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Décisions

CA Dijon, ch. civ. B, 24 février 2009, n° 07-01689

DIJON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Frédéric Magnien (EURL)

Défendeur :

Pierre Bourée Fils (SA), GFA Vignoble Bernard Bourée (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Richard

Conseillers :

Mme Vieillard, M. Lecuyer

Avoués :

SCP Fontaine-Tranchard & Soulard, SCP Avril & Hanssen

Avocats :

Mes Bouchard-Stech, Grammont

TGI Dijon, du 1er oct. 2007

1 octobre 2007

Exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties:

Créée en 1864, la maison Pierre Bourée a pour activité principale l'exploitation et la commercialisation de ses propriétés viticoles. Le fonds a été apporté en 1947 à la SA Pierre Bourée Fils. Le GFA Vignoble Bernard Bourée a donné à bail à la SA Pierre Bourée Fils une parcelle AOC située à Gevrey Chambertin, lieu-dit "la Justice" dont le vin est commercialisé sous la dénomination "Clos de la Justice" qui a fait l'objet d'un dépôt de marque le 19 mars 2002.

Ayant découvert que l'EURL Frédéric Magnien a commercialisé des bouteilles de vin des millésimes 2000 à 2004 sous la même dénomination, la SA Pierre Bourée et le GFA Vignoble Bernard Bourée ont, par acte du 26 avril 2006, assigné l'EURL Frédéric Magnien devant le Tribunal de grande instance de Dijon en paiement de diverses sommes à titre de dommages-intérêts et aux fins de voir ordonner la destruction des étiquettes des bouteilles litigieuses ainsi que la publication du jugement.

Par jugement en date du 1er octobre 2007, le Tribunal de grande instance de Dijon a notamment condamné l'EURL Frédéric Magnien à payer à la SA Pierre Bourée Fils la somme de 40 000 euro à titre de dommages-intérêts outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 26 avril 2006, débouté le GFA Vignoble Bernard Bourée de ses prétentions faute d'établir l'existence de son préjudice, ordonné la destruction de la totalité des étiquettes portant la mention "Clos de Justice" en stock ou apposées sur des bouteilles déjà vendues et débouté l'EURL Frédéric Magnien de sa demande reconventionnelle.

L'EURL Frédéric Magnien a relevé appel de cette décision.

Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 7 janvier 2009, l'EURL Frédéric Magnien demande notamment à la cour d'infirmer le juge entrepris et de prononcer la nullité de la marque complexe " Clos de la Justice " invoquée par la société Pierre Bourée Fils, de dire et juger qu'elle n'a commis aucun fait de nature à engendrer une concurrence déloyale ou parasitaire. Elle demande en conséquence à la cour de débouter l'intimée de ses prétentions et de la condamner à lui verser 50 000 euro à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ayant généré un préjudice commercial outre 8 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

A l'appui de ses prétentions, l'EURL Frédéric Magnien fait notamment valoir que par arrêt du 30 mars 2006 la Cour d'appel de Dijon a mis fin au monopole conventionnel d'usage de la dénomination Clos de la Justice en faveur de Pierre Bourée. Elle soutient aussi que la société Pierre Bourée Fils ne peut prétendre utiliser le terme "clos" eu égard à la législation sur les vins.

Aux termes de leurs conclusions déposées le 14 janvier 2009, la SA Pierre Bourée et le GFA Vignoble Bernard Bourée demandent notamment à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré l'EURL Frédéric Magnien responsable d'actes de contrefaçon, d'actes de concurrence déloyale et de parasitisme et de ce qu'il a débouté l'EURL Frédéric Magnien de sa demande reconventionnelle.

Ils sollicitent la réformation du jugement entrepris pour le surplus, et, statuant de nouveau, de condamner l'EURL Frédéric Magnien à lui verser diverses sommes en réparation des multiples préjudices qu'ils allèguent avoir subi.

Au soutien de leurs prétentions, la SA Pierre Bourée et le GFA Vignoble Bernard Bourée font notamment valoir que la société Pierre Bourée Fils dispose d'un clos et justifie d'un usage aussi ancien que constant de la dénomination Clos de la Justice, lequel a été validé par les services de l'Inao tandis que l'EURL Frédéric Magnien qui ne justifie pas d'un droit d'usage a délibérément utilisé les signes distinctifs et la renommée d'un concurrent et créé une confusion sur la provenance de vins afin de bénéficier des efforts et des investissements réalisés par la Maison Pierre Bourée puis la société Pierre Bourée Fils depuis plus d'un siècle.

La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance en date du 14 janvier 2009.

Par courrier en date du 13 janvier 2009 reçu à la cour le 14 janvier 2009, l'avoué de l'intimé a sollicité du Conseiller de la mise en état le report de l'ordonnance de clôture afin de permettre l'échange entre les parties de nouvelles conclusions et pièces.

Par conclusions d'incident déposées le 16 janvier 2009, la société Frédéric Magnien fait valoir que les conclusions et pièces litigieuses ont été communiquées la veille de l'ordonnance de clôture, ce qui se heurte au principe de la contradiction. Elle demande à la cour d'écarter des débats les conclusions et pièces signifiées et communiquées le 13 janvier 2009.

Par conclusions d'incident en réplique déposées le 19 janvier 2009, la SA Pierre Bourée Fils et le GFA Vignoble Bernard Bourée font observer que les dernières écritures de l'EURL Magnien qui ont été signifiées le 6 janvier 2009 ont développé un argument tout à fait nouveau rendant indispensable une réponse accompagnée des éléments de preuve, ce qui a été fait dans les meilleurs délais et ne se heurte pas au principe du contradictoire.

Ils demandent en conséquence à la cour de débouter l'EURL Frédéric Magnien de son incident.

La cour d'appel se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, à la décision déférée ainsi qu'aux écritures d'appel évoquées ci-dessus.

Motifs de l'arrêt:

Sur l'incident de procédure

Il ressort des débats relatifs à l'incident de procédure qu'en répondant au plus vite à la nouvelle argumentation développée dans les dernières conclusions de l'EURL Frédéric Magnien, la SA Pierre Bourée Fils et le GFA Vignoble Bernard Bourée n'ont fait qu'exercer leur légitime droit de réponse relevant de l'article 16 du Code de procédure civile et ont régulièrement sollicité le report de l'ordonnance de clôture de sorte que le principe de la contradiction n'a pas été méconnu.

Les dernières conclusions n'ayant pas été signifiées postérieurement au prononcé de l'ordonnance de clôture et n'ayant pas appelé de nouvelles conclusions en réplique de la part de l'EURL Frédéric Magnien, il n'y a lieu, ni à révocation de l'ordonnance de clôture, ni à écarter des débats les dernières conclusions et pièces signifiées par les intimées.

L'EURL Frédéric Magnien sera en conséquence déboutée de son incident de procédure.

Sur l'utilisation de la dénomination "Clos de la Justice"

Il ressort des débats et des pièces qui y ont été versées que la réglementation relative au domaine des appellations d'origine contrôlée (AOC) au sein des vignobles de la Bourgogne prévoit, outre l'appellation générique réservée aux crus de moindre qualité, trois classes d'appellations:

- l'appellation communale (ou village),

- l'appellation "Premier Cru",

- l'appellation "Grand Cru" (ou tête de cuvée) réservée à 30 appellations pour l'ensemble des Côtes de Nuits et de Beaune.

Appliquée aux seuls vins issus des vignes relevant du territoire de la commune de Gevrey-Chambertin, cette classification permet de distinguer:

- les appellations communales Gevrey-Chambertin dont l'étiquette apposée sur les bouteilles comporte ce nom souligné de la mention "Appellation Gevrey-Chambertin contrôlée". Ces vins sont élaborés à partir de raisins issus de tout ou partie des vignes classées en appellation communale Gevrey-Chambertin à l'exclusion de toute autre provenance,

- les Premiers Crus dont l'étiquette apposée sur les bouteilles comporte le nom Gevrey-Chambertin suivi du nom du climat classé en premier cru souligné de la mention "Appellation Gevrey-Chambertin Premier Cru contrôlée". Ex. : "Gevrey-Chambertin - Clos Saint Jacques". Ces vins sont élaborés à partir de raisins exclusivement issus de vignes classées en appellation Gevrey-Chambertin du Premier Cru concerné,

- les Grands Crus dont l'étiquette apposée sur les bouteilles comporte le nom de l'un des neuf climats concernés:

- Chambertin

- Chambertin Clos-de-Bèze

- Chapelle-Chambertin

- Charmes-Chambertin

- Griotte-Chambertin

- Latricières-Chambertin

- Mazis-Chambertin

- Mazoyères-Chambertin

- Ruchottes-Chambertin

souligné de la mention "Appellation "nom-du-grand-cru" contrôlée". Ex.: "Appellation Chambertin Clos-de-Bèze contrôlée". Ces vins sont élaborés à partir de raisins exclusivement issus de vignes classées dans l'appellation du Grand Cru concerné.

Il n'est pas contesté par les parties que l'appellation litigieuse Gevrey-Chambertin Clos de la Justice ne relève pas de la classe des premiers crus mais de celle des appellations communales.

Le décret du 19 août 1921 admet toutefois que les vins issus de vignes classées en appellation communale peuvent être accompagnés d'un nom de climat (lieudit cadastral) s'ils sont élaborés à partir de raisins exclusivement issus de parcelles portant le nom de ce climat et à condition que le nom du climat soit imprimé en caractères plus petits.

C'est ainsi qu'aucun litige ne serait né entre les parties si les vins élaborés par l'EURL Frédéric Magnien avaient été commercialisés sous l'appellation "Gevrey-Chambertin La Justice".

La dénomination "Clos de la Justice" est utilisée depuis plus d'un siècle par le domaine Bourée ainsi qu'en font foi les catalogues datés du début du vingtième siècle versés aux débats. Un aussi long usage est corroboré par le fait que les vignes implantées sur la parcelle dont le climat est La Justice sont clôturées de murs pluri-centenaires en pierres de taille empilées et dont la grille en fer forgé est surmontée depuis une époque indéterminée mais fort ancienne de l'inscription "Clos de Justice". Consulté en 1966 sur la légitimité à se prévaloir de la dénomination Clos de la Justice, l'Institut National des Appellations d'Origine a donné son assentiment à la société Pierre Bourée au double motif qu'elle justifiait d'un usage très ancien et que les vignes étaient entièrement ceintes de murs.

L'EURL Frédéric Magnien conteste la légitimité des intimés à se prévaloir de l'exclusivité de l'usage de la dénomination Clos de la Justice aux motifs que l'arrêt de la Cour d'appel de Dijon en date du 30 mars 2006 ayant constaté que la propriété du Clos de la Justice n'a pas toujours été transmise par voie exclusivement successorale aurait ainsi mis fin au monopole conventionnel d'usage de Pierre Bourée sur la dénomination "Clos de la Justice" matérialisé par l'engagement du propriétaire de la parcelle joignant de midi l'immeuble vendu par acte authentique du 26 avril 1968 à ne pas dénommer commercialement "Clos de la Justice" aussi bien le fonds que les récoltes qui en proviendraient.

C'est au prix d'une lecture erronée des énonciations de cet arrêt que l'EURL Frédéric Magnien soutient qu'il est en droit d'utiliser la dénomination "Clos de la Justice" alors que les demandes de la société Pierre Bourée Fils sont fondées sur le droit commun dont l'interdiction d'attribuer le nom "Clos de la Justice" à des vins qui ne proviennent pas du clos concerné.

L'EURL Frédéric Magnien conteste aussi la validité de la marque "Clos de la Justice" déposée par la société Pierre Bourée Fils le 19 mars 2002 en soutenant qu'elle se heurte aux dispositions de l'article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle dans la mesure où cette marque se contente d'évoquer la provenance géographique du vin et qu'elle constitue la désignation nécessaire du produit.

Dès lors qu'en l'espèce le mot "clos" ne correspond pas à l'appellation d'origine contrôlée du vin litigieux laquelle étant communale est "Gevrey Chambertin" et n'intègre pas le mot "clos", il peut être admis à titre de marque conformément aux règlements communautaires des 17 mai 1999 et 29 avril 2002 et aux articles L. 115-1 à L. 115-18, L. 213-1 à L. 213-5 et L. 217-6 du Code de la consommation.

Il s'ensuit que le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a débouté l'EURL Frédéric Magnien de ses prétentions.

En ayant imité servilement la dénomination "Clos de la Justice", pour étiqueter et commercialiser des bouteilles de vin élaboré à partir de raisins acquis auprès de la SCEA Domaine Chazans louant une parcelle cadastrée AI 280 au lieu-dit "La Justice" alors que la dénomination " Clos de la Justice " incarnait la singularité des bouteilles de vin produites par la SA Pierre Bourée Fils, l'EURL Frédéric Magnien a commis une faute consistant à vouloir profiter sans frais du travail réalisé par son concurrent durant des décennies pour faire connaître sa production viticole ; ce qui établit les actes de parasitisme commercial et de concurrence déloyale reprochés à l'EURL Frédéric Magnien.

En ayant utilisé la dénomination "Clos de la Justice", marque protégée conformément à l'article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle, pour commercialiser des vins élaborés à partir de raisins provenant de la propriété jouxtant l'exploitation de la SA Pierre Bourée Fils et du GFA Vignoble Bernard Bourée et qui ne pouvaient donc prétendre qu'à l'appellation "Gevrey Chambertin" ou à la dénomination de "Gevrey Chambertin La Justice", l'EURL Frédéric Magnien a commis un acte de contrefaçon de marque.

Sur les préjudices subis

Au vu des éléments dont elle dispose la cour estime devoir fixer à 100 000 euro le montant du préjudice subi par la SA Pierre Bourée Fils. L'EURL Frédéric Magnien sera donc condamnée à verser à la SA Pierre Bourée Fils cette somme à titre de dommages-intérêts outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 26 avril 2006.

Le GFA Vignoble Bernard Bourée ne justifiant pas d'un préjudice personnel sera débouté de ses prétentions ainsi que l'a dit et jugé le jugement entrepris.

Le jugement déféré sera également confirmé en ce qu'il a ordonné la destruction des étiquettes portant la mention "Clos de la Justice" actuellement en stock dans les locaux de l'EURL Frédéric Magnien ou apposées sur des bouteilles déjà vendues. Ajoutant au jugement entrepris, cette destruction des étiquettes sera assortie d'une astreinte provisoire de 50 euro par jour de retard passé un délai de quinze jours après la signification du présent arrêt.

La SA Pierre Bourée Fils sera déboutée du surplus de ses prétentions dans la mesure où elle ne verse aux débats pour établir ses différents chefs de préjudice allégués que des pièces établies par ses soins et contrevenant donc à la règle tirée des dispositions de l'article 1315 du Code civil selon laquelle nul ne peut se constituer de preuve à lui-même. En outre, il convient de préciser que les pertes dont l'intimée fait état peuvent très naturellement puiser leur origine dans des causes distinctes des agissements de l'EURL Frédéric Magnien compte tenu des événements internationaux qui se sont produits au cours de la période concernée, de sorte que l'existence d'un lien de causalité entre la faute de l'appelante et les préjudices allégués par l'intimée n'est pas établie.

Sur les demandes présentées en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile

L'EURL Frédéric Magnien sera déboutée de sa demande en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et condamnée à verser, à hauteur d'appel, 5 000 euro à la SA Pierre Bourée Fils en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Sur les dépens

L'EURL Frédéric Magnien sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement de ceux d'appel en application de l'article 699 du Code de procédure civile en faveur de la SCP Avril & Hanssen, avoué constitué.

Par ces motifs, LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, publiquement, et en dernier ressort, Déboute l'EURL Frédéric Magnien de son incident de procédure, Confirme le jugement du Tribunal de grande instance de Dijon rendu le 1er octobre 2007 en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a condamné l'EURL Frédéric Magnien à verser 40 000 euro à titre de dommages-intérêts à la SA Pierre Bourée Fils, et statuant à nouveau de ce chef, Condamne l'EURL Frédéric Magnien à verser à la SA Pierre Bourée Fils 100 000 euro à titre de dommages-intérêts outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 26 avril 2006, y ajoutant, Assortit l'obligation de procéder à la destruction des étiquettes litigieuses d'une astreinte provisoire de 50 euro par jour de retard passé un délai de quinze jours suivant la signification du présent arrêt, Déboute l'EURL Frédéric Magnien de sa demande en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, La condamne à verser, à hauteur d'appel, 5 000 euro à la SA Pierre Bourée Fils en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne l'EURL Frédéric Magnien aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement de ceux d'appel en application l'article 699 du Code de procédure civile en faveur de la SCP Avril & Hanssen, avoué constitué.