CA Grenoble, 1re ch. civ., 15 novembre 2010, n° 10-01390
GRENOBLE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Aldeguer, Picca & Molina (SCP), Blayon-Rizzi-Piras (SCP)
Défendeur :
Conseil de l'Ordre des avocats du bureau de Grenoble
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Meignie
Conseillers :
Mmes Landoz, Klajnberg, MM. Vignal, Bernaud
Avocats :
Mes Cataldi, Matteoli
Par une délibération du 11 janvier 2010, le Conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble a décidé d'augmenter le montant de la rétrocession d'honoraires des avocats collaborateurs libéraux de première année fixée à 1 800 euro par mois et de la porter à 2 300 euro par moi.
Par lettre recommandée réceptionnée le 8 février 2010, Me Aldeguer, la SCP Picca et Molina ainsi que la SCP Blayon-Rizzi-Piras ont formé un recours préalable à l'encontre de cette délibération, conformément à l'article 15 du décret modifié du 27 novembre 1991.
Le 8 mars 2010, le bâtonnier de Grenoble a convoqué les requérants et le conseil de l'Ordre a rejeté la demande d'annulation.
Cette décision n'a pas été notifiée aux requérants qui l'ont donc déférée devant Nous, ainsi que le prévoit l'article 15 alinéa 3 du décret précité.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 6 mai 2010, Me Aldeguer, la SCP Picca et Molina ainsi que la SCP Blayon-Rizzi-Piras ont été convoqués à l'audience du 22 juin 2010 à 17 heures.
La procédure a été communiquée le même jour à Madame la Procureure Générale.
L'affaire a été renvoyée à l'audience du 27 septembre 2010 puis du 4 octobre 2010 à 17 heures.
L'audience s'est tenue à cette date, publiquement à la demande de Me Aldeguer, de la SCP Picca et Molina et de la SCP Blayon-Rizzi-Piras.
La Fnuja est intervenue volontairement aux débats.
A l'appui de leur contestation, les requérants ont fait valoir :
- que le moyen tiré de l'absence d'ordre du jour pouvait être invoqué pour la première fois en cause d'appel, le conseil de l'Ordre étant un simple organe administratif ordinal et non une juridiction;
- que la question de l'augmentation de la rétrocession d'honoraires des avocats libéraux avait été évoquée à l'occasion d'un débat portant sur la " commission des jeunes avocats " ; qu'elle n'avait pas été préalablement inscrite à l'ordre du jour, ainsi que l'exige l'article 15 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971 ; que cette omission affectait la légalité de la délibération;
- que la séance de l'Ordre avait eu lieu publiquement ; que tous les avocats de Grenoble y avaient été conviés ; que trois d'entre eux avaient été présents; que l'article 13 alinéa 2 du décret du 27 novembre 1991 modifié conférait aux délibérations une nature réglementaire ; qu'aucun texte n'autorisait leur publicité ; que la légalité de la délibération s'en trouvait affectée;
- que la question débattue ne relevait pas de la compétence de l'Ordre ainsi qu'il résultait des dispositions combinées de l'article 17 11e alinéa 2 et de l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971; que cette dernière disposition autorisait seulement le conseil de l'Ordre à vérifier si les contrats avaient été conclus conformément à la loi ; que celle-ci ne l'autorisait pas à imposer un minimum de rétrocession d'honoraires à des collaborateurs libéraux;
- que l'article 14-3 du Règlement intérieur national (RIN), élaboré par le CNB ne donnait aucune compétence au conseil de l'Ordre pour fixer ce minimum ;
- que l'article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 autorisait seulement le CNB à unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession ;
- que le CNB, en édictant l'article 14-3 du RIN, n'avait pu créer, sans commettre d'excès de pouvoir, une compétence particulière aux conseils de l'Ordre ; que l'article 14-3 donnant ce pouvoir aux conseils de l'Ordre, était illégal ; qu'il y avait excès de pouvoir; que l'article 129 du décret du 27 novembre 1991, autorisant le règlement intérieur à comporter un barème de rétrocession d'honoraires minimale était inopérant;
- que l'article 14-3, n'ayant qu'une valeur réglementaire, contraire à l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971, était entaché d'illégalité;
- que la fixation d'un minimum de rétrocession d'honoraires apparaissait comme une action concertée prohibée par l'article L. 420-1 1er et 2e du Code de commerce que les cabinets qui ne pourront faire face au règlement du minimum imposé ne pourront avoir recours à un collaborateur libéral et verront ainsi leur développement entravé au profit de structures disposant de capacités financières plus développées ; que la fixation d'une rétrocession d'honoraires a un effet sur l'accès au marché et sur la libre fixation du prix ;
- que l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971 prévoyait deux régimes distincts, celui de collaborateur salarié et celui de collaborateur libéral et que la décision du conseil de l'Ordre rapprochait dangereusement les deux régimes; que la grille instituée de rétrocession se rapprochait d'une grille de salaires.
Le conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble s'est opposé à la demande aux motifs :
- que l'article 15 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971, ne traitait pas de la question de l'ordre du jour et qu'aucune disposition n'imposait l'établissement préalable à la tenue de la réunion du conseil d'un ordre du jour prédéterminé;
- qu'aucun texte n'interdisait la publicité des décisions du conseil de l'Ordre ; que l'article 13 alinéa 2 du décret modifié du 27 novembre 1991 n'avait pas trait à la question soulevée ; que les avocats présents, non-membres, n'avaient pas participé au vote ;
- que le conseil de l'Ordre tenait ses pouvoirs des dispositions de l'article 129 du décret du 27 novembre 1991 ; que celui-ci n'avait pas réglé la question de la rétrocession des honoraires que l'article 14-3 du RIN déterminait les conditions de fixation de la rétrocession d'honoraires ; qu'il n'y avait donc pas d'excès de pouvoir ; que le Conseil d'Etat avait au surplus validé le RIN ;
- que le principe de la liberté des honoraires institué par l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 n'était pas affecté par le problème de la rétrocession ;
- qu'il n'y avait pas eu violation des dispositions de l'article L. 420-1 1er et 2e du Code de commerce puisque le montant minimum d'une rétrocession d'honoraires était sans effet sur l'accès au marché ou à la libre fixation du prix des prestations ; qu'il n'est pas davantage susceptible d'être constitutif d'une action concertée ;
- que l'article L. 420-4 disposait que n'étaient pas soumises aux dispositions de l'article L. 420-1 et L. 420-2 les pratiques résultant de l'application d'un texte législatif ou réglementaire pris pour son application ;
- que la rétrocession d'honoraires minimale n'affectait en rien le statut de l'avocat collaborateur; qu'il n'y avait pas violation de l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971.
La Fnuja est intervenue volontairement aux débats, en application des articles 3 et 5 de ses statuts.
Elle a conclu à l'incompétence des juridictions judiciaires pour connaître des moyens de fond soulevés et subsidiairement à leur rejet.
Elle a notamment fait valoir:
Sur les irrégularités de forme
- qu'aucun texte n'imposait l'établissement d'un ordre du jour ;
- que l'article 13 du décret modifié du 27 novembre 1991 ne concernait que la publicité des décisions prises par le conseil de l'Ordre et non la publicité des séances du conseil ;
- que le conseil de l'Ordre était compétant pour statuer sur le montant de la rétrocession d'honoraires minimale, ainsi que lu prévoit l'article 14-3 du RIN ;
Sur les irrégularités de fond
- que la juridiction judiciaire était incompétente pour en connaître ; que le conseil de l'Ordre avait agi conformément à l'article 17 de la loi du 11 février 2004 et de l'article 14-3 du RIN ;
- que l'article 14-3, encadrant les modalités de rétrocession d'honoraires versés par le cabinet au collaborateur libéral, renvoyait au règlement intérieur des ordres locaux le soin de fixer pour la partie fixe, par délibération du conseil de l'Ordre le montant de la rétrocession d'honoraires ; que la compétence du conseil de l'Ordre était prés ne par les dispositions de l'article 129 du décret du 27 novembre 1991 ;
- que la règle de l'article 14-3 ne constituait pas une restriction à la liberté d'honoraire fixée par l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 ; que la liberté d'honoraires était opposable au client et non à l'avocat collaborateur libéral ; qu'elle s'appliquait au coût des prestations de l'avocat et non aux conditions de rémunération par le cabinet de ses collaborateurs sous la forme de rétrocession d'honoraires;
- que l'article 129 du décret du 27 novembre 1991 autorisait expressément que le règlement intérieur des Ordres comporte un barème de rétrocession d'honoraires:
- que la fixation d'un montant minimum de rétrocession d'honoraires ne pouvait remettre en question la liberté d'exercice de la profession d'avocat dès lors que la collaboration libérale ne constituait qu'une des modalités d'exercice prévues à l'article 7 de la loi ;
- qu'en tout état de cause, la délibération du conseil de l'Ordre avait été prise sur le fondement de l'article 169 du décret du 27 novembre 1991 et subsidiairement, de l'article 14-3 du RN et que donc la violation de l'article L. 420-1 1er et 2e du Code de commerce était inopérante; qu'en effet, en application de l'article L. 420-4 alinéa 1 du Code de commerce, ne sont pas soumises aux dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 les pratiques résultant d'un texte législatif ou réglementaire pris pour son application ;
- que l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971 n'avait pas été violé ; que la rémunération de l'avocat collaborateur sous forme de rétrocession d'honoraires n'était que la conséquence de son statut de professionnel libéral indépendant soumis au régime des bénéfices industriels et commerciaux.
De son côte, le Ministère public a fait observer :
- que l'article 15 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971 ne réglait pas la question de l'ordre du jour;
- qu'il n'y avait pas davantage violation de l'article 13 alinéa 2 du décret du 27 novembre 1991 qui ne prohibait pas la tenue d'un conseil de l'Ordre qui soit public ;
- que l'exception d'illégalité ne relevait pas de la compétence judiciaire civile et que seule une question préjudicielle pouvait être posée ;
- que la question de la violation de l'article 10 alinéa 1 de la loi du 31 décembre 2001 ne pouvait être utilement relevée puisqu'elle ne concernait pas les relations entre un avocat et son client, que le principe de la liberté de l'honoraire n'était pas affecté par le problème de la rétrocession;
- que la pratique de la rétrocession des honoraires avait été prise en application d'un texte réglementaire et qu'il ne pouvait donc y avoir atteinte au décret de la concurrence ainsi qu'en dispose l'article L. 420-4 du Code de commerce.
Motifs de l'arrêt :
Attendu que par une délibération du 11 janvier 2010, le conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble a décidé d'augmenter le montant de la rétrocession d'honoraires des avocats collaborateurs libéraux de première année fixée à 1 800 euro par mois et de la porter à 2 300 euro par mois.
Attendu que par lettre recommandée réceptionnée le 8 février 2010, Me Aldeguer, la SCP Picca et Molina ainsi que la SCP Blayon-Rizzi-Piras ont formé un recours préalable à l'encontre de cette délibération, conformément à l'article 15 du décret modifié du 27 novembre 1991.
Attendu que le 8 mars 2010, le bâtonnier de Grenoble a convoqué les requérants et que le conseil de l'Ordre a rejeté la demande d'annulation.
Attendu qu'il convient de recevoir la Fnuja en son intervention volontaire dès lors qu'en vertu de l'article 3 des statuts, elle a pour objet de représenter, assister, défendre ses membres, les avocats, les élèves avocats l'ensemble de la profession qu'elle œuvre pour la protection et l'amélioration du statut du collaborateur libéral et qu'en l'espèce l'instance est susceptible de porter atteinte indirectement aux intérêts locaux de la profession.
Attendu qu'il n'est pas discuté que la délibération du conseil de l'Ordre est intervenue sans établissement préalable d'un ordre du jour.
Qu'il convient de rechercher si cette formalité devait être accomplie et si, à défaut, la délibération intervenue se trouve entachée de nullité.
Attendu que l'article 15 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971, dont se prévalent les demandeurs, traite de l'organisation du conseil de l'Ordre et notamment de l'élection de ses membres élus pour trois ans au scrutin secret mais n'évoque pas la question de la tenue de ses séances et du formalisme y attaché.
Qu'au surplus, l'article 4 du décret du 27 novembre 1991 indique seulement que " le conseil de l'Ordre ne siège valablement que si plus de la moitié de ses membres sont présents ; qu'il statue à la majorité des voix " ; qu'aucun texte ne vient imposer l'établissement préalable d'un ordre du jour ; qu'enfin aucun des membres du conseil de l'Ordre n'est venu s'opposer à la discussion de la question de la rétrocession des honoraires d'avocats et n'a demandé le report des débats.
Attendu que dans ces conditions, il n'y a pas à ce titre matière à nullité.
Attendu qu'ensuite est invoqué le fait que les débats du conseil de l'Ordre se sont déroulés publiquement, en violation de l'article 13 alinéa 2 du décret du 27 novembre 1991.
Mais attendu que cette disposition définit les conditions de notification des délibérations à caractère réglementaire, sans se référer à la question de la publicité des débats; qu'aucun texte ne prohibe cette publicité qu'en l'espèce, elle a été décidée par le bâtonnier de l'Ordre qui, dans une lettre du 4 janvier 2010, a invité l'ensemble de ses confrères à assister au premier conseil de l'Ordre de sa mandature, précisant que celui-ci " pour l'occasion sera exceptionnellement public, c'est-à-dire ouvert à l'ensemble des avocats grenoblois " et qu'il s'agirait du " premier conseil de l'Ordre public de l'histoire de notre barreau " ; qu'elle a donc été clairement annoncée et qu'au cours de sa séance, pas un des membres du conseil de l'Ordre n'est venu la contester ; qu'enfin les trois avocats composant le public, Monsieur le Bâtonnier Caillat, Me Terepa et Me Royon, n'ont pas pris part au vote.
Qu'il s'ensuit qu'aucune irrégularité n'a été commise de nature à affecter la validité de la délibération.
Attendu sur le fond qu'il est soutenu en substance que l'article 14-3 du Règlement intérieur national (RIN), prévoyant une rétrocession d'honoraire fixe ou variable au profit de l'avocat collaborateur libéral et donnant compétence au conseil de l'Ordre pour établir son montant minimum, est contraire d'une part à l'article 17-11e de la loi du 31 décembre 1971 qui limite la compétence du conseil de l'Ordre à la vérification de la conformité formelle des contrats de collaboration aux prescriptions de l'article 7, d'autre part à l'article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 qui se contente de donner compétence au CNB d'unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession et ne l'autorise pas a déléguer aux conseils de l'Ordre son pouvoir de fixer un minimum de rétrocession, enfin à l'article 10 de la loi qui institue la liberté de l'honoraire.
Que de même, il est prétendu que l'article 129 du décret du 27 novembre 1991, sur la base duquel l'article 14-3 du RIN a été arrêté se heurte à l'article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 dans sa rédaction issue de la loi du 11 février 2004, qui a conféré au seul CNB un pouvoir normatif un matière de règles et usages de la profession.
Attendu que le pouvoir que la cour d'appel tient de l'article 19 de la loi du 31 décembre 1971 d'annuler toute décision du conseil de l'Ordre contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ne lui confère pas celui de se prononcer sur la légalité des textes réglementaires par exception à la règle de la séparation des autorités judiciaire et administrative.
Qu'il est de principe que l'exception d'illégalité ne peut être appréciée par la juridiction civile qu'en cas d'atteinte à la liberté individuelle ou du droit de propriété dont le juge judiciaire est le gardien.
Que dans les autres cas, après avoir constaté le caractère sérieux de l'exception le juge civil doit surseoir à statuer dans l'attente d'une décision définitive de la juridiction administrative saisie d'une question préjudicielle.
Or attendu que ni l'article 17-11e ni l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971 ne prohibent la fixation d'un minimum de rétrocession, qui constitue au contraire l'une des possibles modalités de la rémunération du collaborateur libéral au sens de l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971 dans sa rédaction issue de la loi du 2 août 2005, lequel renvoie aux règles régissant la profession.
Attendu que la décision incriminée ne porte pas davantage atteinte à la liberté de l'honoraire, même si elle a une incidence sur les coûts supportés par le cabinet.
Attendu que l'article 129 du décret du 27 novembre 1991, qui prévoit que le règlement intérieur peut comporter un barème de rétrocessions d'honoraires minimales ne porte pas atteinte au pouvoir normatif que la loi reconnait au CNB.
Que si celui-ci est chargé d'unifier les règles et usages de la profession " par voie de dispositions générales ", il n'a pas en effet pour mission de fixer les modalités concrètes de la rémunération du collaborateur libéral, qui ne peuvent qu'être déclinées localement.
Qu'il s'ensuit que l'exception d'illégalité n'apparait pas sérieuse et ne saurait donner lieu à un renvoi préjudiciel.
Attendu dans ces conditions, il importe de constater que la décision du conseil de l'Ordre bénéficiait de l'exemption instituée par l'article L. 420-4 du Code de commerce dès lors qu'elle résulte de l'application de deux textes réglementaires, l'article 129 du décret du 27 novembre 1991 et l'article 14-3 du RIN.
Attendu qu'il convient en conséquence de débouter les demandeurs de leur demande d'annulation de la délibération du 11 janvier 2010.
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement, en audience solennelle; Donne acte à la Fnuja de son intervention volontaire la déclare recevable. Déboute les demandeurs de leur demande d'annulation de la délibération du conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble du 11 janvier 2010. Les condamne aux dépens.