 rendue le 8 avril 2009 par l'Autorité de la concurrence et toutes ses demandes subséquentes; Condamne la société Cegape aux dépens.