CA Paris, 5e ch. B, 4 mars 1994, n° 92-6436
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Etude Coray (SARL)
Défendeur :
Mignot (Epoux), Votre beauté (SARL), Lyes Zahed
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leclercq
Conseillers :
MM. Bouche, Le Fevre
Avoués :
SCP Parmentier Hardouin, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Mes Gernigon, Camoin
Faits et procédure
Par acte sous seing privé du 23 août 1990 rédigé par la société " Etude Coray " les époux Mignot, commerçants, cédaient au prix d'un million de francs hors stock de marchandises payé comptant, à la société à responsabilité limitée en formation " Votre beauté " leur fonds de commerce de parfumerie, à l'enseigne " Votre beauté ", situé 4 rue Carnot à Melun, et immatriculé au registre du commerce au nom du mari.
Le prix de vente devait être séquestré jusqu'à l'expiration du délai d'opposition des créanciers.
Un chèque de 1 000 000 F était tiré pour le compte de la société en formation le même jour par Monsieur Mohamed Lyes Zahed sur un compte d'une société Meryflore qu'il contrôlerait.
Une somme de 500 000 F seulement sera déposée le 14 novembre 1990 à la banque Pommier séquestre.
Par arrêt du 26 juin 1991, la Cour d'appel de Paris désignait Maître Michel en tant que séquestre avec pour mission de se faire remettre le prix de vente du fonds de commerce. La banque Pommier adressait à Maître Michel, le 30 juillet 1991 la somme de 550 000 F.
Par ailleurs le stock de marchandises, cédé en sus du prix du fonds de commerce devait être payé 400 000 F comptant et le solde en 24 mensualités de 18 750 F chacune par effets de commerce, le premier venant à échéance le 25 octobre 1990.
Les effets de commerce n'ayant pas été domiciliés n'ont pu être encaissés.
Dans le courant du mois de septembre 1990, les contrats de distribution exclusive étaient résiliés par les parfumeurs fournisseurs et l'activité commerciale cessait dès le début d'octobre 1992.
Monsieur Zahed omettait de prévenir de la cession le crédit-bailleur propriétaire d'un matériel loué ainsi que de payer le loyer du magasin et la TVA du troisième trimestre 1990. Les formalités légales de publicité de la cession du fonds de commerce et de constitution de la société n'étaient pas accomplies.
Des sommes étaient réclamées aux époux Mignot postérieurement à la cession par le crédit-bailleur, par l'administration des impôts au titre de la TVA et par le bailleur du local commercial ; les cédants les payaient ;
Reprochant à la société à responsabilité limitée Coray d'avoir manqué à plusieurs de ses obligations, les époux Mignot assignaient cette société, Monsieur Mohamed Lyes Zahed et la société Votre beauté.
Par jugement en date du 2 décembre 1991, le Tribunal de commerce de Melun a :
- condamné solidairement la société à responsabilité " Votre beauté ", Monsieur Mohamed Lyes Zahed, et la société à responsabilité limitée Etude Coray au paiement des sommes suivantes, en deniers ou quittances :
- un million de francs correspondant au prix de vente du fonds,
- cent soixante deux mille cinquante six francs et huit centimes (162 056,08 F) au titre des échéances des contrats de crédit-bail,
- quatre cent cinquante mille francs (450 000 F) au titre du solde du prix des marchandises,
- cent soixante dix mille quarante neuf francs et trente et un centimes (170 049,31 F) au titre de la taxe sur la valeur ajoutée,
- vingt mille cinq cent soixante seize francs et cinquante centimes (20 576,50 F) au titre du loyer commercial afférent au troisième trimestre 1990,
Le tribunal a en outre :
- condamné la société à responsabilité limitée Etude Coray à justifier dans les huit jours de la signification du jugement, de l'accomplissement des formalités légales, et ce sous astreinte journalière de mille francs (1 000 F) par jour de retard à compter de cette date,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné solidairement la société à responsabilité limitée " Votre beauté ", Monsieur Mohamed Lyes Zahed, et la société à responsabilité limitée Etude Coray, au paiement d'une somme de dix mille francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et aux dépens.
La société à responsabilité limitée "Etude Coray" a interjeté appel par acte du 19 mars 1992.
Monsieur Mohamed Lyes Zahed demeurant à Paris 78 avenue de Saint Ouen a été assigné au parquet du procureur de la République les 24 juillet et 7 août 1992 n'ayant pu être touché personnellement car il aurait quitté son domicile sans laisser d'adresse au début de l'année 1992. Il n'a pas constitué avoué.
La société à responsabilité limitée Votre beauté, assignée le 21 juillet et le 7 août 1990, n'a pas constitué avoué. Il a été constaté par huissier le 21 septembre 1993 que le nom de la société à responsabilité limitée Votre beauté ne figurait plus ni sur la porte ni sur la boite aux lettres, aux lieux indiqués par le registre du commerce et des sociétés comme étant le siège social, 4 rue Carnot à Melun,
Demandes et moyens des parties
Par conclusions signifiées le 17 juillet 1993, la société a responsabilité limitée Etude Coray (Coray) demande à la cour d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris, de débouter les époux Mignot de toutes leurs demandes et de les condamner à lui verser 10 000 F à titre de dommages et intérêts et 20 000 F " hors taxes " sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle prétend que Madame Mignot s'était engagée à assurer la gestion de la société à responsabilité limité " Votre beauté " au moins à titre provisoire. Elle soutient que la valeur du fonds provenait essentiellement de l'existence de contrats de distribution des plus grandes marques (Chanel, Guerlain, Dior, Yves Saint Laurent, Lancôme, Givenchy etc.), que ces contrats comportaient des clauses permettant aux parfumeurs d'y mettre fin immédiatement en cas de changement dans la personne du distributeur ou de cession du fonds, que pour assurer la continuité nécessaire l'exploitation du fonds devait être assurée sous la même enseigne et par une société portant le même nom dont Madame Mignot serait la gérante, que le contrat comportait une stipulation " déterminante " selon laquelle c'est l'acquéreur qui devait informer les fournisseurs de parfums alors que le vendeur devait " s'abstenir de toute information intempestive ", que les époux Mignot ont, par l'intermédiaire de leur conseil, informé, oralement des le 6 septembre et par lettre le 10 septembre, les parfumeurs du changement intervenu, que cette information a entrainé la résiliation immédiate des contrats de distribution et que le fonds de commerce en a été vidé de son contenu essentiel. La société Coray ajoute que les griefs des époux Mignot à son encontre sont sans fondement.
Par conclusions signifiées le 21 septembre 1992 les époux Mignot demandent à la cour de :
- confirmer le jugement rendu le 2 décembre 1991 par le Tribunal de commerce de Melun en ce qu'il a condamné solidairement la société à responsabilité limitée Votre beauté, Monsieur Mohamed Lyes Zahed et la société à responsabilité limitée Etude Coray au paiement des sommes suivantes :
- 162 056,08 F au titre des échéances des contrats de crédit-bail
- 450 000 F au titre du solde du prix des marchandises
- 170 049,31 F au titre de la taxe sur la valeur ajoutée
- 20 576,50 F au titre du loyer commercial afférent au 3e trimestre 1990
- condamner solidairement la société à responsabilité limitée Votre beauté, Monsieur Mohamed Lyes Zahed et la société à responsabilité limitée Etude Coray au paiement d'une somme de 450 000 F au titre du solde du prix de cession du fonds de commerce,
- constater que la société à responsabilité limitée Votre beauté n'a jamais eu d'existence légale, et que le fonds de commerce dont s'agit n'a plus d'activité depuis le mois de novembre 1990 ;
- dire en conséquence sans objet la condamnation sous astreinte de la société à responsabilité limitée Etude Coray à la justification de l'accomplissement des formalités légales,
- condamner solidairement la société à responsabilité limitée Votre beauté, Monsieur Mohamed Lyes Zahed et la société à responsabilité limitée Etude Coray au paiement d'une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Ils prétendent que la société Coray a gravement manqué à ses obligations d'information et de conseil. Ils précisent que la transaction est intervenue très rapidement, que l'intervention de la société Coray lui a été imposée par le cessionnaire, que le nom de ce dernier a été omis dans l'acte de cession pour qu'il n'apparaisse pas aux yeux des parfumeurs car il se voyait systématiquement refuser leur agrément, que la société Coray n'a pas attiré l'attention des vendeurs sur le risques de ne pouvoir encaisser les effets, ni sur la législation du crédit-bail aux termes de laquelle, en cas de cession, le cédant reste tenu des mêmes obligations que le cessionnaire dont il est le garant. Ils ajoutent que les formalités dont Coray devait se charger n'ont été accomplies que tardivement, que Monsieur Mignot a dû lui-même se faire radier du registre du commerce et des sociétés et faire face à des demandes de paiement au titre de l'exploitation du troisième trimestre 1990, enfin que la clause d'exemption de responsabilité est réputée non écrite.
Sur quoi LA COUR
Considérant que sont versés aux débats des correspondances des sociétés Yves Saint Laurent, Van Cleef et Arpels, Guerlain ainsi que les contrats liant l'entreprise individuelle Votre beauté aux sociétés Guerlain et Yves Saint Laurent ; qu'il en résulte que les époux Mignot avaient l'obligation de prévenir les parfumeurs de la cession de fonds de commerce, que le contrat Yves Saint Laurent précise qu'il a un caractère personnel et se trouverait résilié de plein droit dans l'hypothèse où le distributeur agréé cesserait, pour une raison quelconque, d'assurer la direction effective de son fonds de commerce ; qu'en cas de cession du fonds, le distributeur s'engage à informer la société Yves Saint Laurent un mois avant que celle-ci ne soit réalisée ; que le contrat Guerlain prévoit des dispositions analogues et stipule en outre expressément l'incessibilité du contrat ; qu'une lettre de la société Van Cleef et Arpels rappelle l'obligation de Madame Mignot de l'informer de toute cession de son fonds de commerce ;
Considérant qu'incessibles ou conclus intuitu personae les contrats faisant de l'entreprise individuelle " Votre beauté " un distributeur agréé de fabricants réputés de parfums n'ont pu être englobés dans la cession du fonds de commerce ;
Considérant que la clause du contrat de cession du fonds de commerce qualifiée de "déterminante" interdisant aux époux Mignot toute information " intempestive " des parfumeurs et transférant cette charge à l'acquéreur constitue une violation des stipulations expresses des contrats de distribution ;
Considérant que selon les propres écritures de la société Coray reprises aux cotes 5 et 6 du dossier de plaidoirie déposé, cédants et cessionnaires voulaient "contourner la difficulté" et "limiter au mieux les risques" résultant des dispositions personnalisant les contrats de distribution agréée ; qu'en d'autres termes il s'agissait de priver les fournisseurs, en fraude de leurs droits, de la faculté qu'ils s'étaient réservée contractuellement de mettre un terme, en cas de cession, aux contrats en cours ;
Considérant que selon l'article 1134 du Code civil, seules les conventions légalement faites dont la loi des parties ; qu'elles doivent être exécutées de bonne foi ; que la clause d'interdiction d'information " intempestive " des fournisseurs en ce qu'elle tend à procurer frauduleusement au cessionnaire un avantage illégitime, est illicite et doit être réputée non écrite.
Considérant qu'il résulte d'une lettre du 5 janvier 1991 de Monsieur Mignot versée aux débats par l'appelante, que l'acheteur a exigé cette clause ; que les vendeurs ont fait remarquer qu'il leur appartenait de prévenir les parfumeurs, le vendeur ayant rétorqué qu'il en faisait son affaire ; que c'est donc avec réticence que les époux Mignot ont accepté cette clause.
Considérant que c'est après avoir constaté le déménagement des marchandises du magasin attesté par Madame Petensi, salarié de " Votre beauté ", que les époux Mignot alertés, ont prévenu les parfumeurs ; que l'information qu'ils ont ainsi donnée ne peut leur être reprochée, car ils risquaient de se voir réclamer d'importants dommages et intérêts par les parfumeurs du fait du comportement imprévisible et anormal de Monsieur Lyes Zahed ; que les époux Mignot pouvaient légitimement croire à ce moment que le cessionnaire n'avait pas l'intention d'exécuter l'obligation primordiale d'information qu'il avait prise en charge;
Considérant qu'il résulte tant des investigations qui ont pu être opérées par les cédants que des écritures des parties que Monsieur Mohamed Lyes Zahed qui exploitait une autre parfumerie à Paris, avait pour but essentiel lorsqu'il a acquis le fonds de commerce d'obtenir, en dissimulant son identité sous celle de " Votre beauté " et de Mme Mignot, la livraison de produits qui lui étaient jusque-là refusés et qu'il n'aurait pu obtenir si les fournisseurs avaient su qu'il était le véritable cessionnaire ;
Considérant que cette clause illicite n'était toutefois indispensable que pour le cessionnaire ; que sa nullité n'entraine pas celle de l'ensemble du contrat ; que les époux Mignot pouvaient ignorer le but frauduleux de l'opération; qu'ils n'y avaient aucun intérêt ; que leur comportement postérieur à la signature prouve que leur consentement a été surpris sur ce point ; qu'ils ont dès que possible essayé de faire échec à la fraude, que la vente est donc réelle et licite en ce qui les concerne ;
Qu'il ne saurait par ailleurs leur être fait grief d'avoir donné eux-mêmes une information indispensable dont ils pouvaient être persuadés que le cessionnaire ne la donnerait pas en dépit de ses engagements ; que la société Coray, ainsi qu'elle l'avance de manière implicite mais suffisamment claire pour être indubitable dans ses écritures, s'est rendue sciemment complice d'une opération frauduleuse ; qu'elle connaissait parfaitement la volonté de dissimulation de Monsieur Lyes Zahed en fraude des droits des distributeurs de parfum ; qu'elle ne pouvait ignorer la solvabilité douteuse de Monsieur Lyes Zahed, cause essentielle de son comportement frauduleux ; qu'elle n'a d'ailleurs ouvert un compte à la banque Pommier qu'en novembre 1990 sur intervention des époux Mignot alors que le chèque de 1 000 000 F avait été émis le 23 août précédant, et n'a fait créditer ce compte que de 500 000 F ;
Considérant que la société Coray pourtant rédactrice de l'acte n'apporte enfin aucune réponse aux accusations des époux Mignot relatives au défaut d'information et de conseil et à leurs conséquences dommageables ;
Considérant qu'il est ainsi établi que la société Coray a commis des fautes qui ont contribué à la réalisation du dommage subi par les époux Mignot ; qu'il s'agit d'un professionnel rémunéré et que sa responsabilité doit être appréciée en conséquence ;
Considérant que les époux Mignot ne peuvent sans se contredire demander à la cour de condamner la société à responsabilité limitée " Votre beauté " et de constater son inexistence légale;
Considérant qu'il résulte des déclarations des parties que la société à responsabilité limitée "Votre beauté" n'a jamais été immatriculée, et n'a donc jamais acquis la personnalité morale; qu'elle ne peut être titulaire de droits et obligations ;
Considérant qu'il n'est pas contesté que Zahed a agi au nom de la société à responsabilité limitée en formation, qu'il a négocié le contrat, s'est rendu maître du magasin, a licencié l'employée ; qu'il est responsable des actes accomplis au nom de la société en formation, en application de l'article 1843 du Code civil;
Considérant qu'il est équitable d'accorder aux intimés la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, Réforme partiellement le jugement entrepris, Condamne in solidum Mohamed Lyes Zahed et la société à responsabilité Etude Coray à payer à Monsieur et Madame Mignot les sommes suivantes - 450 000 F au titre du solde du prix du fonds de commerce, - 162 056,08 F au titre des échéances des contrats de crédit-bail, - 450 000 F au titre du solde du prix des marchandises, - 170 049,31 F au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, - 20 567,50 F au titre du loyer commercial afférent au troisième trimestre 1990, - 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Dit sans objet la condamnation sous astreinte de la société à responsabilité limitée Etude Coray à la justification de l'accomplissement des formalités légales, Confirme pour le surplus le jugement entrepris, Déboute les parties de leurs demandes contraires ou complémentaires, Condamne solidairement Mohamed Lyes Zahed et la société à responsabilité limitée Etude Coray en tous les dépens de première instance et d'appel, Admet la société civile professionnelle Fisselier Chiloux Poulay, titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.