Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 11 mai 2010, n° 2009-14280

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Aaction Dem (SARL), Beyer Simon Demenagements (SARL), Demelux (SARL), LTJH (SARL), Déménagement Heiss Claude (SAS)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, Président de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Fossier

Conseillers :

M. Remenieras, Mme Jourdier

Avoués :

SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Arnaudy & Baechlin

Avocats :

Mes Fourgoux, Lacroix, Cohen

CA Paris n° 2009-14280

11 mai 2010

Exposé des faits et procédure

A la suite d'une enquête de la DGCCRF, menée en 2005 par la Brigade Interrégionale des Enquêtes de concurrence (BIEC) de Metz (Moselle), le ministre de l'Economie a saisi le Conseil de la concurrence par lettre du 2 décembre 2005 de pratiques mises en œuvre dans le secteur du déménagement des personnels militaires dépendant du Centre territorial d'administration et de comptabilité de l'armée de terre situé à Nancy (ci-après : le CTAC de Nancy).

En application d'une réglementation particulière, les frais de déménagement induits par les mutations des militaires de l'armée de terre et de la gendarmerie sont pris en charge par leur administration dans la limite de droits évalués notamment à partir d'un volume qui varie en fonction du grade et de la situation familiale de l'intéressé. L'administration exige des devis, au nombre de deux ou de trois, visant à garantir un appel effectif à la concurrence par les militaires intéressés afin que la prestation effectuée, facturée et remboursée, s'avère réellement la plus économique.

Pour la région militaire nord-est du pays qui couvre 13 départements (Bas-Rhin, Côte d'Or, Doubs, Haut-Rhin, Haute-Saône, Jura, Meurthe et Moselle, Moselle, Nièvre, Saône et Loire, Territoire de Belfort, Vosges et Yonne) et la zone des Forces françaises en Allemagne, le règlement des indemnités de déménagement est géré par le CTAC de Nancy qui traite annuellement environ 2 200 dossiers de déménagement. Les frais consécutifs ont représenté 5 770 933 euro en 2002, 7 251 589 euro en 2003, 7 054 495 euro en 2004.

Or les investigations menées en 2005 par la BIEC de Metz auprès de sociétés de déménagement d'Alsace et Lorraine ont conduit celle-ci à conclure que le jeu de la concurrence n'était pas respecté, et qu'il existait des pratiques de devis de couverture et plus généralement des échanges d'information entre concurrents.

L'enquête a notamment porté sur 648 dossiers de déménagement remboursés par le CTAC de Nancy, dont 522 instruits et payés en 2004 et 126 au cours des cinq premiers mois de 2005. D'après les enquêteurs, dans beaucoup de cas au cours de cette période, le personnel concerné s'est adressé à une seule entreprise, qui lui établissait un devis et sollicitait auprès d'un confrère un devis de couverture, plus cher, établi sans visite chez le client, au vu des renseignements fournis par le premier devis.

C'est ainsi que vingt entreprises de déménagement, dont les sociétés requérantes établies en Moselle (57) et au Luxembourg, la plupart des autres étant établies dans le Bas-Rhin et le Haut-Rhin (départements 67 et 68), ont reçu notification du grief d'avoir mis en œuvre des pratiques de devis de complaisance sur le marché du déménagement des personnels militaires ressortissant du CTAC de Nancy, pratiques retenues comme contraires aux dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce prohibant les ententes anticoncurrentielles.

Les notifications de griefs précisaient les circonstances des faits reprochés à chacune des sociétés: Les sociétés LTJH, Beyer Simon, Avenir déménagements et Demelux ont été visées pour avoir mis en œuvre des pratiques de devis de complaisance :

1°) sur la période 2004-2005, la SARL LTJH avec chacune des quatre sociétés : d'une part, SARL Beyer Simon Déménagements, SARL Avenir Déménagements et SARL Demelux, de direction identique et faisant partie du même groupe SARL Demelux et d'autre part, la SA Déménagements Heiss Claude;

2°) en 2005, les trois sociétés entre elles SARL LTJH, SARL Beyer Simon Déménagements et SARL Avenir Déménagements, de direction identique et faisant partie du même groupe SARL Demelux ;

3°) sur la période 2004-2005, la SARL Beyer Simon Déménagements avec chacune des deux sociétés: SARL LTJH et SARL Avenir Déménagements, de direction identique et faisant partie du même groupe SARL Demelux ;

4°) sur la période 2004-2005, la SARL Avenir Déménagements avec chacune des trois sociétés : SARL LTJH, SARL Beyer Simon Déménagements et SARL Demelux, de direction identique et faisant partie du même groupe SARL Demelux ;

5°) en 2004, la SARL Demelux avec chacune des deux sociétés : SARL LTJH et SARL Avenir Déménagements, de direction identique et faisant partie du même groupe SARL Demelux.

La société Heiss Claude et la SARL Aaction Dem ont été visées pour avoir mis en œuvre des pratiques de devis de complaisance:

sur la période 2004-2005, la SA Déménagements Heiss Claude avec chacune des trois sociétés : SARL LTJH, SARL DL (Déménagement Lang) et SARL Déménagements Berg;

sur la période 2003-2005, la SARL DL (Déménagement Lang) avec la SA Déménagements Heiss Claude;

sur la période 2003-2005, la SARL Déménagements Berg avec chacune des deux sociétés : SA Déménagements Heiss Claude et SARL Aaction Dem ;

sur la période 2003-2005, la SARL Aaction Dem avec la SARL Déménagements Berg.

Parmi les entreprises du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, les sociétés Seegmuller et Cie, Charl'Antoine et Euromoving, de direction et d'actionnariat identiques, ont indiqué par procès-verbal du 8 octobre 2008 ne pas contester les griefs et ont pris des engagements, demandant à bénéficier des dispositions du III de l'article L. 464-2 du Code de commerce.

Par décision n° 09-D-19 du 10 juin 2009, l'Autorité de la concurrence a dit qu'il était établi que les vingt sociétés avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et a infligé des sanctions pécuniaires sauf à la société Avenir Déménagements dissoute depuis le 15 novembre 2005. S'agissant des requérantes ont été infligées les sanctions suivantes :

* à la société LTJH, une sanction de 140 000 euro;

* à la société Beyer Simon Déménagements, une sanction de 15 000 euro;

* à la société Demelux SARL, une sanction de 47 000 euro;

* à la société Déménagements Heiss Claude, une sanction de 75 000 euro;

* à la société Aaction Dem, une sanction de 13 000 euro.

Les sociétés Aaction Dem, Heiss Claude, LTJH, Beyer Simon et Démélux ont formé un recours contre cette décision.

La société LTJH a bénéficié d'un sursis à exécution à hauteur de la moitié de la sanction. Par jugement du Tribunal de grande instance de Metz du 16 décembre 2009, a été ouverte une procédure de redressement judiciaire de la société LTJH. La société Beyer Simon fait l'objet d'une procédure identique ouverte le 14 janvier 2010 par le Tribunal de grande instance de Thionville.

En cours d'instance la société Aaction Dem s'est désistée de son recours.

LA COUR :

Vu le recours, en annulation subsidiairement en réformation, formé le 13 juillet 2009 par la SARL Aaction Dem contre la décision n° 09-D-19 rendue le 10 juin 2009 par l'Autorité de la concurrence,

Vu les recours contre la même décision, en annulation subsidiairement en réformation, formés :

- le 15 juillet 2009 par la SAS Heiss Claude,

- le 16 juillet 2009 par la SARL LTJH,

- le 16 juillet 2009 par la SARL Beyer Simon Déménagements

- le 16 juillet 2009 par la SARL Demelux,

Vu le mémoire déposé le 31 juillet 2009 par la SAS Heiss Claude à l'appui de son recours, soutenu par son mémoire en réplique du 2 février 2010, par lesquels elle demande à la cour de:

- constater que les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce ne sont pas applicables en l'espèce,

- constater que l'administration poursuivante n'apporte pas la preuve des faits qu'elle allègue et que le faisceau d'indices retenu n'est pas opérant à son encontre,

- dire et juger que les conséquences visées par l'article L. 420-1-1 et 2 du Code de commerce ne sont pas prouvées en l'espèce, en conséquence réformer en toutes ses dispositions la décision de l'Autorité de la concurrence en ce qu'elle concerne la société Heiss Claude,

- à titre infiniment subsidiaire, si la cour considérait malgré tout que les conditions d'application de cet article se trouvaient réunies, diminuer le montant de la sanction financière, dans de plus justes proportions,

- condamner l'autorité poursuivante aux entiers dépens et à régler à la société Heiss Claude la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

Vu le mémoire déposé le 6 août 2009 par les sociétés LTJH, Beyer Simon et Demelux à l'appui de leurs recours, soutenu par leur mémoire en réplique du 2 février 2010, par lesquels elles demandent à la cour d'annuler la décision en ce qu'elle a qualifié d'ententes les pratiques propres à la société LTJH, d'infirmer la décision en ce qu'elle a qualifié d'entente les pratiques imputées aux sociétés du même groupe, subsidiairement de réduire le montant des sanctions pécuniaires,

Vu le désistement de la SARL, Aaction Dem exprimé par lettre de son avocat du 10 septembre 2009,

Vu les observations écrites de l'Autorité de la concurrence en date du 14 décembre 2009,

Vu les observations écrites du ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi en date du 8 décembre 2009, tendant au rejet des recours et s'en remettant à la sagesse de la cour s'agissant des sanctions,

Vu les observations écrites du Ministère public, mises à la disposition des parties avant l'audience ;

Après avoir entendu à l'audience publique du 9 mars 2010, en leurs observations orales, les avocats des requérantes qui ont été mis en mesure de répliquer et ont eu la parole en dernier, ainsi que le représentant de l'Autorité de la concurrence, celui du ministre de l'Economie et le Ministère public;

Sur ce :

I) Sur les pratiques d'entente

I-1) Pratiques reprochées à la société Heiss Claude

Considérant qu'au soutien de son recours la société Heiss Claude fait valoir que l'Autorité de la concurrence a fait une appréciation inexacte des faits de la cause; qu'elle soutient que la preuve des ententes ou actions concertées n'est pas rapportée en ce qui la concerne, que l'Autorité a raisonné par analogie en transposant les faits reconnus par certaines entreprises à toutes les autres;

Que la société Heiss Claude reconnaît néanmoins avoir fourni exceptionnellement des devis de couverture, mais en se retranchant derrière la demande des clients et en déniant tout effet anticoncurrentiel à un tel acte;

Que plus précisément elle affirme qu'il n'existait pas d'ententes entre les 20 sociétés poursuivies, qu'il était normal au regard de l'implantation géographique des entreprises que les devis concurrents présentés par les militaires proviennent des mêmes sociétés, que les déclarations de l'un de ses anciens salariés, Monsieur Buvel, passé chez un concurrent (LTJH) sont sujettes à réserves, que les prétendus indices ne sont pas significatifs, que n'est démontrée ni la limitation d'accès au marché du CTAC, ni l'effet des pratiques sur les prix;

Considérant tout d'abord que certaines des critiques de la société Heiss Claude sont inopérantes;

Qu'ainsi aux termes de la notification de griefs qui concerne cette entreprise, il ne lui a pas été reproché d'avoir participé à une entente entre 20 entreprises mais de s'être concertée en 2004 et 2005 avec trois autres entreprises de déménagement : la SARL LTJH, la SARL Déménagement Lang, et la SARL Déménagements Berg, qui sont implantées dans le même département qu'elle, à savoir la Moselle; que d'ailleurs la société Heiss Claude reconnaît en page 7 de son mémoire que ses concurrents naturels sont surtout LTJH, et aussi les sociétés 17 à 20, c'est-à-dire Lang (n° 18), Berg (n° 19) et Aaction Dem (n° 20);

Qu'ensuite le comportement des clients ne rend pas licite une pratique anticoncurrentielle; que de plus en l'espèce les militaires demandeurs des devis n'étaient pas vraiment les clients, les frais de déménagement étant payés en définitive par le CTAC;

Considérant que les tableaux annexés au rapport contiennent la description de 116 devis établis sur la période concernée par la société Heiss Claude en opposition avec LTJH (25 devis), avec Lang (75 devis) et avec Berg (16 devis), dont 91 ont abouti à l'attribution du déménagement à la société Heiss Claude;

Considérant qu'à partir de l'examen précis des dossiers correspondant à ces devis, effectué par les enquêteurs, et au vu des déclarations de dirigeants et salariés des entreprises concernées, l'Autorité a retenu à juste titre comme établie la pratique usuelle de devis de complaisance et d'échanges d'informations entre la société Heiss Claude, ayant comme enseigne Demeco, et ses trois concurrents LTJH, Déménagement Lang, et Déménagements Berg; que pour cela l'Autorité s'est appuyée notamment sur :

- la preuve directe d'une concertation par l'intermédiaire de M. Frédéric Heiss, fils du gérant Michel Heiss et agissant tour à tour en qualité de commercial de la société Heiss Claude, et comme gérant de la société Déménagements Lang (§138),

- des anomalies relevées sur les devis révélant que le devis le plus cher a été établi au vu du devis précédent (§ 139 à 144),

- les aveux de responsables des entreprises LTJH et Berg, cités aux § 135 et 155, Mme Berg reconnaissant des échanges d'information et des devis de couverture avec Aaction Dem, Lang et Heiss, dans les deux sens, et Monsieur Buvel reconnaissant les mêmes pratiques entre la société Heiss Claude et son employeur la société LTJH;

Qu'à propos de Monsieur Buvel, la société Heiss Claude n'apporte aucun élément pour appuyer son affirmation sur son animosité supposée à son égard; qu'au contraire sa déclaration ne démontre pas de partialité à l'encontre de celle-ci, qu'elle vise de façon identique les deux sociétés, et fait référence à une pratique rodée, déléguée aux secrétaires commerciales, et fréquente (le tiers des déménagements de militaires);

Considérant que les constatations de l'Autorité sur l'antériorité quasi-générale des devis moins-disants par rapport aux devis plus chers (87 à 92 %), et sur la très faible amplitude des écarts de prix entre eux (5,3 % en moyenne), sont bien de nature à corroborer les autres éléments de preuve de l'existence habituelle d'échanges d'informations et de fourniture de devis de complaisance entre concurrents;

Qu'un indice complémentaire, évoqué dans la notification de griefs (page 76), réside dans la mention suivante :"demande de devis comparatif faxé à Demeco le ... [date]", relevée sur des devis établis par la société LTJH pour quatre "prospects", c'est-à-dire, par opposition à clients, dans des cas qui n'ont pas abouti à la conclusion d'un contrat;

Qu'ainsi, loin de raisonner par analogie mais en se fondant sur un ensemble d'éléments et d'indices précis et concordants, l'Autorité de la concurrence a établi concrètement les faits reprochés à la société Heiss Claude dans la notification de griefs et par conséquent l'existence d'un accord de volontés entre les entreprises en cause pour empêcher le libre jeu de la concurrence entre elles et par rapport aux autres;

Considérant que la société Heiss Claude conteste vainement l'effet anticoncurrentiel des pratiques précitées; que, contrairement à ce qu'elle soutient, la caractérisation d'une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce ne nécessite pas l'existence d'une plainte d'un concurrent empêché d'accéder au marché; que l'atteinte à la concurrence ne suppose pas la disparition de toute concurrence; que la concertation ci-dessus décrite a nécessairement fait obstacle à une véritable mise en concurrence, garante de la juste fixation des prix dans l'intérêt des consommateurs;

Que de même la société Heiss Claude soutient vainement qu'elle n'a pas lésé le client, qu'elle pratiquait des prix très bas, plus bas que pour la clientèle civile, et toujours au-dessous des barèmes de remboursement de l'administration; que ses affirmations ne sont pas étayées de façon probante, et sont contredites par l'exemple du client Viry cité page 112 de la notification de griefs: les sociétés Heiss et Lang, qui étaient en opposition pour ce dossier et avaient présenté des devis représentant 2,8 ou 2,9 fois l'indemnité réglementaire, ont, sur la demande du CTAC, baissé leur devis d'au moins 30 % et la prestation a été effectuée par la société Heiss Claude et remboursée au double du tarif; que de toute façon les échanges d'informations préalables et l'établissement de devis de couverture avaient bien pour objet et pouvaient avoir pour effet d'empêcher la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence;

Considérant que l'Autorité de la concurrence a donc retenu à bon droit que les faits reprochés dans la notification de griefs à la société Heiss Claude étaient établis et qu'ils constituaient des actes prohibés par l'article L. 420-1 du Code de commerce;

I-2) Pratiques reprochées aux sociétés LTJH, Beyer Simon et Demelux

Considérant que ces trois sociétés ont des liens étroits puisque la société Demelux ayant son siège au Luxembourg, détient 100 % du capital de la société LTJH basée à Metz (Moselle) et 100 % du capital de la société Beyer Simon basée à Thionville (Moselle) et que toutes trois sont dirigées par Monsieur Serge Heiss; que la société Avenir Déménagements était également une filiale à 100 % de la société Demelux depuis le 18 juin 2004; qu'elle a été radiée du registre du commerce et des sociétés le 16 mars 2006 ayant été dissoute le 15 novembre 2005 par suite de sa fusion absorption par la société Beyer Simon;

Que les griefs notifiés à ces trois sociétés visent des pratiques de devis de complaisance entre sociétés du groupe Demelux; que pour la société LTJH seulement, les griefs visent en outre des pratiques avec une société extérieure, la société Heiss Claude;

Considérant que dans leurs conclusions communes, les sociétés LTJH, Beyer Simon et Demelux demandent en premier lieu l'annulation de la décision de l'Autorité de la concurrence au motif qu'elle aurait sanctionné des faits de concertation interne à la société LTJH, non susceptibles d'être qualifiés d'ententes;

Considérant, en fait, que l'enquête administrative a établi que pour 102 dossiers de déménagements de militaires pris en charge par le CTAC, la société LTJH s'était livrée à un simulacre de concurrence en fournissant en opposition des devis à en-tête d'anciennes sociétés qui n'existaient plus, comme Vaglio, Chasseray ou Henry (§ 126);

Qu'en droit il est exact que de tels faits, qui, spécialement pour les devis Chasseray, auraient pu être poursuivis sur un autre terrain, ne sont pas constitutifs d'une entente, laquelle supposerait un accord de volontés entre deux entreprises distinctes, alors que sur ces 102 dossiers la société LTJH a agi seule;

Que cependant l'évocation de ces cas dans la décision ne justifie pas son annulation; qu'en effet d'une part ces 102 dossiers ne sont pas mentionnés dans les griefs notifiés tels que rappelés en préambule; que d'autre part pour admettre le bien fondé des griefs la décision dans ses § 174 à 177 ne vise pas non plus ces 102 dossiers mais se fonde sur d'autres dossiers de déménagement, décrits au § 125 pour les 67 établis à l'intérieur du groupe de sociétés et au § 128 pour les 25 dossiers en opposition avec la société Heiss Claude;

Que par contre il conviendra d'examiner plus loin l'influence éventuelle de ces 102 dossiers sur la sanction infligée à la société LTJH;

Considérant qu'en second lieu, les sociétés LTJH, Beyer Simon et Demelux soutiennent que des sociétés du même groupe ne sont pas économiquement et juridiquement indépendantes et que "leurs accords ne sont pas des accords entre volontés indépendantes et ne peuvent relever du droit des ententes"; que les sociétés Beyer Simon et LTJH sont sous la direction de leur actionnaire Demelux et que la remise au client, sur sa demande, de deux devis du même groupe à la suite d'une seule visite ne peut pas constituer un comportement anticoncurrentiel;

Considérant que pour établir des comportements anticoncurrentiels de concertation, il faut effectivement que soit démontré un accord de volontés entre au moins deux opérateurs économiques différents;

Que néanmoins, le moyen tiré de l'absence d'autonomie des sociétés du même groupe, qui déjà est inopérant pour les ententes relevées entre la société LTJH et la société Heiss Claude, extérieure au groupe, est également mal fondé pour les pratiques de concertation relevées entre les personnes morales du groupe Demelux;

Qu'en effet si des entreprises ayant entre elles des liens juridiques ou financiers déposent, lors d'un appel à la concurrence, des offres distinctes, elles sont censées, puisqu'elles doivent respecter le droit de la concurrence, ne pas s'être concertées et s'être comportées en opérateurs indépendants ; que si elles ont néanmoins agi de concert, leur comportement entre dans le champ d'application de l'article L. 420-1 du Code de commerce qui prohibe notamment "les actions concertées ... les ententes expresses ou tacites ... tendant à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché";

Considérant qu'en l'espèce il ressort des déclarations (cotes 4367 et 4368) de Monsieur Buvel, responsable de service commercial de la société LTJH, que le système des devis de complaisance était mis en œuvre par les commerciaux qui déléguaient aux secrétaires commerciales des agences; que concrètement c'étaient elles qui faisaient la demande d'un devis de couverture à un confrère choisi dans le groupe ou à l'extérieur, ou bien répondaient à la demande de "collègues qui souhaitaient être couverts"; que selon Monsieur Buvel, le dirigeant de la société était informé de ces comportements; que l'audition de Monsieur Serge Heiss a confirmé que cela se passait ainsi, et également dans la société Beyer Simon (cotes 4370 à 4373); que pour lui il s'agissait d'une pratique justifiée parce que le système de remboursement des militaires était obsolète; que pourtant ni les salariés, ni le dirigeant n'évoquent des ordres donnés en ce sens par la société-mère Demelux;

Que dès lors peu importe les liens structurels et capitalistiques existant entre les sociétés Demelux, LTJH et Beyer Simon, puisqu'en présentant sciemment des devis en opposition avec une société du même groupe, elles se sont prévalues de leur autonomie vis-à-vis d'un client fondé à s'en tenir à l'apparence découlant des personnalités morales distinctes; que de plus rien ne permet d'affirmer que le client était informé des liens entre les sociétés ayant des noms différents;

Que par conséquent l'Autorité de la concurrence était fondée à retenir parmi les pratiques susceptibles de constituer un comportement prohibé par l'article L. 420-1 du Code de commerce même celles reposant sur des devis présentés en opposition par des sociétés du groupe;

Considérant que l'Autorité de la concurrence a justement rappelé dans les § 175 à 177 de sa décision les preuves directes et les indices qui lui ont permis de retenir que les griefs notifiés aux sociétés Demelux, LTJH et Beyer Simon sont établis; que d'ailleurs aucun des moyens au soutien de leur recours ne conteste la matérialité des faits; que leur troisième moyen, subsidiaire, concerne les sanctions; que l'Autorité de la concurrence a donc retenu à bon droit que les faits reprochés à ces sociétés dans la notification de griefs étaient établis et qu'ils constituaient des actes prohibés par l'article L. 420-1 du Code de commerce;

II) Sur les sanctions

Considérant que tant la société Heiss Claude que les sociétés Demelux, LTJH et Beyer Simon reprochent à l'Autorité de la concurrence d'avoir procédé à une application excessive et disproportionnée de l'article L. 464-2 du Code de commerce;

Que les sociétés Demelux, LTJH et Beyer Simon font valoir que la gravité des faits est moindre que celle qui a été retenue, étant donné qu'elles répondaient à la demande expresse des militaires, et que le dommage à l'économie a été exagéré étant donné que les militaires n'ont fait l'objet d'aucune surfacturation; qu'enfin l'Autorité n'a pas pris en compte la situation particulière des entités du groupe Demelux qui ont été sanctionnées plus lourdement que les autres entreprises en situation comparable;

Que la société Heiss Claude fait valoir qu'elle est une entreprise sérieuse, qu'elle n'a jamais fait l'objet de sanctions de ce type, et que la sanction de 75 000 euro alors qu'elle est déficitaire et que la profession est en difficulté, va la contraindre à licencier du personnel;

Considérant qu'aux termes de l'article L. 464-2, alinéa 3, du Code de commerce, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération des pratiques prohibées par le présent titre; Que le plafond de la sanction pour une entreprise est de "10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours de l'un des exercices clos depuis l'exercice précédent celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre" ;

Considérant que, s'agissant de l'appréciation de la gravité des faits, l'Autorité de la concurrence doit être approuvée pour avoir estimé que la pratique des devis de complaisance était grave parce qu'elle a anéanti le processus de mise en concurrence voulu par l'administration militaire, qui est le client final, payeur de la prestation de déménagement au moyen de deniers publics; que de plus, contrairement à ce qui est soutenu par certaines entreprises, l'administration acceptait de payer au-delà de ses barèmes et jusqu'à deux fois l'indemnité réglementaire; que même en supposant que le devis de couverture était demandé par les militaires pressés de déménager, cela n'est pas de nature à atténuer la responsabilité des entreprises de déménagement; qu'en effet aucune des circonstances alléguées par elles ne les contraignait à empêcher le libre jeu de la concurrence, sinon le désir de remporter à coup sûr un marché sans risque à un prix qui les satisfaisait;

Considérant que le dommage à l'économie a été également bien apprécié par l'Autorité de la concurrence, en s'appuyant notamment sur les baisses significatives de prix lorsque la concurrence est restaurée (§ 206); que sur ce plan le dossier fournit des exemples en Moselle et pas seulement dans les départements du Rhin; que les tableaux fournis par la société Heiss Claude opposant "coûts réels" et "coûts facturés" ne sont pas probants pour établir que les prix n'ont pas été surévalués, s'agissant de documents établis par elle-même, sans aucune vérification possible de leur objectivité; que d'ailleurs comme l'Autorité de la concurrence l'a bien dit au § 219, le dommage à l'économie provoqué par la concertation ne se réduit pas au préjudice subi par le client mais résulte aussi de la perturbation générale apportée au fonctionnement normal du marché;

Qu'enfin l'Autorité de la concurrence était fondée à retenir aussi pour apprécier l'importance du dommage à l'économie que les frais de déménagement remboursés par le CTAC avaient dépassé 7 millions d'euro en 2004;

Considérant que les dispositions de l'article L. 464-2 du Code de commerce ne commandent pas, au titre de la détermination individuelle de la sanction, de justifier celle-ci au regard de celles prononcées envers d'autres entreprises également sanctionnées dans la même affaire; que les moyens des requérantes tirés d'une approche comparative des sanctions prononcées par la décision sont donc inopérants; qu'il n'y a pas lieu non plus de prendre en compte l'absence d'antécédents sur le plan des pratiques anticoncurrentielles, les dispositions légales ne visant que la réitération, facteur d'aggravation;

Considérant que s'agissant du cas particulier de la société LTJH, même si les 102 devis en opposition avec des sociétés disparues ne sont pas qualifiées d'ententes, ils sont révélateurs d'un manque de scrupules à l'égard de l'administration cliente, dont il pouvait être tenu compte pour justifier une sanction plus sévère de la part de l'Autorité de la concurrence; que la société LTJH doit être sanctionnée pour des pratiques d'échanges d'information et de devis de complaisance avec les sociétés Beyer Simon Déménagements, Avenir Déménagements, Demelux et Heiss Claude Déménagements, l'enquête ayant relevé une implication dans 54 dossiers, dont 33 pour lesquels elle a fourni la prestation pour un montant global de 99 203 euro; que le chiffre d'affaires de la société LTJH s'est élevé à 7 357 117 euro pour l'exercice 2007 et à 7 292 565 euro pour l'exercice 2008; que cependant son résultat d'exploitation, négatif depuis 2003 à l'exception de l'exercice 2007, a été déficitaire de 268 535 euro en 2008; que le redressement judiciaire de la société LTJH a été ouvert le 16 décembre 2009 à la suite du déclenchement de la procédure d'alerte par son commissaire aux comptes et de l'impossibilité de faire face à un passif supérieur à 2 millions d' euro; qu'il est donc justifié de fixer sa sanction à la somme de 65 000 euro;

Considérant que la société Beyer Simon a été sanctionnée pour des pratiques d'échanges d'information et de devis de complaisance avec les sociétés LTJH et Avenir Déménagement, l'enquête ayant relevé une implication dans 22 dossiers, dont 8 pour lesquels elle a fourni la prestation pour un montant global de 17 042 euro; qu'elle a réalisé un chiffre d'affaires de 1 002 330 euro en 2006, de 960 241 euro en 2007 et de 981 168 en 2008; que son résultat d'exploitation est négatif depuis 2006, le déficit s'établissant à 150 857 euro pour 2008; qu'elle a été placée en redressement judiciaire le 14 janvier 2010; que cependant cette situation nouvelle n'impose pas de revenir sur la sanction de 15 000 euro qui n'est pas disproportionnée au regard des critères généraux rappelés plus haut comme des critères individuels, y compris son degré d'implication dans les pratiques;

Considérant que la société Demelux a été sanctionnée pour des pratiques d'échanges d'information et de devis de complaisance avec les sociétés LTJH et Avenir Déménagement, l'enquête ayant relevé 4 dossiers anormaux (cf § 131 de la décision), pour lesquels elle a fourni la prestation pour un montant global de 16 683 euro ; que l'Autorité de la concurrence a justement retenu comme chiffre d'affaires de référence celui de l'année 2005 de 5 914 328 euro, de sorte que le plafond de la sanction est de 591 432 euro; que son chiffre d'affaires se maintient : 7,5 Meuro en 2007, 6,7 Meuro en 2008; qu'elle fait état de ses résultats d'exploitation déficitaires depuis 2005, déficit cependant demeuré inférieur à 0,7 % du chiffre d'affaires, et de résultats nets négatifs qui ont pu être limités par des cessions d'immobilisation; que pour 2008 et 2009 elle n'a produit que des situations comptables provisoires; que dans ces conditions rien ne justifie de réduire la sanction de 47 000 euro infligée à la société Demelux par l'Autorité de la concurrence dans le respect des critères légaux de proportionnalité;

Considérant que la société Heiss Claude a été sanctionnée pour des pratiques d'échanges d'information et de devis de complaisance avec les sociétés LTJH, Déménagement Lang et Transports Déménagements Berg, l'enquête ayant relevé une implication dans 116 dossiers, dont 91 pour lesquels son devis a été retenu pour un montant global de 217 774 euro; que l'Autorité de la concurrence a retenu pour fixer le plafond de la sanction à 380 000 euro, le chiffre d'affaires réalisé pour l'année 2007 soit 3 885 287 euro;

Que société Heiss Claude a produit devant la cour des documents comptables montrant pour l'exercice 2008 un résultat d'exploitation de (-120 548 euro) et un résultat net de (-7 426 euro), pour 2009 un "tableau de bord" montrant que la situation ne se redresse pas et des attestations de son expert-comptable indiquant que les réserves de la société sont épuisées et que le règlement de la sanction de 75 000 euro mettrait la société en très grande difficulté, l'obligeant à licencier; qu'elle a demandé au Trésor des délais de paiement et a commencé à régler 1 500 euro par mois en attendant la réponse définitive; qu'au regard des critères généraux combinés à sa situation individuelle il y a lieu de fixer la sanction de la société Heiss Claude à 40 000 euro;

Par ces motifs, LA COUR, Constate que la société Aaction Dem s'est désistée de son recours, et que la cour en est par conséquent dessaisie; Rejette les demandes d'annulation de la décision n° 09-D-19 du 10 juin 2009 de l'Autorité de la concurrence; Faisant partiellement droit aux demandes de réformation des sociétés LTJH et Heiss Claude, dit que les sanctions seront réduites aux montants suivants : - société LTJH : 65 000 euro, - société Heiss Claude : 40 000 euro; Rejette les recours pour le surplus; Dit n'y avoir lieu de prononcer des condamnations en application de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne les sociétés requérantes aux dépens.