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Décisions

CA Nancy, 1re ch. civ., 18 novembre 2008, n° 05-00953

NANCY

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

CEAC (SARL), Nunez

Défendeur :

Association CE Gesti

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Dory

Conseillers :

M. Schamber, Mme Roubertou

Avoués :

SCP Millot-Logier & Fontaine, SCP Charbon & Navrez

Avocats :

Mes Gasse, Lanotte

TGI Nancy, du 21 mars 2005

21 mars 2005

Faits et procédure :

M. Avilio Nunez a été embauché le 1er janvier 1984 par l'association Gestion Assistance Boulangerie, ayant pour objet l'assistance de ses adhérents dans le domaine comptable et fiscal. Alors qu'en 1989 elle avait adopté la dénomination de Centre de Gestion Interprofessionnel (CE. Gesti), et que M. Nunez exerçait la fonction de directeur de centre, l'association l'a licencié pour faute grave le 29 mars 2001. Le 20 août suivant, M. Nunez a été embauché par la société à responsabilité limitée Cabinet d'Expertise et d'Analyse Comptable (société CEAC).

Imputant à la société CEAC et à M. Nunez des actes de concurrence déloyale par détournement de clientèle en violation des règles déontologiques de la profession, l'association CE. Gesti, par actes des 4 et 11 décembre 2002, les a fait assigner devant le Tribunal de grande instance de Nancy pour obtenir leur condamnation solidaire au paiement d'une somme de 547 385,28 euro à titre de dommages et intérêts. La demanderesse prétendait en outre à la condamnation de M. Nunez au paiement d'une somme supplémentaire de 30 000 euro à titre de dommages et intérêts. Elle demandait encore qu'il soit fait interdiction à la société CEAC de démarcher directement ou indirectement tout client de l'association, dès la signification du jugement et sous astreinte de 1 000 euro par manquement constaté. Elle réclamait enfin une somme de 3 000 euro en remboursement de ses frais de défense non compris dans les dépens.

Par jugement du 21 mars 2005, le tribunal a condamné M. Nunez et la société CEAC à payer à l'association CE. Gesti une somme de 79 500 euro à titre de dommages et intérêts et une somme de 1 500 euro au titre des frais irrépétibles de défense. Il a rejeté le surplus de la demande principale ainsi que la demande reconventionnelle pour procédure abusive.

Pour se prononcer ainsi, le tribunal a d'abord retenu que nonobstant leurs formes juridiques différentes et les finalités distinctes de leur objet social, les deux personnes morales en cause offrent des services similaires, ce dont il résulte qu'elles se trouvent bien en situation de concurrence. Ensuite, le tribunal a estimé que si les preuves produites ne permettent de caractériser ni un plan de débauchage dans le but de désorganiser l'association, ni l'utilisation frauduleuse par M. Nunez du fichier client de son ancien employeur au profit de la société CEAC, ni enfin des faits répétés de dénigrement, il est par contre avéré qu'en infraction aux règles déontologiques de la profession d'expert-comptable, la société CEAC a fait démarcher par M. Nunez les anciens adhérents de l'association. Le tribunal a néanmoins relevé que pour 21 des anciens adhérents de l'association, il est prouvé qu'ils ont démissionné pour traiter avec la société CEAC en raison de la confiance qu'ils avaient dans l'action de M. Nunez. Il en a déduit que le rôle causal des faits de démarchage ne peut être retenu que pour les autres adhérents démissionnaires, au nombre de 53. Et après avoir constaté que l'association ne prouve pas le gain perdu, le tribunal, compte tenu des circonstances de la cause, a fixé le préjudice à 79 500 euro. Il a rejeté la demande indemnitaire dirigée à l'encontre de M. Nunez personnellement, au motif qu'il n'est pas démontré que celui-ci ait agi en dehors de ses fonctions salariées. Enfin, le tribunal, pour refuser de prononcer des interdictions, a relevé que la preuve de la persistance des agissements dénoncés n'est pas rapportée.

La société CEAC a interjeté appel par déclaration du 31 mars 2005.

Prétentions et moyens des parties :

Par leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 12 octobre 2007, la société CEAC et M. Nunez demandent à la cour, par voie de réformation du jugement déféré, de débouter l'association CE. Gesti de toutes ses prétentions et de la condamner à lui payer une somme de 3 000 euro en remboursement de ses frais de défense non compris dans les dépens.

Les appelants, faisant sur ce point leurs les motifs du jugement, font valoir qu'il n'existe aucune preuve d'un plan de débauchage des salariés de l'association dans le but de la désorganiser. Ils ajoutent que dès lors que ni M. Nunez, ni les salariés démissionnaires n'étaient tenus par une clause de non concurrence, elle n'a commis aucune faute en les embauchant et en utilisant au mieux leurs compétences dans son propre intérêt, fût-ce dans un domaine d'activité similaire à celui de leur précédent employeur.

Par ailleurs, les appelants soutiennent que l'association intimée, qui n'appartient pas à l'Ordre des experts-comptables, invoque en vain la violation des règles d'une profession à laquelle elle n'appartient pas. Contestant la valeur probante des attestations produites par l'association, et relevant que les témoignages n'ont pas été formalisés dans le respect des prescriptions de l'article 202 du Code de procédure civile, les appelants réfutent la réalité d'actes de démarchage et rappellent qu'ils rapportent la preuve que 24 des anciens adhérents de l'association ont traité spontanément avec la société CEAC en raison du lien de confiance qui les unissait à M. Nunez et pour lui manifester son soutien suite à son éviction injustifiée de l'association, ainsi que l'a reconnu le Conseil des prud'hommes dans son jugement du 10 décembre 2002 en déclarant le licenciement abusif.

Enfin, les appelants relèvent que l'association ne prouve pas plus en appel qu'en première instance la réalité de la baisse de chiffre d'affaires, et donc du préjudice allégué.

Par ses écritures dernières, notifiées et déposées le 25 avril 2008, l'association CE. Gesti forme appel incident pour qu'il soit fait droit à toutes ses demandes initiales.

L'association réplique que tous les griefs qu'elle a développés en première instance se trouvent prouvés par les attestations circonstanciées qu'elle verse au dossier, et non seulement les faits de démarchage. Elle ajoute qu'en tout état de cause, il a déjà été jugé par la Cour de cassation le 29 avril 1997 que les transferts de dossiers de clients de l'ancien employeur au nouveau effectués en méconnaissance des règles déontologiques de la profession suffisent à établir l'acte de concurrence déloyale.

L'intimée répond encore que dans le cadre du contentieux prud'homal, la Cour d'appel de Nancy, par un arrêt infirmatif du 15 septembre 2006, a légitimé le licenciement pour faute grave de M. Nunez, en particulier en retenant un comportement traduisant sa volonté de désorganiser le fonctionnement de l'association.

En ce qui concerne son préjudice, l'association CE. Gesti fait valoir que la clientèle détournée lui aurait procuré, pour le secteur du département de Meurthe et Moselle, un chiffre d'affaires hors taxes de 360 458 euro pour l'exercice de 2000/2001 et de 97 222 euro pour le secteur du département de la Meuse. Elle prétend à une indemnisation sur deux exercices.

L'instruction a été déclarée close le 18 septembre 2008.

Motifs de la décision:

Ainsi que l'ont retenu les premiers juges par des motifs pertinents, le centre de gestion agréé et la société d'expertise comptable parties au litige, sont tous deux habilités à exécuter certaines prestations identiques au profit d'une même clientèle. Aussi, et même si l'appelante exerce une profession libérale, alors que l'intimée est une association soumise à la loi du 1er juillet 1901, il est avéré que les deux personnes morales en cause sont placées en situation de concurrence.

C'est encore par d'exacts motifs, fondés sur une analyse non critiquable des preuves produites, que les premiers juges ont estimé que le seul fait que deux des trois salariés de l'association qui ont démissionné après le licenciement de M. Nunez, aient été embauchés par la société CEAC ne caractérise pas, en l'absence d'éléments précis en ce sens, la mise en œuvre par la société d'expertise comptable d'un plan de désorganisation de l'association concurrente. En outre, l'intimée ne prouve pas plus en appel qu'en première instance l'utilisation ou la mise à disposition par M. Nunez au profit de son nouvel employeur, du fichier client du CE. Gesti. Quant à l'imputation de faits de dénigrement, l'unique attestation invoquée par le CE. Gesti, émanant de M. Max Joris, elle ne permet d'aucune façon de situer dans le temps les faits décrits par son auteur, si bien qu'il n'est pas possible de déterminer si les propos attribués à M. Nunez sont antérieurs ou postérieurs à l'embauche de ce dernier par la société CEAC.

Le tribunal doit encore être approuvé en ce qu'il a rappelé que l'article 3 du Code des devoirs professionnels des experts-comptables interdit aux membres de la profession de se constituer tout ou partie de la clientèle par voie de démarchage. Il s'en suit, par application de l'article 1382 du Code civil, que constituent des actes de concurrence déloyale les transferts de dossiers de certains clients obtenus par une société d'expertise comptable par voie de démarchage au préjudice d'une personne avec laquelle cette société se trouve en situation de concurrence, quand bien même ce concurrent ne serait pas lui-même soumis aux règles déontologiques de la profession d'expert-comptable.

Or, outre les attestations déjà mentionnées par les premiers juges, le CE. Gesti en produit 6 autres émanant de M. Olivier Aubertin, de M. Sébastien Poirel, de M. Max Joris, de M. Pierre Mettavant, de M. Fabrice Mettavant, et de M. Jean Mignon. Tous ces témoins attestent avoir été démarchés par M. Nunez au cours de la seconde moitié de l'année 2001.

La faute de la société CEAC est donc avérée.

Mais le CE. Gesti, qui entend exclusivement obtenir l'indemnisation de son préjudice économique doit rapporter la preuve, non seulement du principe de son préjudice, mais aussi de son étendue. Si les démissions massives, soit 53 en 13 mois, intervenues à compter du début du mois de septembre 2001, permettent de retenir le rôle causal du démarchage pratiqué par M. Nunez dans le cadre des fonctions exercées au service de son nouvel employeur, le CE. Gesti ne peut sérieusement proposer d'évaluer son préjudice par rapport au honoraires non perçus pendant deux exercices pour les adhérents démissionnaires, sans communiquer le moindre élément sur les charges d'exploitation et en fondant ses prétentions sur le rapport d'activité et le rapport financier dressés en vue de la tenue du conseil d'administration du 4 juin 2002, alors que les bilans qui y sont annexés ne sont signés par quiconque. Non seulement, il ne saurait, dans ces conditions, être fait droit à l'appel incident, mais en outre ne saurait être maintenue la condamnation prononcée par le tribunal, qui manifestement a procédé à une indemnisation forfaitaire, non admissible.

Par contre, faute pas l'association de démontrer que M. Nunez aurait, en démarchant les adhérents du CE. Gesti, excédé les fonctions qui lui ont été confiées par la société CEAC, c'est à juste titre que le tribunal a refusé de retenir la responsabilité personnelle de ce dernier.

Enfin, dès lors qu'il n'est fait état d'aucun acte illicite postérieur à l'acte introductif d'instance, c'est encore à juste titre que les premiers juges ont refusé de prononcer des mesures d'interdiction.

Dès lors que le litige trouve son origine dans un comportement fautif de la société CEAC, cette dernière devra supporter les entiers dépens, l'équité commandant toutefois de ne pas faire application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, statuant en audience publique, contradictoirement; Confirme le jugement en ses seules dispositions par lesquelles l'association CE. Gesti a été déboutée de ses demandes d'interdiction et par lesquelles la société CEAC et M. Nunez ont été déboutés de leurs demandes reconventionnelles; Infirme le jugement en ses autres dispositions; Et statuant à nouveau : Dit que la société CEAC a fautivement fait démarcher des adhérents de l'association CE. Gesti; Déboute cette dernière de sa demande indemnitaire faute de preuve du préjudice économique en relation causale avec la faute; Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société CEAC aux dépens de première instance et d'appel, et accorde à l'avoué de l'intimée un droit de recouvrement direct dans les conditions prévues par l'article 699 du Code de procédure civile.