Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 2 novembre 2010, n° 10-01894

PARIS

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

Sade Compagnie générale de travaux hydrauliques

Défendeur :

Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Fossier

Avocat :

Me Lazarus

TGI Paris, JLD, du 7 déc. 2009

7 décembre 2009

Par note du 23 novembre 2009, la Rapporteure générale de l'Autorité de la concurrence a demandé au juge des libertés et de la détention du TGI de Paris, l'autorisation de réaliser des opérations de visite et de saisie dans les locaux de la société Sade Compagnie générale de travaux hydrauliques situés à Paris (Rue de la Baume), et en banlieue ou en province.

Par ordonnance du 7 décembre 2009, rectifiée le 14 du même mois, le juge des libertés a autorisé la perquisition sollicitée et a donné commission rogatoire aux juges des libertés et de la détention d'autres ressorts pour désigner des officiers de police judiciaire territorialement compétents aux fins d'assister aux opérations.

Les locaux de la société Sade à Paris ont été visités le 15 décembre 2009 et un procès-verbal a été établi par les agents compétents de l'Autorité de la concurrence. Il indique principalement que:

- la visite a débuté à 09 h 45 et s'est terminée à 21 h 50;

- le président directeur général, M. ... a assisté aux opérations puis a donné mandat à un collaborateur;

- des documents-papier ont été saisis et inventoriés dans les bureaux de Messieurs ... et de Mme ...

- des données informatiques de l'ordinateur de Monsieur ... ont été imprimées, inventoriées et placées sous scellé;

- dans les bureaux de Messieurs ... et ... des " données informatiques accessibles " ont été " examinées ", la présence de " documents entrant dans le champ de l'autorisation de visite et de saisie " a été " constatée ", " des " données informatiques ont été " transférées " depuis les ordinateurs, une " analyse approfondie " de ceux-ci a été faite, des fichiers informatiques ont été " extraits " après leur " authentification numérique ", un " inventaire informatique " a été élaboré et gravé sur CD-R annexé au procès-verbal, un DVD-R vierge non réinscriptible a recueilli les fichiers pour interdire tout ajout, retrait ou modification des contenus, ce DVD a été remis en copie à la société visitée et aux rapporteurs de l'Autorité, puis placé sous scellé ;

- les parties s'accordent pour indiquer que dans le bureau de M. ... la messagerie a été exploitée, sans qu'il soit donné de précisions au procès-verbal à ce sujet;

- parmi les documents-papier saisis figurent un courrier du cabinet d'avocats Clifford Chance à M. ... et un projet soumis à Me Lazarus, avocat au Barreau de Paris, par M. ... (pièces n° 33-38 et 54-56 de l'inventaire) ; au sein des documents informatiques saisis, singulièrement la messagerie de M. ..., les parties s'accordent pour admettre que figurent des courriers de cabinets d'avocats adressés à la société Sade, mais le procès-verbal n'en fait pas spécialement mention.

La société visitée a saisi le Premier Président pour que soit constaté que la saisie de la messagerie électronique de M. ... a été effectuée en violation des droits de la défense, de l'article 6 de la Convention ESDH, de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 sur le secret des correspondances d'avocat, de la loi du 6 janvier 1978 sur les données à caractère personnel et de l'article 9 du Code civil. Plus précisément, la requérante demande qu'il soit constaté :

- en fait, que les enquêteurs n'ont procédé à aucun ciblage de leurs saisies de documents, n'ont pas communiqué les mots-clefs qui auraient permis de contrôler leurs opérations, n'ont pas fourni d'instrument qui aurait permis de prendre connaissance des documents saisis par mode électronique ; que, s'agissant de la messagerie de M. ... la saisie n'a eu aucun rapport avec l'enquête, des documents sont couverts par le secret de l'avocat ou par le secret de la vie privée et n'ont donné lieu à aucune précaution en sorte que les enquêteurs en ont pris connaissance ; les inventaires des fichiers informatiques saisis sont sommaires et codés et ne donnent pas les indications utiles sur ce qui a été saisi;

- en droit, que les saisies et les inventaires sont irréguliers en ce qu'ils ne respectent pas les prescriptions des articles 56 du Code de procédure pénale et L. 450-4 du Code de commerce, qui n'autorisent pas la saisie en masse et indifférenciée ; qu'ont été saisis des documents papier ou informatiques couverts par le secret des correspondances d'avocat ou par le secret de la vie privée; que les visites et saisies ont donné lieu à la saisie de documents qui n'entrent pas dans le champ de l'enquête.

En conséquence, la requérante demande l'annulation pure et simple de la visite, des saisies et du procès-verbal qui les relate.

Subsidiairement, la société Sade demande qu'une expertise soit ordonnée sur les diverses modalités de saisie de documents informatiques et de messageries et d'inventaire informatique.

L'Autorité de la concurrence fait répondre :

- que la saisie de la messagerie de M. ... a été faite selon le seul procédé qui permet de garantir l'authenticité et l'intégrité des documents ; que le " support d'informations " au sens de l'article L. 450-4 du Code de commerce s'entend de l'outil informatique quel qu'il soit contenant des données, ce qui aurait même permis la saisie pure et simple des ordinateurs ou au moins des disques durs; qu'au demeurant, le procédé utilisé n'a pas empêché les agents de visite de sélectionner 38 fichiers sur plusieurs dizaines de milliers, pour rester dans le champ de l'autorisation judiciaire, le tout en présence constante des représentants de la société visitée, qui ont reçu copie des disques gravés ; que la jurisprudence, notamment celle du Premier Président de la Cour d'appel de Paris et celle de la chambre spécialisée en droit de la concurrence dans la même cour, consacre désormais la pratique des rapporteurs de l'Autorité de la concurrence;

- que la restitution de documents qui n'entreraient pas dans le champ de l'enquête passe par une demande de classement en secret des affaires, ce que n'a pas fait la société visitée ; que la restitution des documents couverts par un secret légal passe par la fourniture d'une liste à l'Autorité, liste que la société visitée ne saurait réserver au Premier Président saisi ; qu'au demeurant l'Autorité est prête à restituer les documents papier cotés 33-38 et 54-56 à l'inventaire ;

- que l'inventaire informatique est largement consacré par la jurisprudence.

Sur quoi

Le délégué du premier président

Attendu que les parties sont contraires sur les techniques existantes de saisie et d'inventaire des documents informatiques et messageries ; que la méthode recherchée devrait, selon les débats et les pièces, tout à la fois préserver l'authenticité et l'intégrité des saisies et le contenu des ordinateurs visités - qui sont physiquement laissés à leur propriétaire -, permettre un contrôle juridique et concret des opérations par les acteurs de la procédure et par les juridictions, et garantir à l'entreprise visitée la possibilité de faire retirer, avant même leur analyse par les enquêteurs, les documents qui seraient sans rapport avec l'enquête ou couverts par un secret légal;

Attendu qu'à la différence des précédents du for cités par les parties ou relevés maintenant par le délégué du Premier Président (Schering, 4 mars 2010 ; SNCF, 1er avr. 2010 ; Ticketnet, 8 avr. 2010 ; Fnac, 20 mai 2010; Luxottica, 14 sept. 2010) :

- la société Sade explicite de manière plausible l'existence d'une méthode de saisie de documents informatiques et de messagerie et d'une méthode d'inventaire électronique qui pourraient, sous toutes réserves, permettre de concilier les droits effectifs de la défense avec une lecture au premier degré des articles 56 du CPP et L. 450-4 du Code de commerce ; elle fournit un argumentaire technique, écrit et oral, qui se différencie des notices générales ou études établies sans contradiction qui avaient pu être produites dans les autres espèces invoquées;

- le procès-verbal établi en l'espèce apparaît, sans qu'il soit aucunement préjugé de sa validité, sommaire sur les modalités techniques des opérations de saisies de documents et de messagerie ; notamment, les opérations de sélection des documents et des messages, le transfèrement des fichiers sur le DVD-R vierge, les modalités successives de copie et d'inventaire, enfin les raisons qu'il y avait de ne pas recourir aux scellés semblent rudimentaires ou inexistantes, en comparaison des énonciations qui sous-tendaient les autres espèces invoquées ; par application, les mots " données informatiques accessibles ", " examinées ", " documents entrant dans le champ de l'autorisation de visite et de saisie ", "constatée ", " des " données informatiques " " transférées ", " analyse approfondie ", "extraits", " authentification numérique ", ne paraissent pas convenir à première vue pour décrire des atteintes aussi graves aux libertés que le sont une perquisition et des saisies et en permettre le contrôle judiciaire ; de même, une messagerie a été exploitée, sans qu'il soit donné de précisions techniques au procès-verbal à ce sujet;

- il ne semble pas que l'inventaire des messages saisis permette, en raison de son caractère très synthétique et par ailleurs peu lisible, de garantir l'identification de ces messages sans erreur par le juge de contrôle, par l'entreprise visitée ni même par les enquêteurs lorsqu'ils voudront établir le dossier de la poursuite et de permettre aux mêmes de vérifier quels messages ou groupes de messages entrent dans le champ de l'autorisation de perquisition; si les précédents cités par l'Autorité ont plus ou moins précisément justifié les inventaires électroniques, c'était faute d'une autre proposition technique de la part de l'entreprise visitée ;

- la saisie de messagerie a concerné le directeur juridique de l'entreprise Sade, sans précaution particulière relativement au secret de la correspondance des avocats, au rebours de ce que commandaient la prudence, les usages des diverses autorités dotées d'un droit de perquisition et l'expérience tirée des précédents dont se réclame l'Autorité de la concurrence;

- il ne semble pas qu'au cours de la visite et pour les saisies, il ait été tenu compte de ce que les représentants de l'entreprise n'entendaient pas, contrairement aux cas que cite l'Autorité à titre de précédents qu'elle estime éclairants, contribuer activement à l'application de méthodes simplifiées des enquêteurs; il n'a notamment été apposé aucun scellé, le juge n'a pas été saisi pour arbitrer les tris nécessaires, et la restitution des documents protégés par la loi ne pourrait plus intervenir désormais qu'après que les enquêteurs en auront pris connaissance;

Attendu que ces considérations sommaires pourraient peut-être commander l'annulation du procès-verbal s'il n'était démontré que les méthodes des enquêteurs étaient les seules qui garantissent la sécurité et l'efficacité des opérations, le délégué du Premier Président se réservant de vérifier ensuite leur conformité à la loi ; que ces mêmes considérations conduiront donc à faire droit à la demande d'expertise formulée par la société Sade;

Attendu qu'il ressort aussi des débats que la littérature spécialisée a attiré l'attention, alors que le présent recours était pendant, sur des modalités de saisies et d'inventaires développées par d'autres autorités de concurrence (NL, UE, USA), qui pourraient permettre de concilier les droits effectifs de la défense avec une lecture au premier degré des articles 56 du CPP et L. 450-4 du Code de commerce, en sorte que la mission de l'expert sera d'office étendue selon cette considération;

Attendu qu'il faut surseoir à statuer sur le tout, dans l'attente de l'expertise, tous moyens des parties étant expressément réservés;

Par ces motifs, Avant dire droit, Ordonne une expertise; La confie à Laurent-Ricard Eric Domicilié : Ecosix 23, rue Nollet 75017 Paris Tél : 09 70 44 02 09 Fax : 01 53 01 34 80 Port. 06 72 14 89 31 Email : [email protected] avec mission de : • Se faire produire les pièces du dossier et les écritures des parties ; convoquer celles-ci et les entendre ; entendre tous sachants ainsi qu'au besoin les représentants d'entreprises visitées dans les mêmes circonstances et conditions que la société Sade ; en toutes choses, respecter la confidentialité des documents, notamment le secret des affaires, le secret des correspondances d'avocat et le secret de la vie privée; • Prendre connaissance des articles L. 450-4 du Code de commerce, 56 du Code de procédure pénale et 263 et suivants du Code de procédure civile mais se garder d'en interpréter les concepts et de proposer une analyse juridique du différend; • Obtenir contradictoirement les explications techniques sur les modalités auxquelles ont recouru les enquêteurs en l'espèce et que ne décrirait pas leur procès-verbal; • Se faire communiquer par la plus diligente des parties la documentation technique " Méthode de travail pour la recherche digitale " des autorités néerlandaises, l'" Anticartel Enforcement Manual " de l'International Competition Network et la Notice explicative de la Commission européenne pour les saisies de documents informatiques, ainsi que tous autres documents de même nature dont l'expert estimerait avoir besoin; • s'agissant des saisies de messageries, fournir tous éléments techniques et de fait de nature à permettre au délégué du Premier Président de déterminer si la copie d'un ou plusieurs messages se trouvant dans la base de données Exchange pour PC de bureau ou dans le fichier de synchronisation .ost pour PC portable, modifie les propriétés de ce ou ces messages, son contenu, les pièces jointes, ou son en-tête internet (signature, cheminement); • s'agissant encore des saisies de messageries, fournir tous éléments techniques et de fait de nature à permettre au délégué du Premier Président de déterminer si le logiciel " client Outlook " ou son équivalent sous Lotus Notes offre des possibilités de recherches variées et multicritères de messages élémentaires ou de groupes de messages se trouvant dans une messagerie électronique, quel que soit le volume global de celle-ci et le fait que les messages se trouvent dans une base de données Exchange ou dans le fichier .ost ou dans des fichiers .pst; • s'agissant encore des saisies de messageries, fournir tous éléments techniques et de fait de nature à permettre au délégué du Premier Président de déterminer si des enquêteurs peuvent copier tous les messages obtenus par leur sélection dans un ou plusieurs fichiers .pst qu'ils auraient créé à cet effet; • De manière générale, fournir au délégué du Premier Président tous éléments qui lui permettront d'évaluer techniquement la possibilité de la saisie sélective de messages dans la messagerie électronique sans compromettre l'authenticité de ceux-ci; • s'agissant de toutes les sortes de documents ou fichiers informatiques, décrire les possibilités de sélectionner ceux d'entre eux qui relèveraient d'un champ d'investigation précis ; décrire en outre comment il est possible d'en dresser un inventaire lisible; • Se faire assister d'un sapiteur de son choix pour résoudre les problèmes techniques qui ne relèveraient pas de la compétence technique de l'expert; • A l'issue de ses opérations, établir un pré-rapport qu'il communiquera aux parties, lesquelles disposeront de quinze jours pour énoncer leurs dires; • Enfin, établir son rapport final dans les six mois de la consignation prévue ci-après; Ordonne à la société Sade d'avoir à consigner la somme de dix mille euro à valoir sur la rémunération de l'expert et les frais de l'expertise, avant le 30 novembre 2010, à défaut de quoi l'affaire sera rappelée à l'audience du 25 janvier 2011 ; dit que cette somme sera versée au régisseur d'avances et de recettes de la Cour d'appel de Paris, 34 quai des Orfèvres (75055) Paris Louvre SP, - dit que l'expert devra adresser tous ses courriers à la cour d'appel, 34 quai des Orfèvres - 75055 Paris Louvre SP, greffe de la chambre 5-7; - dit que l'expert devra remettre à chaque partie un exemplaire de son rapport. - désigne le délégué du Premier Président pour suivre les opérations; Réserve tous les moyens des parties ainsi que les dépens et frais irrépétibles.