Cass. com., 4 janvier 1985, n° 83-11.101
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Guerlain (Sté)
Défendeur :
Vallerand
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Baudoin
Rapporteur :
M. Le Tallec
Avocat général :
M. Cochard
Avocat :
SCP Martin Martinière-Ricard
LA COUR : - Sur le moyen unique, pris en ses six branches : - Attendu qu'il est fait grief à l'arrêt attaqué (Paris, 21 janvier 1983) d'avoir condamné la société Guerlain, fabricant de parfums, à des dommages-intérêts pour refus de vente opposé à Mme Vallerand, exploitant un fonds de commerce de parfumerie alors que, selon le pourvoi, de première part, les juges du fond sont liés par les conclusions prises devant eux et ne peuvent modifier les termes du débat dont ils sont saisis; qu'en l'espèce, ainsi que le soulignait la société Guerlain dans ses écritures d'appel, Mme Vallerand ne contestait ni l'existence ni la validité des contrats de distributeurs agréés passés par la société Guerlain, mais soutenait seulement que la jurisprudence autorisant la distribution sélective dans le secteur de la parfumerie " ne saurait pourtant aucunement justifier l'arbitraire dans le choix des distributeurs agréés " ; qu'ainsi le débat se trouvait circonscrit et limité à l'appréciation de la légitimité du refus d'agréer en l'état Mme Vallerand comme nouveau distributeur, compte tenu des demandes antérieures à satisfaire préalablement ; qu'en reprochant dès lors à la société Guerlain de ne pas l'avoir mise en mesure de vérifier " si les contrats qu'elle conclut avec ses distributeurs agréés tendent, par les obligations réciproques que s'imposent les parties, à assurer un meilleur service des consommateurs et peuvent licitement avoir pour effet, ainsi qu'elle le soutient, de rendre juridiquement indisponible à l'égard des tiers la marchandise qu'elle détient ", la cour d'appel a excédé les limites de sa saisine et a violé les articles 4 et 5 du nouveau Code de procédure civile, alors que, de deuxième part, le juge ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ; que dès lors si l'examen de la licéité des contrats de distributeurs agréés apparaissait indispensable à la cour d'appel pour la solution du litige, le moyen tiré de la nécessité d'établir la licéité de ces contrats, n'ayant été invoqué par aucune des parties, ne pouvait être relevé d'office, sans que les parties aient été préalablement invitées à fournir leurs observations ; qu'ainsi en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé le principe de la contradiction et les droits de la défense rappelés à l'article 16 du nouveau Code de procédure civile, alors que, de troisième part, dans ses conclusions la société Guerlain avait fait valoir " que les demandes d'ouverture de nouveaux comptes sont examinées par elle dans leur ordre d'arrivée à compter du 19 juillet 1976, que contrairement à ce que voudrait sous-entendre Mme Vallerand dans ses conclusions, la société Guerlain l'a bien inscrite sur la liste d'attente; que la société Guerlain n'a fait preuve d'aucune attitude discriminatoire à l'égard de Mme Vallerand puisqu'elle s'est conformée à la réglementation en vigueur; qu'il y aurait eu, au contraire, de la part de la société Guerlain, discrimination, si elle avait examiné la demande de Mme Vallerand préalablement à celles reçues antérieurement à la sienne; qu'à la date du 11 juin 1980, lorsque l'assignation a été délivrée, la société Guerlain avait reçu depuis le 19 juillet 1976, 1 083 demandes préalables à celle de Mme Vallerand, et n'avait à l'époque, agréé aucun nouveau dépositaire dont la demande soit ultérieure au 11 septembre 1977, bien que celle de Mme Vallerand n'ait pris effet qu'au 13 février 1979 ; que depuis cette date sur la base de la nouvelle réglementation en vigueur, telle qu'elle ressort de la lettre de la Direction générale de la concurrence et de la consommation, en date du 3 mars 1981, précisant, que l'antériorité des demandes doit être désormais appréciée non plus au niveau national, mais au niveau départemental, la société Guerlain avait en instance 25 demandes dans le département du Val-de-Marne, préalables à celle de Mme Vallerand " ; qu'en énonçant dès lors " que la société Guerlain ne fait valoir aucun autre argument pour justifier le délai qu'elle a imposé à Mme Danielle Vallerand afin de satisfaire sa demande et son inscription dont elle n'apporte pas la preuve sur la liste d'attente ", la cour d'appel a, par une ignorance radicale de la contestation, statué par un motif qui, ayant pour effet d'écarter sans examen les preuves et les moyens invoqués, ne procède que d'une dénaturation des conclusions, en violation de l'article 1134 du Code civil, alors que, de quatrième part, en concluant à la confirmation du jugement la société Guerlain s'en appropriait les motifs ; qu'en l'espèce le Tribunal de commerce de Paris avait retenu que " l'arrêt du 28 juin 1965 de la Cour d'appel de Paris a reconnu la licéité des contrats de concessionnaires agréés Guerlain rendant juridiquement indisponibles à l'égard des tiers les produits vendus par cette société (que) cet arrêt l'autorise à opposer à tout commerçant ne bénéficiant pas d'un contrat de concession un refus de vente ; que, depuis la fin de l'année 1974, marquant l'abandon de la politique de dérogation aux prix minimaux imposés, les conditions de distribution des produits de parfumerie de luxe ont fait l'objet de définitions du ministère des Finances et de la Direction générale de la concurrence et des prix; que, c'est dans le cadre de ces conditions que la société Guerlain a, à juste titre, inscrit la demande de Mme Vallerand sur une liste d'attente afin d'éviter toute discrimination entre les nombreuses demandes d'obtention de la marque provenant des revendeurs ; que le numéro d'inscription est de 1084 puisqu'il y a 1083 demandes préalables à celle de Mme Vallerand ; qu'à l'heure actuelle Guerlain procède à l'examen attentif des demandes formulées en 1978 ; que la réponse de Guerlain n'est pas dilatoire, mais tout à fait conforme aux usages de la jurisprudence et de la réglementation " ; que dès lors en ne s'expliquant pas sur les motifs précités du jugement entrepris, que la société Guerlain s'était appropriée en concluant expressément à la confirmation, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences des articles 455 et 954, 3e alinéa du nouveau Code de procédure civile, alors que, de cinquième part, dans ses conclusions additionnelles, la société Guerlain avait en outre fait valoir " qu'elle n'a, à ce jour, accepté aucun nouveau dépositaire dont la demande soit ultérieure à celle de Mme Vallerand, c'est-à-dire au 13 février 1979, date à laquelle elle s'est inscrite sur une liste d'attente ; que la société Guerlain n'a donc eu, à l'égard de Mme Vallerand, contrairement à ce qu'elle soutient, aucune attitude discriminatoire, et n'a fait preuve d'aucun arbitraire dans le choix de ses distributeurs agréés ; que par lettre adressée le 28 mai 1982, par la Commission de la concurrence à la société Guerlain il est précisé que les textes et la jurisprudence relatifs au refus de vente font obligation à la société Guerlain de satisfaire les demandes d'ouverture de compte dans l'ordre chronologique de leur arrivée; que la demande de Mme Vallerand a été présentée après celle de nombreuses autres entreprises, qui en tout état de cause, devaient être satisfaites avant la sienne; que la société Guerlain, ayant inscrit la demande de Mme Vallerand à son ordre d'arrivée, n'a nullement agi pour les motifs autres que la nécessité d'une saine gestion, et d'une croissance raisonnable, respectant scrupuleusement la législation en vigueur, qu'il importe peu dès lors que Mme Vallerand avance qu'elle donne la meilleure garantie de compétence et de standing " ; qu'en s'abstenant dès lors de répondre à ces conclusions dont la pertinence était évidente, la cour d'appel a privé de motifs sa décision en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors qu'enfin la responsabilité civile délictuelle ou quasi-délictuelle suppose établie la preuve d'une faute, qu'en se bornant à affirmer que " le refus opposé par la société Guerlain à Danielle Vallerand est prohibé par l'ordonnance du 30 juin 1945 " sans constater, ni que le système de distribution sélective pratiqué par la société Guerlain était illicite, ni que le refus d'agrément opposé en l'état à Mme Vallerand était discriminatoire, dilatoire ou abusif, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 1382 du Code civile;
Mais attendu, en premier lieu, que l'existence d'un refus de vente retenu par la cour d'appel, n'était légitime que si la marchandise détenue par la société Guerlain était juridiquement indisponible ; qu'une telle indisponibilité, dont la preuve incombait à la société Guerlain, pouvait résulter d'un contrat de distribution sélective dans lequel le distributeur est choisi en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, sans discrimination et sans limitation quantitative injustifiées; que ce contrat doit en outre remplir certaines conditions, notamment stipuler des obligations réciproques des parties ; que Mme Vallerand a prétendu qu'elle était l'objet d'une discrimination et a contesté le droit de se prévaloir d'une indisponibilité juridique de ses produits à la société Guerlain qui n'aurait pas apporté " la preuve qu'elle était liée à ces distributeurs par des contrats de concession exclusive " ; que la société Guerlain a soutenu que ses contrats avec les distributeurs agréés entrainaient pour les parties des obligations réciproques de nature à faire jouer l'indisponibilité juridique ; qu'ainsi le problème des contrats de distribution sélective et de leurs effets quant à un refus de vente était dans la cause; qu'il s'ensuit que la cour d'appel n'a pas méconnu les termes du litige ni le principe de la contradiction ;
Attendu, en deuxième lieu, que la cour d'appel, qui a constaté que la société Guerlain, d'une part, ne produisait ni le contrat-type ni les contrats conclus avec d'autres détaillants en vigueur sur le territoire français à l'époque de la demande formulée par Mme Vallerand et, d'autre part, n'invoquait pas la sélection qualitative, et qui a relevé que cette société n'apportait pas la preuve de l'inscription de Mme Vallerand sur une liste d'attente, a pu en déduire que le refus opposé par la société Guerlain à Mme Vallerand était prohibé par l'ordonnance du 30 juin 1945 et donc constitutif de faute ;
Attendu enfin que la cour d'appel a, par ces constatations et énonciations, réfuté les motifs du jugement infirmé que la société Guerlain s'était appropriés par ses conclusions ; d'où il suit que la cour d'appel a légalement justifié sa décision et que le moyen n'est fondé en aucune des ses branches;
Par ces motifs, Rejette le pourvoi.