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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 15 avril 2010, n° ECEC1012602X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Vicat (SA), Lafarge Ciments (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, Président de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Magendie

Président de chambre :

M. Fossier

Conseillers :

Mmes Jourdier, Oppelt-Reveneau

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bernabe Chardin Cheviller

Avocats :

Mes Ninane, Brunet

CA Paris n° ECEC1012602X

15 avril 2010

Circonstances, faits et procédure

Le marché

Le ciment est un produit dérivé d'un produit intermédiaire, le "clinker", mélangé à d'autres substances, dont les propriétés varient selon les quantités de matières premières utilisées et les méthodes de production choisies. Eu égard à ces différentes propriétés, les autorités communautaires ont mis en place un processus de normalisation des ciments courants qui a abouti en 1992 à la prénorme ENV-197-1 puis en 1995 à la prénorme ENV-197-2, en vigueur à l'époque des faits, laquelle distingue les ciments courants selon leur composition (ciment Portland, ciment Portland composé, ciment de haut fourneau, ciment pouzzolanique et ciment au laitier et aux cendres) et les répartit en trois classes (32,5 - 42,5 - 52,5) selon la valeur minimale de résistance à la compression mesurée à 28 jours.

Il n'existe dans aucun des deux départements de l'île de Corse de cimenterie ou de centre de distribution exploité directement par les cimentiers, de sorte que tout le ciment distribué dans l'île est importé par voie maritime - via les ports de Bastia, Calvi, Ile Rousse, Ajaccio, Porto-Vecchio et Propriano - soit par navires rouliers (autrement dits "rolls", à bord desquels embarquent des camions chargés de ciment, le plus souvent conditionné en sacs), l'avantage de ce mode de transport étant qu'il ne nécessite aucune installation spécifique de stockage-ensachage, ni au port de livraison, ni chez le négociant, soit par navires vraquiers, plus économiques pour les grandes quantités et permettant d'amortir les investissements d'installations de stockage et d'ensachage nécessités sur place. Ces deux modes de transport sont donc complémentaires, leur utilité dépendant de la quantité transportée et de la disponibilité sur place d'installations cimentières fixes.

A partir des années 60, alors que jusque là, le ciment provenant de France continentale était transporté essentiellement par navires rouliers, les autorités locales et les négociants "corses" ont souhaité développer le transport en vrac. Des silos ont été construits sur le port de Bastia tandis que, dans le Sud de la Corse, les négociants créaient leurs propres infrastructures de stockage et d'ensachage du ciment. Par arrêté ministériel du 30 juillet 1969, l'Etat a octroyé à la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Haute-Corse une concession d'outillage public de 30 ans sur le port de Bastia, en prévoyant la possibilité pour le concessionnaire de confier à un tiers l'exploitation de l'outillage public concédé.

Le ciment est distribué en Corse par des négociants dont les principaux se sont regroupés au sein du syndicat de négociants en matériaux de construction (ci-après, "le Syndicat").

Les types de ciments distribués peuvent notamment être distingués suivant qu'ils possèdent la norme NF. Cette norme représente un indice de qualité et est obligatoire pour les ciments destinés aux marchés publics, qui représentent 30 % des ventes. Les négociants qui souhaitent distribuer du ciment bénéficiant de cette norme doivent se doter de structures de stockage et d'ensachage agréées par l'AFNOR.

Ces antennes de distribution sont soit exploitées directement par les cimentiers soit par des négociants stockistes ensacheurs. En l'espèce, les antennes de distribution du ciment de Lafarge et de Vicat sont principalement des négociants regroupés dans le GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse (ci-après, "le GIE").

La distribution du ciment s'organise autour du port de déchargement du ciment le plus proche des infrastructures de stockage et d'ensachage accessibles aux négociants "corses". Compte tenu des contraintes géographiques de la Corse et de son réseau routier, il apparaît que les négociants ne peuvent s'approvisionner et distribuer de ciment au-delà d'une zone de l'ordre de 50 à 100 km autour de ces installations.

Les entités en présence

27 septembre 1994, la CCI a conclu avec les producteurs de ciments Lafarge et Vicat un "sous-traité d'exploitation d'un outillage public de stockage et d'ensachage du ciment" (soit 4 silos de stockage d'une capacité individuelle de 800 tonnes, complétés par une unité d'ensachage) pour une durée de 5 ans, renouvelable à compter du 1er septembre 1999 pour une durée minimale de 25 ans, prévoyant en son article XI une faculté de subdélégation de tout ou partie de l'exploitation des installations en cause au GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse, qui avait été constitué le 20 juin 1993 pour l'exploitation logistique des installations de réception et de distribution du ciment admis à la marque "NF liants hydrauliques". Le même jour, a été signé un protocole d'accord en vertu duquel les producteurs de ciment participaient au financement du réaménagement des installations de réception, soit de stockage et d'ensachage, et de distribution sur le port de Bastia, en accordant à la CCI un prêt de 15 millions de francs au taux de 7 %, remboursable en 30 annuités de 1 208 796 F.

Par convention de subdélégation du 8 novembre 1994, les sociétés Lafarge et Vicat ont confié l'exploitation exclusive des installations du port de Bastia au GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse pendant 30 ans, lequel prenait en charge le paiement des annuités de remboursement du prêt susmentionné.

Parallèlement, et depuis 1986, le transport du ciment en vrac bénéficiait d'une subvention étatique dans le cadre du " principe de continuité territoriale ". Un contrat de concession de service public, devant expirer le 31 décembre 1998, avait été conclu avec la compagnie de transport Someca Transport (ci-après Someca) et l'affréteur Pittaluga pour assurer le transport de ciment en vrac entre le continent et la Corse, imposant un nombre minimum de voyages par an et l'obligation de desservir l'ensemble des ports "corses", moyennant une subvention d'un montant, entre 1990 et 1998, de 12 à 15 millions de francs par an et ce, jusqu'au 1er juillet 1998.

Avant le terme de ce contrat, des études ont été menées en vue de réorganiser les filières d'approvisionnement en ciment en Corse et, finalement, le 6 juillet 1998, un contrat d'exclusivité a été signé entre Lafarge, Vicat et Someca par lequel cette dernière s'engageait à poursuivre le transport de ciment en vrac à destination de la Corse selon de nouvelles modalités (utilisation d'un seul navire, le Capo Rosso, dont la capacité était portée à 1 500 tonnes, remplissage maximal, et non à la carte, des cuves à ciment, diminution du nombre de rotations), les cimentiers garantissant en contrepartie un quota minimum annuel de remplissage des cuves de 130 000 tonnes; que ces nouvelles dispositions ont eu pour effet de ramener le prix du transport par tonne de ciment à 153 F (Vicat) ou 178,50 F (Lafarge) au lieu de 245 F sous le régime précédent, ces économies permettant de compenser partiellement la perte de la subvention publique de 120 F par tonne. C'est dans ces conditions que la structure du marché du transport de ciment s'est profondément modifiée au cours de cette période, le transport roulier diminuant substantiellement voire disparaissant au profit du transport en vrac par le navire de Someca (85 % du total du trafic dans les années 80 contre 99 % en 1998).

Le 6 mai 1999, les sociétés Lafarge et Vicat ont conclu avec le Syndicat des négociants en matériaux de construction susmentionné un protocole d'accord d'une durée de quatre ans, tacitement renouvelable, protocole selon lequel le Syndicat prenait acte de l'engagement minimum global annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance de Nice, par l'utilisation exclusive des moyens de la Someca, et s'engageait à favoriser dans le respect de la règlementation l'acquisition par ses membres de ces quantités; les producteurs s'engageaient à informer les clients ne disposant pas d'installation de stockage et d'ensachage normée que la commercialisation se ferait par l'intermédiaire des négociants stockistes ensacheurs.

Les pratiques poursuivies par le Conseil de la concurrence

Par lettre du 6 juin 2000, le Minefi a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'approvisionnement et de la distribution du ciment en Corse. Après instruction, 10 griefs ont été notifiés (Cf Conseil n° 105 à 107). Certains ont été abandonnés au stade du rapport. Le Conseil a estimé établis les griefs n° 4, 5, 7 et 8 a.

La cour d'appel ne devait ultérieurement estimer établis que les griefs 4, 5 et 8-a, qui seront seuls rappelés :

- grief n° 5 : aux sociétés Lafarge et Vicat et au GIE de s'être entendues par le biais d'une convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures de stockage et d'ensachage sur le port de Bastia en date du 8 novembre 1994, comportant une obligation d'approvisionnement exclusif de tous les membres du GIE auprès des cimentiers Lafarge et Vicat pendant une période de trente ans pour tout produit transitant ou ayant transité par les installations faisant l'objet de l'accord. Cette pratique, mise en œuvre sur les marchés du ciment de Haute-Corse, a eu pour objet et pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants membres du GIE et de cloisonner l'accès à ces marchés aux concurrents grecs et italiens pendant une période de 30 ans. Cette pratique est prohibée par dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 § 1 du traité CE.

- grief n° 4 : aux sociétés Lafarge Ciments et Vicat et au syndicat des négociants en matériaux de construction de s'être entendus par le biais d'un protocole d'accord en date du 6 mai 1999 d'une durée de 4 ans, afin de lier les membres du syndicat par un contrat d'approvisionnement en ciment impliquant l'utilisation des moyens exclusifs de la Someca, à hauteur de 130 000 tonnes de ciment par an, en contrepartie de la signature d'un contrat de dépôt entre chaque négociant et les producteurs Lafarge Ciments et Vicat et de l'engagement des cimentiers français de leur confier les prestations de stockage, ensachage et commercialisation des produits achetés par leurs éventuels nouveaux clients en Corse. Ces pratiques, mises en œuvre sur les marchés du ciment de Haute-Corse, d'Ajaccio, Propriano et Porto-Vecchio, ont eu pour objet et pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants membres du syndicat et de cloisonner l'accès à ces marchés aux concurrents grecs et italiens pendant une période de quatre ans. Ces pratiques sont prohibées par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 § 1 du traité CE.

- grief n° 8-a : aux sociétés Lafarge et Vicat d'avoir abusé de leur position dominante collective sur les marchés du ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, Porto-Vecchio et Propiano : en octroyant des remises de fidélité aux négociants " corses " n'ayant pas procédé à des importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie, et ce, entre le 1er décembre 1997 et la fin du premier trimestre 1998 pour Vicat, entre le 1er décembre 1997 et mai 1998 pour Lafarge et à partir du 30 juin 1999 pour Lafarge et Vicat. Ces pratiques, qui ne reposent sur aucune prestation économique qui les justifie, ont eu pour objet et pour effet de restreindre les possibilités de choix des négociants concernant leurs sources d'approvisionnement, de barrer l'accès du marché aux fournisseurs de ciment en provenance de Grèce et d'Italie, et à tout le moins, de renforcer la position dominante collective de Lafarge et Vicat sur les marchés du ciment en Corse et sur le marché du transport de ciment vers la Corse, par une concurrence faussée. Ces pratiques sont prohibées par les dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE.

Le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007, notamment dit établi que, contrevenant aux dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE, les sociétés Lafarge ciments (Lafarge), Vicat et le Groupement logistique ciments Haute-Corse (le GIE) se sont entendus en signant le 8 novembre 1994 une convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures de stockage du port de Bastia, que, contrairement à ces mêmes dispositions, les sociétés Lafarge, Vicat et le syndicat des négociants en matériaux de construction (le Syndicat) se sont entendus en signant un protocole d'accord le 6 mai 1999 afin de lier les membres du syndicat par un contrat d'approvisionnement exclusif et qu'au mépris des dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE, les sociétés Lafarge et Vicat ont abusé de leur position dominante collective sur les marchés du ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, Porto-Vecchio et Propriano, en octroyant des remises anticoncurrentielles aux négociants "corses", qu'il a infligé à ces sociétés et groupements des sanctions pécuniaires.

De manière explicite, le Conseil a donc retenu d'abord deux pratiques qualifiées d'entente.

La première prend place dans les suites du droit exclusif d'exploitation qui a été confié par la CCI de Haute-Corse à Lafarge et Vicat en contrepartie du financement de la reconstruction des installations de stockage et d'ensachage de ciment du port de Bastia. En effet, par la convention de subdélégation en date du 8 novembre 1994, Lafarge et Vicat ont confié au GIE l'exploitation des ces infrastructures pour une durée de 30 ans, en contrepartie de l'obligation pour les membres du GIE de s'approvisionner exclusivement auprès de Lafarge et Vicat pour la même durée de 30 ans.

La seconde pratique d'entente prend place dans les suites de la signature d'une convention maritime, le 6 juillet 1998, par laquelle les producteurs de ciment ont confié à la Someca l'exclusivité du transport de leur trafic de marchandises depuis le continent vers la Corse, avec un engagement de volume de 130 000 tonnes par an. En effet, les cimentiers ont ensuite signé un protocole d'accord en date du 6 mai 1999 stipulant que les membres du Syndicat s'efforceraient d'honorer l'engagement de volume pris par Lafarge et Vicat en contrepartie de la signature d'un contrat de dépôt entre chaque négociant et les cimentiers, et de l'engagement des cimentiers français de leur confier les prestations de stockage, ensachage et commercialisation des produits achetés par leurs éventuels nouveaux clients en Corse.

Le Conseil de la concurrence a également sanctionné les sociétés Lafarge et Vicat pour abus de position dominante collective, consistant en la mise en place des remises fidélisantes, de façon rétroactive, à l'égard des négociants n'ayant pas procédé à des importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie.

Le Conseil de la concurrence a considéré que ces deux pratiques avaient pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants membres du Syndicat et du GIE et de bloquer l'accès au marché des cimentiers concurrents, notamment grecs et italiens.

Le Conseil de la concurrence a infligé respectivement à la société Lafarge et à la société Vicat des amendes de 17 et 8 millions d'euro. Le GIE a été condamné à 14 000 euro d'amende, le Syndicat à 15 000 euro d'amende. Les sociétés Simat et Gedimat, négociantes, ont été condamnées respectivement à 70 000 et 150 000 euro d'amende pour entente sur le marché aval de la distribution du ciment à Ajaccio.

La procédure judiciaire

Saisie du recours des quatre sociétés sanctionnées, la Cour d'appel de Paris a, par un arrêt du 6 mai 2008, exonéré Gedimat et Simat ; pour le surplus, a suivi l'analyse au fond du Conseil mais réformé le montant de la sanction, réduisant l'amende de Lafarge à 10 millions et celle de Vicat à 4,5 millions d'euro.

La cour d'appel a notamment énoncé que pour constater l'existence d'une domination collective sur un marché, il est nécessaire d'examiner les liens ou facteurs de corrélation économiques entre les entreprises concernées et, en particulier, de vérifier s'il existe des liens économiques entre ces entreprises qui leur permettent d'agir ensemble indépendamment de leurs concurrents, de leurs clients et des consommateurs ; que si la seule circonstance que des entreprises soient liées par des accords ne constitue pas en soi un élément suffisant pour asseoir une telle constatation, en revanche la mise en œuvre de ces accords peut avoir pour conséquence que ces entreprises se sont liées quant à leur comportement sur un marché déterminé, de telle sorte qu'elles se présentent sur ce marché comme un entité collective à l'égard de leurs concurrents, de leurs partenaires commerciaux et des consommateurs ; que la constatation de l'existence d'une position dominante collective peut donc résulter de la nature et des termes d'un ou de plusieurs accords ainsi que de leur mise en œuvre et, partant, des liens ou facteurs de corrélation entre entreprises qui en résultent.

Les sociétés mises en cause ont formé un pourvoi. La Cour de cassation (chambre CFE), a, par arrêt du 7 juillet 2009, rejeté les moyens des parties relatifs à la contestation des ententes. Cependant, la Cour de cassation a cassé et annulé "les dispositions relatives à l'abus de position dominante collective et aux sanctions y afférent" car "en se déterminant ainsi, sans rechercher si, en l'absence d'ententes conclues avec leurs clients, les sociétés Lafarge et Vicat auraient disposé en commun de la possibilité de se comporter sur le marché en cause, dans une mesure appréciable, de façon indépendante vis-à-vis de leurs concurrents, de leurs clients et des consommateurs, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision". La Cour de cassation a dit n'y avoir lieu de statuer sur les autres griefs formulés par les cinquièmes moyens des pourvois et, pour être fait droit, a renvoyé les parties devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.

De manière plus détaillée, la Cour de cassation a notamment jugé:

Attendu que (ces) sociétés font grief à l'arrêt d'avoir rejeté leur recours contre la décision du Conseil retenant un grief d'entente entre elles et le GIE à raison de la convention du 8 novembre 1994, subdéléguant à ce dernier l'exploitation des infrastructures du port de Bastia (...) ; que la cour d'appel, qui a souverainement apprécié la portée de la convention du 8 novembre 2004, a légalement justifié sa décision; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches;

Attendu que ces sociétés font grief à l'arrêt d'avoir rejeté leur recours contre la décision du Conseil retenant un grief d'entente entre elles et le syndicat en signant un protocole le 6 mai 1999 (...); Mais attendu (...) que c'est sans méconnaître les dispositions (applicables) que (...) la cour d'appel, après avoir relevé qu'il résultait du protocole que les quantités de ciment Lafarge et Vicat transportées en dehors du navire de la compagnie Someca étaient comptabilisées dans l'engagement de volume souscrit par le syndicat au nom de ses membres, a retenu par motifs propres et adoptés que l'objectif premier du protocole n'était pas d'optimiser les coûts du transport par la Someca, mais de porter à 130 000 tonnes par an les tonnages vendus par les sociétés Lafarge et Vicat en Corse, quel que soit le mode de transport utilisé;

Mais attendu que, pour dire que les sociétés Lafarge et Vicat détenaient une position dominante collective sur le marché de gros de l'approvisionnement de la Corse en ciment, l'arrêt relève que les liens qui unissaient ces sociétés résultent des contrats qu'elles ont signés conjointement, contrats dont la mise en œuvre à l'égard de leurs clients, de leurs concurrents et des consommateurs traduit que ces deux entreprises se présentaient sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment comme une entité collective pratiquant une stratégie commune et ajoute que la structure du marché rendait possible une telle domination collective;

Attendu qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si, en l'absence d'ententes conclues avec leurs clients, les sociétés Lafarge et Vicat auraient disposé en commun de la possibilité de se comporter sur le marché en cause, dans une mesure appréciable, de façon indépendante vis-à-vis de leurs concurrents, de leurs clients et des consommateurs, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision.

LA COUR

Vu la décision du Conseil de la concurrence n° 07-D-08, en date du 12 mars 2007 ;

Vu l'arrêt de la Cour d'appel de Paris (1er ch. H) en date du 6 mai 2008 ;

Vu l'arrêt de la Cour de cassation (chambre CFE; pourvois joints n° 08-15.609 et 08-16.094) en date du 7 juillet 2009 ;

Vu le mémoire de la SA Lafarge Ciments en date du 13 novembre 2009, et son mémoire en réplique en date du 5 février 2010, tendant aux mêmes fins, à savoir qu'il plaise à la cour :

Annuler l'article 6 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence en ce qu'il retient que "les sociétés Lafarge et Vicat ont abusé de leur position dominante collective sur les marchés du ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, Porto-Vecchio et Propriano en octroyant des remises exceptionnelles aux négociants "corses", pratique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE" ;

En conséquence, réformer à nouveau la décision n° 07-D-08 rendue le 12 mars 2007 par le Conseil de la concurrence, en son article 7, tel qu'il a déjà été réformé par la cour d'appel, dans son arrêt du 6 mai 2008 ;

Et statuant à nouveau réduire très significativement le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société Lafarge Ciments;

En tout état de cause,

Condamner le Conseil de la concurrence aux entiers dépens.

Vu l'exposé des moyens de la SA Vicat en date du 13 novembre 2009 et sa réplique en date du 5 février 2010, demandant à la cour:

A titre principal,

Annuler l'article 6 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007

En conséquence

Décharger Vicat de toute sanction au titre des articles 82 du traité et L. 420-2 du Code de commerce et

Annuler en conséquence l'article 7 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007 en ce qu'il a infligé une sanction à Vicat,

A titre subsidiaire,

Annuler l'article 6 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007 ;

En conséquence,

Décharger Vicat de toute sanction au titre des articles 82 du traité et L. 420-2 du Code de commerce,

Réformer en conséquence l'article 7 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007 quant au montant de la sanction afférent à l'abus de position dominante collective;

A titre très subsidiaire,

Réformer l'article 7 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007 au motif que le Conseil n'a pas correctement apprécié le montant des sanctions infligées à Vicat ;

En conséquence,

Réduire dans de plus justes proportions le montant des sanctions infligées à Vicat en application de l'article 7 de la décision n° 07-D-08 du 12 mars 2007 du Conseil de la concurrence du 12 mars 2007,

En tout état de cause, condamner le Conseil de la concurrence aux entiers dépens;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence en date du 7 janvier 2010 ;

Vu les observations écrites de Madame la ministre chargée de l'Economie, en date du 8 janvier 2010 ;

Vu les observations de Monsieur le Procureur général en date du 1er mars 2010 ;

Ouï les parties, la représentante de l'Autorité de la concurrence, le représentant de Madame la ministre chargée de l'Economie et Monsieur l'Avocat général à l'audience du 23 mars 2010, les parties ayant eu la parole en dernier;

Sur quoi

0 - Sur l'applicabilité du traité CE, devenu TFUE

Considérant que la décision fait application à juste titre, et sans que les parties n'y soient opposées, des dispositions des articles 81 et 82 du traité CE (devenus art. 101 et 102 TFUE) ;

Qu'en conséquence, l'arrêt sera notifié à la Commission européenne dans les conditions visées au dispositif ci-après et régies par les dispositions de l'article R. 470-2 du Code de commerce relatives aux notifications;

1 - Sur la position dominante collective

11 - Preuve requise

Considérant que pour entrer en voie de condamnation du chef d'abus de position dominante collective contre les sociétés Lafarge et Vicat, la décision expose :

- qu'il existait des liens structurels entre ces deux entreprises, parce qu'elles se sont présentées conjointement pour signer ensemble une série de contrats (§ 213, évoquant le sous-traité relatif au stockage et à l'ensachage, la subdélégation au GIE, la convention maritime, et le protocole de 1999 avec les négociants) ; que le Conseil a qualifié sous le grief d'entente les pratiques liées aux accords conclus avec le GIE le 8 novembre 1994 et avec le Syndicat le 6 mai 1999 ; qu'il n'était pas nécessaire de se prononcer sur le grief (8-b) d'abus de position dominante et a dit de même pour le grief 9-a (cf § 179 et 204 de la décision) ; que la signature conjointe des accords a permis aux deux sociétés d'approvisionner les négociants "corses" en ciment en vrac, via le bateau de la Someca, à concurrence de 130 000 tonnes par an, soit plus de 90 % des approvisionnements entre 1997 et 1999 (cf tableau § 20) ;

- qu'une stratégie commune visait à la pérennisation des clients historiques et conduisait à adopter des positions de prix homogènes et stables (§ 217) ; que cette stratégie commune à Lafarge et Vicat est précisément définie comme tendant à pérenniser les clients historiques des deux entreprises sur le marché corse de l'approvisionnement en gros des négociants grossistes (§ 217 de la décision) ou comme consistant à lutter contre les importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie de façon à préserver leurs marges sans se faire concurrence entre eux (§ 239 de la décision) ;

- qu'autant que de besoin et pour répondre aux arguments des entreprises demandant l'application des critères de l'arrêt dit "Airtours" (TPICE 6 juin 2002, T-342-99), la structure oligopolistique du marché est établie et les produits des deux entreprises apparaissent homogènes (§ 220) ; ce marché est transparent, Vicat et Lafarge se tenant informés à suffisance de leurs activités respectives (§ 224 à 229) ; ce marché n'est pas "contestable", c'est-à-dire qu'aucune compétition potentielle n'existe car les fabricants grecs ou italiens ne satisfont pas à la norme NF requise pour les marchés publics et la plupart des marchés privés et sont cantonnés au transport par roll (§ 232-233) ; les clients, à savoir des négociants grossistes, n'avaient pas de pouvoir de marché suffisant pour résister à la stratégie commune de Lafarge et Vicat, notamment en raison des modalités du stockage et de la faiblesse des importateurs étrangers (§ 240-241) ; les consommateurs finals (essentiellement, des entrepreneurs en bâtiment) se trouvaient dans la même situation que les grossistes, ou devaient faire importer individuellement leur ciment en abdiquant le bénéfice des effets d'échelle (§ 246) ; la possibilité d'exercer des représailles contre les entreprises déviantes, dans un contexte de prix peu élastiques, était indéniable (§ 251) ;

- que les remises de fidélité, qui ne sont pas illicites en elles-mêmes, le deviennent lorsque comme en l'espèce (§ 259 à 275), elles récompensent une exclusivité de fourniture auprès d'un dominant et éliminent de la sorte la concurrence (§ 254) ;

Considérant cependant qu'il est nécessaire en la circonstance, non pas seulement de décrire les liens structurels entre les deux entreprises, leur stratégie commune et les caractéristiques du marché, mais encore de rechercher si les sociétés Lafarge et Vicat ont disposé en commun de la possibilité de se comporter sur le marché en cause, dans une mesure appréciable, de façon "indépendante" vis-à-vis de leurs concurrents, de leurs clients et des consommateurs (CJCE, 31 mars 1998, Kali et Salz, C 68-94, point 221);

Que cette " indépendance " (faible vulnérabilité) ne concerne pas que les concentrations, mais également la répression des comportements (TPICE 26 janv. 2005, Laurent-Piau, T 193-02) ;

Que si, conformément aux termes mêmes des articles 81, paragraphe 1, sous a), b), d) et e), CE et 82, sous a) à d), CE (devenus 101 et 102 TFUE), le Conseil était en droit d'appliquer concomitamment ces deux dispositions, l'article 81 du traité s'appliquait aux accords, décisions et pratiques concertées, susceptibles d'affecter la concurrence de manière sensible, sans tenir compte de la position sur le marché des entreprises concernées, tandis que l'article 82 visait le comportement des deux opérateurs économiques, à la condition que ceux-ci aient exploité de façon abusive une situation de puissance économique qui leur aurait permis de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause, en leur fournissant la possibilité de comportements " indépendants " dans une mesure appréciable vis-à-vis de leurs concurrents, de leurs clients et, finalement, des consommateurs (CJCE 16 mars 2000, Comp.Mar.Belge, C-395-96, points 33-34) ;

Qu'il apparaissait donc nécessaire de réunir les preuves, dans le premier cas d'accords, décisions et pratiques concertées, et dans l'autre cas d'une situation de puissance économique dite "d'indépendance" ; que pour pouvoir tirer en droit le bénéfice du concours des deux infractions poursuivies simultanément, notamment considérer comme "d'une gravité exceptionnelle" (décision, § 330) le comportement anticoncurrentiel des deux sociétés, le Conseil de la concurrence ne pouvait invoquer plusieurs fois les mêmes actes ou faits, tantôt comme un accord ou une pratique ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel au sens de l'article 81 TCE, tantôt comme le stigmate d'une "indépendance" vis-à-vis des concurrents, clients ou consommateurs; qu'en somme, il devait rechercher si, en l'absence d'ententes conclues avec leurs clients, les sociétés Lafarge et Vicat auraient disposé en commun de la possibilité de se comporter sur le marché en cause, dans une mesure appréciable, de façon " indépendante " ;

Considérant que les sociétés Lafarge et Vicat soulignent à juste titre qu'aucun élément du dossier ne permet de considérer qu'une ligne d'action commune aurait pu être mise en œuvre en l'absence de ces ententes et constituer soit l'objet soit l'effet d'une " indépendance " vis-à-vis des concurrents, clients ou consommateurs; qu'il en est ainsi tant pour les contrats conclus par les deux entreprises avant ou pendant la période d'incrimination (§ 12), que pour leur pratique de remises fidélisantes (§ 13) ou leur comportement vis-à-vis des concurrents (§ 14) ou encore pour les barrières à l'entrée (§ 15) ;

12 - Conventions passées par les entreprises poursuivies

Considérant en premier lieu, qu'à juste titre les sociétés Lafarge et Vicat font valoir que si les accords passés avec le GIE en 1994 et avec le Syndicat en 1999 tendaient à la pérennisation des clients historiques des deux entreprises sur le marché corse de l'approvisionnement en gros des négociants-grossistes et permettaient aux deux entreprises de pratiquer la même structure régionale de prix et des prix quasi-identiques à l'intérieur de cette structure (voir décision, paragraphes 61 à 76 : prix très élevés sur la zone de Haute-Corse où leur double entente, avec le GIE et avec le Syndicat, leur a permis de verrouiller la quasi-totalité de la concurrence, prix moins élevés sur les autres marchés locaux où ne joue qu'une seule entente : celle avec le Syndicat), ces accords ont été principalement à la base de la poursuite et de la condamnation pour des ententes verticales, tant dans la décision elle-même que dans l'arrêt du 6 mai 2008 en ses énonciations non cassées;

Qu'à titre surabondant et autant que de besoin, il sera fait observer que le Conseil lui-même constate que sur les marchés où les accords conclus avec les négociants ne produisaient pas leurs effets, Vicat et Lafarge n'étaient pas en mesure d'agir indépendamment de la concurrence et des clients (§ 216: "(...) Le rôle très puissant de ces accords dans le comportement commun de Lafarge et Vicat est illustré, a contrario, par la situation du sous marché de Propriano: sur ce marché subsiste un négociant, Pierretti, non tenu par les accords précités ; il était en mesure de recourir plus facilement au ciment d'importation ainsi que le démontre le tableau n° 1 (paragraphe 20), ce qui explique la part de marché plus faible des cimentiers français sur ce sous-marché." ) ; qu'il est démontré également de fortes variations de parts de marché entre Vicat et Lafarge qui ressortent du tableau n° 1 au paragraphe 20 de la décision, qui révèlent la pression que les négociants maintenaient sur Vicat et Lafarge ;

Considérant, s'agissant ensuite de la convention maritime de 1998, qu'il s'agit du seul contrat conclu indépendamment des négociants;

Qu'il faut observer d'abord que cette convention est intervenue tardivement dans la période (1994 à 1999) considérée par la poursuite, ce qui tend à faire douter qu'elle ait joué un rôle décisif dans la constitution de la position dominante;

Qu'ensuite et en fait, cette convention ne fermait pas le marché du transport de ciment aux fournisseurs concurrents, le transport par navire roulier étant partiellement substituable au transport en vrac, comme le démontrent les éléments relevés par le Conseil, notamment aux § 146 à 148 de la décision;

Qu'en outre, le versement de pénalités à la compagnie Someca révèle qu'il n'y avait aucune coordination de la part de ces deux cimentiers pour gérer les capacités non utilisées des cuves du navire, et s'agissant du fonctionnement des installations de stockage, ils intervenaient chacun séparément en assurant seul l'approvisionnement des deux sites dont ils disposaient chacun sur le port de Bastia;

Qu'enfin, ce n'est que du fait des accords conclus avec les négociants que les cimentiers ont pu, selon le Conseil, s'assurer de leur absence d'approvisionnement auprès de ces fournisseurs tiers et atteindre ainsi les objectifs de tonnage négociés avec la Someca; que l'incapacité de Vicat et Lafarge à agir indépendamment des négociants clients est d'ailleurs expressément mentionnée par le Conseil, lorsqu'il affirme (décision, § 216) : "En effet, la signature des différents contrats évoqués plus haut a notamment permis à Lafarge et Vicat d'approvisionner les négociants "corses" de manière quasi-exclusive en ciment en vrac via le(s) bateau(x) de la Someca, puisque les ventes de ciment en vrac ont représenté jusqu'à 97 % des ventes de ciment en Corse de la part des cimentiers français sur la période 1996-1999. Les cimentiers français ont pu ainsi favoriser le recours aux infrastructures de stockage et d'ensachage, notamment sur le port de Bastia afin de rentabiliser le financement de ces installations, et limiter les pénalités financières dues à la Someca en cas de fret annuel global inférieur à 130 000 tonnes, en obtenant l'engagement des négociants de s'approvisionner en ciment français en vrac via les moyens exclusifs de la Someca. (...) Seule la signature de l'ensemble de ces contrats, qualifiés d'entente et sanctionnés à ce titre, aurait permis à Vicat et Lafarge de mettre en œuvre une stratégie alléguée d'approvisionnement exclusif du marché corse en ciment, ayant nécessairement requis le consentement de leurs clients négociants" ;

Qu'en somme, le fait que Someca soit l'opérateur exclusif commun aux deux cimentiers ne permettait pas à ces derniers, sur le marché aval de gros de l'approvisionnement de la Corse en ciment, d'agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs;

13 - Pratique de remises fidélisantes

Considérant que les remises fidélisantes ont été abondamment invoquées, tant par la décision que par l'arrêt du 6 mai 2008 en ses énonciations non cassées, en tant qu'accessoires des accords passés en 1994 et 1999 avec les négociants; qu'il s'agit ainsi indéniablement d'éléments qui caractérisent les ententes verticales, et qui ne peuvent appuyer la démonstration d'une position dominante collective en l'absence desdites ententes;

Considérant, à titre surabondant et autant que de besoin, que ces remises n'auraient signalé de manière probante un abus de position dominante collective que si elles avaient constitué une pratique caractéristique de la période visée dans la poursuite, et commune aux deux opérateurs; que tel n'est pas le cas, puisque contrairement aux pratiques de la société Vicat, le dossier ne relève qu'un seul cas de remise accordée par la société Lafarge, ce qui ne présente pas un caractère de généralité suffisant; que la pratique de la société Vicat a elle-même eu une durée limitée;

Qu'en outre, l'effet anticoncurrentiel de ces remises n'a pas été démontré dès lors qu'elles ont finalement été accordées à tous les négociants, y compris à ceux qui importaient du ciment étranger;

14 - Comportement vis-à-vis des concurrents

Considérant que conformément aux principes dégagés précédemment, l'"indépendance" vis-à-vis des concurrents doit être démontrée abstraction faite des ententes verticales (14-a) ; que cette démarche probatoire requiert d'explorer les raisons précises de la marginalité de la concurrence (14-b), ou à défaut d'expliquer pourquoi des opérateurs puissants pratiquant des prix bas ne pourraient pas pénétrer le marché (14-c) ;

14-a - Considérant, sur la nécessaire distinction de l'"indépendance" vis-à-vis des concurrents et de l'effet des ententes verticales, que les sociétés ne disposaient pas du pouvoir d'agir indépendamment de leurs concurrents en l'absence des ententes verticales conclues avec les négociants grossistes; que certes, le Conseil relève que les producteurs de ciment étranger ne peuvent que très difficilement pénétrer le marché corse, compte tenu du verrouillage de celui-ci dû à la mise en œuvre des deux ententes; mais que le Conseil pose ainsi en règle que la perméabilité (" contestabilité ") du marché était gênée avant tout par l'accord entre les deux entreprises poursuivies et les négociants;

14-b - Considérant, sur la cause réelle de la faible concurrence grecque et sarde, que le Conseil indique que les cimentiers étrangers ne démarchent pas les négociants "corses" et que les importations proviennent principalement "des petits transporteurs routiers, affrétés par les négociants, ou directement par les utilisateurs finals" (§ 232 de la décision) ;

Que les motifs du désintérêt des fabricants étrangers peuvent être, selon les termes mêmes de la décision (§ 130), très variés et ne pouvaient être invoqués utilement qu'après avoir recueilli auprès des importateurs potentiels et soumis ensuite aux entreprises poursuivies, des explications sur ce désintérêt;

Considérant au demeurant, sur la réalité des importations, que les sociétés démontrent quant à elles la capacité des négociants à substituer les cimentiers étrangers aux fournisseurs en place ; que l'étude produite par la société Lafarge Ciments montre le caractère soutenu des importations, qui ont atteint 10,75 % du marché en 1997, 20,77 % en 1998 et 21,74 % en 1999, et auxquelles il convient d'ajouter les volumes commandés directement par les utilisateurs finals;

Que des différences importantes de prix en faveur des importateurs grecs et sardes ont été relevées (décision, § 73 à 77), et expliquées par les différences du ciment importé (ciment 32.5 de moindre résistance, non normé, sans garantie de continuité d'approvisionnement) ; qu'elles devaient inciter fortement les négociants à s'approvisionner auprès des cimentiers étrangers, exerçant une pression concurrentielle non négligeable sur les cimentiers français; que la société Vicat précise que la concurrence potentielle des cimentiers étrangers est d'autant plus crédible que ceux-ci sont des grands groupes, tels ltalcementi (5 milliards de chiffre d'affaires), Sacci (80 millions), Bozzi (3 milliards), Titan (1,3 milliards), proches de la Corse, qui auraient pu investir massivement en cas d'évolution à la hausse des prix; que les statistiques du Syndicat français de l'industrie cimentière (SFIC) produites par la société Vicat en annexe 39, montrent une progression constante des importations et plusieurs exemples attestent du recours de ses clients aux importations dans des proportions importantes de leurs besoins, malgré les contraintes de stockage; qu'un négociant peut en effet changer l'origine du ciment entreposé dans ses silos; que la persistance d'un écart de prix, au demeurant non chiffré, entre les ciments d'importation et ceux vendus par la société s'explique par les différences de qualité du ciment importé, de moindre résistance, non normé, sans garantie de continuité d'approvisionnement, et ne peut être retenu comme confirmant l'impossibilité des négociants et utilisateurs finals à contester la dominance des sociétés (§ 247 de la décision) ;

Que les négociants ont obtenu, comme énoncé précédemment, des remises précisément parce qu'il existait une concurrence potentielle des importateurs étrangers; que le Tableau n° 1 au paragraphe 20 de la décision démontre que neuf négociants (soit 36 % des négociants) ont importé du ciment entre 1997 et 1999 (seule période analysée par le Conseil), parmi les plus gros (ETM, Castelli, Bronzini, Meoni, Avenir Agricole) comme les plus petits (Ceccaldi, Decopolys, Pierretti, Brico Balagne), parfois dans des quantités très significatives (par exemple, 36 % des besoins d'Avenir Agricole en 1999 ont été satisfaits par des importations et les importations réalisées par Meoni représentaient plus de la moitié de ses achats auprès de Vicat en 1999) ;

Qu'en somme, si les ententes ont pu gêner les importateurs pour pénétrer le marché considéré, selon les énonciations non cassées de l'arrêt du 6 mai 2008, aucun abus de position dominante n'est établi indépendamment desdites ententes;

15 - Barrières à l'entrée

Considérant que la décision fait état de la configuration concrète du stockage du vrac à Bastia, pour en déduire qu'il s'agissait d'une barrière à l'entrée dont les sociétés Lafarge et Vicat auraient tiré profit pour constituer une position dominante collective sur le marché considéré ou abuser d'une telle position; que le Conseil invoque en outre l'effet, également anticoncurrentiel, de la norme NF imposée (pour les marchés publics) ou recommandée (pour les autres marchés) dans la fabrication puis dans le stockage et l'ensachage du ciment en vrac;

Que cependant, les négociants ont importé du ciment nonobstant les contraintes de stockage évoquées par le Conseil (§ 241 de la décision) ; que rien n'empêchait en effet un négociant de changer l'origine du ciment entreposé dans ses silos; que c'est ce qu'a fait le négociant Anchetti en 2003, comme l'a démontré Vicat qui a perdu ce client au profit de Lafarge (Annexe 34 produite par Vicat devant le Conseil) ; qu'au demeurant à Bastia, comme rappelé précédemment, deux emplacements restaient libres pour la construction de nouveaux silos;

Que la norme NF n'est pas une barrière à l'entrée sur le marché dès lors que les producteurs étrangers peuvent obtenir une telle certification, à l'exemple des cimentiers grecs Titan et Héracles ;

Que les conditions réglementaires de stockage et d'ensachage du ciment normé NF (décrites dans la décision, § 132) ne constituent pas davantage une barrière à l'entrée, la démonstration n'étant pas faite d'une disproportion de l'investissement nécessaire par rapport aux gains espérés;

16 - Conclusion

Considérant qu'en somme, les éléments au dossier ne permettent pas de caractériser, en dehors des ententes, la domination collective des deux sociétés sur le marché de l'approvisionnement de la Corse en ciment;

Que le fait que les mêmes pratiques puissent être visées à la fois sous l'angle de l'entente et sous l'angle de l'abus de domination collective permet d'affirmer à l'inverse que celle-ci n'est pas établie;

Que la décision sera annulée de ce chef;

2 - Sanction

Considérant qu'aux termes de l'article L. 464-2, alinéa 3, du Code de commerce, en sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-420 du 16 mai 2001, applicable en la cause, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné, et de façon motivée pour chaque sanction, le montant maximum de la sanction étant, pour une entreprise, de 5 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos;

Que les chiffres d'affaires HT du dernier exercice clos au moment de la poursuite, a atteint 881 millions d'euro pour la société Lafarge et 398 millions d'euro pour la société Vicat;

Considérant que la sanction, en cas de poursuites d'un comportement ou d'une série homogène de comportements sous plusieurs qualifications, n'étant pas divisible conformément aux principes du droit répressif national et à la lettre du texte sus-énoncé, l'annulation de la décision du chef de l'abus de position dominante collective ne conduit pas à modérer nécessairement la sanction que prononce ladite décision;

Qu'il ne peut être prétendu à une quelconque modération lorsque cette sanction a été proportionnée à la gravité de la pratique anticoncurrentielle, a résulté d'une analyse pertinente du dommage à l'économie et a été individualisée pour chaque entreprise poursuivie;

Considérant, sur la gravité de la pratique anticoncurrentielle, que la décision relève :

- qu'il est constant qu'au moment où les pratiques ont été mises en œuvre, la concurrence en Corse sur le marché de gros de l'approvisionnement en ciment était déjà sérieusement altérée;

- que cette situation était la conséquence des deux crises graves qui ont successivement affecté le marché de l'approvisionnement en gros du ciment en Corse;

- que les sociétés Lafarge et Vicat ont profité de cette position privilégiée pour mettre en œuvre des pratiques anticoncurrentielles

- qu'en agissant ainsi, allant au delà de ce qui était justifié par les investissements qu'elles avaient consentis, elles ont cherché à verrouiller totalement le marché, à seule fin de tirer le maximum de profit des risques qu'elles avaient pris, ce qui caractérise la gravité des pratiques qui leur sont imputées;

Que dès lors, en estimant que la pratique anticoncurrentielle des sociétés Lafarge et Vicat était grave, la décision (notamment en ses § 326 et 330) a fait une exacte application de l'article L. 420-1 du Code de commerce;

Que d'ailleurs, tout en stigmatisant un comportement anticoncurrentiel d'une exceptionnelle gravité, le Conseil de la concurrence a néanmoins sanctionné les SA Lafarge Ciments et Vicat dans des proportions notablement très modérées;

Considérant, sur le dommage à l'économie, que les deux pratiques anticoncurrentielles poursuivies par le Conseil ont conduit aux mêmes effets, c'est-à-dire que le prétendu abus de position dominante collective n'aurait pas, selon les termes propres de la décision, occasionné un dommage spécifique à l'économie;

Que ce dommage consiste dans le fait que les accords d'exclusivité consentis par le GIE et le syndicat ont eu pour effet supplémentaire de limiter entre leurs membres la concurrence par les prix qui aurait pu s'instituer du fait des prix plus bas des ciments importés;

Qu'au demeurant, l'analyse du dommage à l'économie a été extrêmement prudente dans la décision, puisque si le Conseil a relevé que les prix des concurrents étrangers - pour du ciment ne bénéficiant d'ailleurs pas de la norme NF - étaient inférieurs de 20 % aux prix moyens pratiqués par Lafarge et Vicat en Corse du Sud, lesquels étaient encore inférieurs de 30 % à ceux que les cimentiers eux-mêmes ont pratiqué en Haute-Corse entre 1997 et 1999, là où l'intégration de la chaîne "production-transport-stockage-ensachage" sous leur contrôle était la plus accomplie, il a aussi été tenu compte de ce que les prix que les deux sociétés ont pratiqués sur le marché corse, hors transport, étaient inférieurs à ceux qu'elles pratiquaient simultanément en France continentale, sans que les raisons de cette situation paradoxale aient pu être expliquées;

Qu'il doit encore être tenu compte par la cour d'autres éléments modérateurs, notamment de la modeste dimension du marché affecté et de sa valeur (10 millions d'euro), et de la durée des pratiques, légèrement moins longue que ce que la décision retient (10 ans pour la subdélégation en Haute-Corse, 3 ans pour le protocole avec le syndicat et six mois pour les remises, dont l'attribution n'a pas été strictement limitée aux négociants "fidèles") ; qu'une modération des sanctions à ce titre doit être admise;

Considérant enfin, sur l'individualisation nécessaire des sanctions, la décision a décrit sans erreur les rôles respectifs des requérantes et énoncé leurs chiffres d'affaires en France pour l'exercice 2005 (398 808 millions d'euro pour la société Vicat et 881 592 millions d'euro pour la société Lafarge) ;

Considérant en somme que le principe de proportionnalité commande de fixer les sanctions à 10 millions d'euro pour la société Lafarge et à 4,5 millions d'euro pour la société Vicat ;

Par ces motifs, Statuant dans les limites de la cassation, Annule l'article 6 de la décision du Conseil de la concurrence n° 07-D-08 du 12 mars 2007, aux termes duquel les sociétés (anonymes) Lafarge Ciments et Vicat ont abusé de leur position dominante collective en octroyant des remises anticoncurrentielles aux négociants "corses" ; Reforme la décision n° 07-D-08 rendue le 12 mars 2007 par le Conseil de la concurrence, en son article 7, en ce qu'il inflige des sanctions pécuniaires de 17 millions d'euro à la société Lafarge Ciments et de 8 millions d'euro à la société Vicat ; Et statuant à nouveau, prononce contre la société Lafarge Ciments une sanction pécuniaire de 10 millions d'euro, et contre la société Vicat une sanction pécuniaire de 4,5 millions d'euro; Dit n'y avoir lieu à réformation pour le surplus; Dit que le présent arrêt sera notifié par le greffe de la cour à la Commission européenne, à l'Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l'Economie, par lettre recommandée avec accusé de réception; Condamne le Trésor Public aux dépens.