CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 28 janvier 2010, n° 07-03213
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
AB Inbev France (Sté)
Défendeur :
France Boissons (SA), Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Deurbergue
Conseillers :
Mmes Le Bail, Mouillard
Avoués :
Me Teytaud, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Me Donnedieu de Vabres-Tranie, Me Fourgoux
La société Interbrew France exerce, sous le nom commercial de Brasseries Stella Artois, le négoce de bières, essentiellement produites par sa maison-mère, dont le siège est à Bruxelles.
Pour la distribution en France aux cafés, hôtels, restaurants qui constituent partie de sa clientèle, elle a recours à des entrepositaires grossistes, soit indépendants comme la SA Ceb, soit filiales directes ou indirectes d'un autre brasseur, comme la SA France Boissons, filiale à 100 % de la société Sogebra (ex Heineken France), et le GIE Distriboissons, lui-même contrôlé par la SA Elidis, filiale à 100 % de Kronenbourg.
Jusqu'en 1997, Interbrew convenait avec ces trois entités les conditions commerciales, notamment les ristournes, qui seraient appliquées sur ses produits.
En 1998 et 1999, elle a conclu avec France Boissons deux contrats de partenariat - contenant une clause attributive de juridiction au profit du Tribunal de commerce de Paris - dont l'application était beaucoup plus onéreuse pour elle.
Par un courrier du 29 décembre 1999, Interbrew a dénoncé l'accord en cours auprès de Heineken France, en raison des avantages discriminatoires, qui ne seraient la contrepartie d'aucun service spécifique, qu'il comportait, et réclamé la restitution du trop-versé depuis 1996.
Des échanges se sont poursuivis avec la société Sogebra, comme avec France Boissons, sans parvenir à un accord, ni pour le passé, ni pour l'avenir, Interbrew n'étant pas en mesure de remettre ses conditions pour l'année 2000.
Le 17 mars 2000, alors que les nouvelles conditions commerciales d'Interbrew n'étaient toujours pas connues, France Boissons l'a mise en demeure de lui régler les sommes dues au titre de l'année 1999, conformément au contrat du 16 mars 1999.
Le 24 mai 2000, Interbrew lui a adressé ses propositions tarifaires pour l'année 2000, mais, le 31 mai, lui a rappelé qu'elle entendait dénoncer le contrat de 1999 et l'a mise en demeure de restituer les sommes versées en trop en 1998.
C'est dans ces conditions que, le 21 juin 2000, France Boissons a assigné Interbrew en référé pour obtenir le paiement des sommes contractuellement dues au titre de l'année 1998 (1 214 472 000 F TTC).
De son côté, Interbrew a, le 30 juin 2000, assigné France Boissons a jour fixe devant le Tribunal de commerce de Nanterre pour obtenir:
- l'annulation des contrats de partenariat de 1998 et 1999, en ce qu'ils sont discriminatoires et violent l'ordre public économique,
- le remboursement du trop-versé pour 1998,
- la condamnation de France Boissons à lui verser des dommages et intérêts du fait de la rétention des paiements dus par ses filiales.
La procédure de référé a abouti, après cassation, à un arrêt de la Cour d'appel de Versailles du 11 janvier 2007, devenu irrévocable, confirmant l'ordonnance du Président du Tribunal de commerce de Paris qui condamnait Interbrew à payer à France Boissons la provision réclamée au titre de l'exécution du contrat.
La procédure au fond a donné lieu à un jugement du 20 septembre 2001, rendu en présence du ministre chargé de l'Economie, intervenant volontaire au soutien des intérêts de Interbrew, par lequel le Tribunal de commerce de Nanterre, a débouté Interbrew de ses demandes de nullité et d'indemnisation en ce qu'elles étaient fondées sur l'article L. 442-6 du Code de commerce, et s'est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris pour le surplus de l'instance.
Interbrew a formé un contredit et un appel contre cette décision.
Le contredit a été déclaré irrecevable, au motif que le tribunal avait statué aussi au fond, par un arrêt de la Cour d'appel de Versailles du 18 septembre 2003.
Sur l'appel de ce jugement, la Cour d'appel de Versailles, a, par arrêt du 30 septembre 2004, déclaré recevable l'intervention volontaire du ministre chargé de l'Economie, débouté France Boissons de sa demande de rejet des débats des pièces produites par le ministre, confirmé le jugement du seul chef de la compétence, renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris, dit qu'il sera fait application de l'article 97 du Code de procédure civile, et condamné Interbrew à payer France Boissons une indemnité de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens d'appel.
LA COUR :
Vu la lettre, datée du 22 février 2008, par laquelle le ministre chargé de l'Economie se désiste de son intervention;
Vu les conclusions signifiées le 9 septembre 2009, par lesquelles la société AB Inbev France (ci-après AB Inbev), nouvelle dénomination de la société Inbev, venant aux droits de la société Interbrew France, appelante, poursuit l'infirmation du jugement et demande à la cour :
- de prononcer la nullité des contrats de partenariat pour 1998 et 1999 conclus entre elle et France Boissons, en ce qu'ils contreviennent à l'article L. 442-6 I 1° et 2° devenu 3°, du Code de commerce et violent de ce fait l'ordre public économique,
- de dire que les sommes de 2 214 177,53 euro TTC (au titre de 1998) et de 2 206 242,18 euro TTC (au titre de 1999) versées à France Boissons en application du contrat de partenariat de 1998 sont indues, d'en ordonner la restitution,
- de constater qu'elle-même reconnaît devoir une somme de 1 040 464,91 euro TTC pour 1998 et une autre du même montant pour 1999, correspondant aux contreparties réelles de la réalisation des volumes vendus, pondérées par le taux de l'inflation, de sorte que le compte entre les parties fait apparaître un solde en sa faveur de 1 173 712,62 euro TTC au titre de 1998 et un autre de 1 156 932 44 euro au titre de 1999, à son bénéfice, de condamner en conséquence France Boissons à lui payer ce solde pour chacun des deux exercices concernés, avec les intérêts au taux légal à compter du 29 décembre 1999, date de la première mise en demeure,
- de juger que les avantages obtenus pour 1998 et exigés pour 1999 sont disproportionnés, et qu'elle a subi un préjudice de 2 214 177,53 euro TTC au titre de 1998 et de 2 206 242,18 euro au titre de 1999, de sorte qu'eu égard aux sommes de 1 040 464,91 euro TTC et de 1 049 309 74 euro TTC qu'elle reconnaît devoir pour 1998 et 1999, au titre de la contrepartie réelle de la réalisation des volumes vendus, pondérée par le taux de l'inflation, le décompte fait apparaître la somme de 1 173 712, 62 euro TTC pour 1998 et celle de 1 156 932 44 euro TTC pour 1999, de condamner en conséquence France Boissons à les lui payer,
- en toute hypothèse, de débouter France Boissons de ses demandes, tant principales que reconventionnelles, et de condamner cette dernière à lui payer 30 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les conclusions signifiées le 4 novembre 2009 par lesquelles France Boissons, intimée, demande à la cour de juger que AB Inbev est irrecevable et mal fondée en sa demande de nullité des contrats de partenariat pour 1998 et 1999, subsidiairement de la débouter de sa demande de condamnation, et, vu l'exécution de l'ordonnance de référé, de la condamner à lui payer, en deniers ou quittances, le solde contractuellement dû, soit la somme de 127 100 euro HT (833 722 F HT), reconventionnellement, de juger que AB Inbev a, de façon fautive, rompu et dénoncé le contrat de coopération et lui a causé un préjudice, et de condamner en conséquence cette dernière à lui payer la somme de 1 865 671 euro HT à titre d'indemnité, outre celle de 60 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;
Sur ce :
Considérant qu'il n'y a pas lieu de s'attarder sur l'irrecevabilité des moyens de AB Inbev, invoquée par France Boissons, puisque cette dernière se fonde pour ce faire sur des décisions rendues au cours de l'instance de référé, comme telles dépourvues d'autorité de la chose jugée sur la procédure au fond;
Considérant, sur la demande principale, que l'action initialement engagée par AB Inbev était fondée sur la prohibition des pratiques discriminatoires, prévue à l'article 36, 1 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, devenu par la suite l'article L. 442-6, I, 1° du Code de commerce;
Que cette interdiction ayant été levée par la loi de modernisation de l'économie n° 2008-776 du 4 août 2008, France Boissons a objecté que les moyens d'AB Inbev étaient devenus caducs et que sa demande devait être rejetée ;
Qu'AB Inbev s'est inclinée sur le principe et a renoncé à soutenir le caractère discriminatoire des rémunérations fixées dans les contrats de partenariat de 1998 et de 1999 ;
Qu'elle a fait valoir en revanche qu'elle avait toujours invoqué, également, le caractère disproportionné de ces conditions commerciales qui, selon elle, violaient les dispositions de l'article 36, 3 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 442-6, I, 2° puis 3° du Code de commerce ; qu'elle soutient à cet égard que les services, autres que l'engagement de volume, sont dénués de consistance et ne constituent qu'un habillage dépourvu de contenu destiné à échapper à l'obligation de transparence des conditions générales de vente, qu'ils n'ont d'ailleurs pas donné lieu à une réalisation effective, et que la rémunération consentie au titre de l'engagement de volume est manifestement disproportionnée au regard des progressions constatées, comme des avantages consentis à ce titre aux autres distributeurs ; qu'elle demande en conséquence à la cour de prononcer, en application de l'article 6 du Code civil, la nullité des contrats de partenariat conclus entre elle et France Boissons pour 1998 et 1999, en ce qu'ils contreviennent à l'article L. 442-6, I, 1°, et 2° devenu 3° du Code de commerce et sont, de ce fait, contraires à l'ordre public économique;
Considérant qu'avant d'examiner les arguments au fond invoqués par France Boissons pour sa défense, il appartient à la cour de déterminer le droit applicable aux contrats litigieux, ce que ne facilite pas AB Inbev qui mélange à loisir les dispositions du Code de commerce qu'elle invoque, en particulier au sein de l'article L. 442-6 ; qu'il est utile, à ce stade du raisonnement, de rappeler que la régularité de ces contrats, et la responsabilité éventuelle des cocontractants, ne peuvent être appréciées qu'au regard des dispositions en vigueur au moment où ils sont été conclus et appliqués ;
Qu'il est constant à cet égard que la version applicable aux contrats en cause était celle de l'article 36, 3 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ainsi rédigée:
" Article 36 : Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan:
1 (...)
2 (...)
3 D'obtenir ou de tenter d'obtenir un avantage, condition préalable à la passation de commandes, sans l'assortir d'un engagement écrit sur un volume d'achat proportionné et, le cas échéant, d'un service demandé par le fournisseur et ayant fait l'objet d'un accord écrit ";
Que ce texte a été codifié à droit constant, d'abord sous l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce puis, actuellement, sous l'article L. 442-6, I, 3° du Code de commerce;
Que c'est donc au prix d'un amalgame que l'appelante invoque également les dispositions actuelles de l'article L. 442-6, I, 1°, de ce Code, qui n'existaient pas encore en 1998 et en 1999, selon lesquelles engage la responsabilité de son auteur le fait " d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. Un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun et sans contrepartie proportionnée, au financement d'une opération d'animation commerciale, d'une acquisition ou d'un investissement, en particulier dans le cadre de la rénovation de magasins ou encore du rapprochement d'enseignes ou de centrales de référencement ou d'achat. Un tel avantage peut également consister en une globalisation artificielle des chiffres d'affaires ou en une demande d'alignement sur les conditions commerciales obtenues par d'autres clients ";
Considérant qu'ainsi, la responsabilité de France Boissons ne peut être recherchée que pour avoir méconnu les dispositions de l'actuel article L. 442-6, I, 3° du Code de commerce, selon lesquelles il est répréhensible d'obtenir ou de tenter d'obtenir un avantage, condition préalable à la passation de commandes, sans l'assortir d'un engagement écrit sur un volume d'achat proportionné et, le cas échéant, d'un service demandé par le fournisseur et ayant fait l'objet d'un accord écrit;
Or, considérant que ce texte a pour seul objet de subordonner la validité de l'avantage obtenu à la rédaction d'un écrit, ce qui signifie, en d'autres termes, que, pour être valable et pouvoir donner lieu au versement d'une somme d'argent liée à la passation d'une commande, un contrat prévoyant la teneur et le coût de la prestation de service doit être établi par écrit ; qu'il n'est pas contesté que tel a été le cas tant en 1998 qu'en 1999;
Que c'est donc par une interprétation extensive, et erronée, de ce texte que AB Inbev veut lui donner une portée qu'il n'a pas, à savoir qu'il prohiberait les avantages disproportionnés, à l'instar de l'actuel article L. 442-6, I, 1° du Code de commerce, inapplicable aux faits de la cause ;
Considérant qu'il suit de là que les demandes de AB Inbev sont dénuées de fondement juridique ; qu'elles doivent donc être rejetées et ce, sans qu'il y ait lieu de s'interroger sur les conséquences qui auraient pu être tirées des pratiques dénoncées, responsabilité civile ou nullité des contrats ;
Considérant, sur les demandes reconventionnelles, qu'en premier lieu, il n'est pas contesté et il résulte des documents produits que les provisions obtenues par France Boissons dans le cadre de la procédure de référé ne couvraient pas la totalité des sommes dues par AB Inbev au titre de l'année 1999 et qu'il reste un solde de 127 100 euro HT (833 722 F HT), qu'il y a lieu de lui allouer, conformément à sa demande, en deniers ou quittances ;
Considérant, en second lieu, sur la rupture abusive du contrat de coopération, que France Boissons fait valoir qu'elle offrait le service de référencement à Interbrew depuis de nombreuses années, dans des conditions satisfaisantes, que, le 29 décembre 1999, Interbrew a contesté brutalement la réalité de leur coopération commerciale et les avantages qu'elle lui apportait, qu'alors que Sogebra s'évertuait à provoquer des rencontres et des discussions, Interbrew a fait reporter les réunions et s'est abstenue de lui faire part d'une position claire pendant plus de cinq mois, tout en laissant entendre qu'elle cherchait une solution, pour, finalement, lui adresser des conditions générales de ristournes inacceptables, la plaçant dans une situation délicate puisque sa politique commerciale était bâtie sur une coopération commerciale de même niveau qu'en 1999, mais qu'elle a été privée de rémunération ; qu'elle soutient que cette stratégie s'est poursuivie en 2000 et en 2001, confirmant ainsi la mauvaise foi de Interbrew dans ses revirements permanents ; qu'elle précise que la tardiveté de l'annonce de la position de Interbrew et la poursuite des négociations au premier semestre l'ont contrainte à maintenir ses services début 2000, sans obtenir les mêmes conditions que pour l'année 1999, que chaque hectolitre de bière Interbrew vendu par elle lui a occasionné une porte de marge, et qu'en tenant compte de ce qu'elle pouvait espérer une rémunération de 12 833 000 F pour l'année 2000 et que les ventes ont diminué de 5 % cette année-là, c'est globalement un préjudice de 12 883 000 F x 95 % = 12 238 000 F soit 1 865 671 euro dont elle a été privée et ce, au seul titre de 2000, alors en outre que le niveau de coopération en 2001 n'a pas atteint celui de 1999 ;
Mais considérant qu'il résulte des explications concordantes des parties, comme des documents produits, que les relations commerciales ne sont pas interrompues, même partiellement, seule une dissension sur leur niveau de rémunération ayant provoqué une tension, certes assez vive, dans les relations des parties, mais sans conduire à la rupture ; qu'au demeurant, même au plus fort de cette tension, France Boissons n'a pas subi de préjudice financier puisqu'elle a fait retenir par ses filiales prestataires de services, sur le prix des marchandises vendues aux cafés-hôtels-restaurants, les montants qu'elle estimait lui être dus par Interbrew, puis a obtenu en référé d'en être payée ; qu'il suit de là que sa réclamation n'est pas fondée et doit être rejetée;
Et considérant que France Boissons a dû exposer des frais non compris dans les dépens qu'il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge ; qu'il y a donc lieu de lui accorder le bénéfice des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, dans la mesure qui sera précisée au dispositif, et de rejeter la demande présentée par AB Inbev à ce titre ;
Par ces motifs, Donne acte au ministre chargé de l'Economie de son désistement, Rejette la fin de non-recevoir opposée par la société France Boissons, Rejette toutes les demandes de la société AB Inbev France, Condamne la société AB Inbev France à payer à la société France Boissons la somme de 127 100 euro HT, en deniers ou quittances, Rejette la demande de dommages et intérêts présentée par la société France Boissons pour rupture de relations commerciales établies, Condamne la société AB Inbev France à payer à la société France Boissons la somme de 30 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société AB Inbev France aux dépens, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.