CJUE, 3e ch., 22 décembre 2010, n° C-287/10
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Tankreederei I SA
Défendeur :
Directeur de l'administration des contributions directes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Lenaerts (rapporteur)
Avocat général :
Mme Kokott
Juges :
MM. váby, Juhász, Arestis, von Danwitz
Avocat :
Me Collot
LA COUR (troisième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 56 TFUE et 63 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant Tankreederei I SA (ci-après "Tankreederei"), société de droit luxembourgeois, au directeur de l'administration luxembourgeoise des contributions directes, à la suite du refus de cette administration d'accorder à ladite société le bénéfice de bonifications d'impôt pour investissement.
Le droit national
3 L'article 152 bis, paragraphe 1, de la loi du 4 décembre 1967 concernant l'impôt sur les revenus (Mémorial A 1967, p. 1228), telle que modifiée par la loi du 19 décembre 1986 (Mémorial A 1986, p. 2330; ci-après la "LIR"), dispose:
"Sur demande, les contribuables obtiennent les bonifications d'impôts sur le revenu ci-après spécifiés en raison des investissements visés aux paragraphes 2 et 7 suivants qu'ils font dans leurs entreprises au sens de l'article 14. Les investissements doivent être effectués dans un établissement situé au Grand-Duché et destiné à y rester de façon permanente; ils doivent en outre être mis en œuvre physiquement sur le territoire luxembourgeois."
Les faits à l'origine du litige au principal et la question préjudicielle
4 Tankreederei, qui a son siège social au Luxembourg, exploite, depuis cet État membre, deux bateaux destinés à la navigation fluviale dans le cadre de son activité consistant à ravitailler des navires de mer en hydrocarbures de soute (soutage ou "bunkering") dans les ports d'Anvers (Belgique) et d'Amsterdam (Pays-Bas).
5 Elle a demandé à bénéficier, pour les exercices fiscaux des années 2000 à 2003, de bonifications d'impôt pour investissement sur la base de l'article 152 bis de la LIR, ce qui lui a été refusé, le 11 mai 2005, par l'administration des contributions directes du Grand-Duché de Luxembourg, au motif que les bateaux concernés étaient utilisés à l'étranger.
6 Le 28 juin 2005, elle a déposé, auprès du directeur de cette administration, une réclamation, laquelle a été rejetée par une décision de ce dernier du 29 janvier 2009 (ci-après la "décision du 29 janvier 2009").
7 Le 23 avril 2009, elle a introduit devant la juridiction de renvoi un recours contre la décision du 29 janvier 2009. À l'appui de ce recours, elle fait valoir que l'article 152 bis de la LIR est incompatible avec l'article 56 TFUE. Soulignant, d'une part, qu'elle ne dispose d'établissement stable qu'au Luxembourg et qu'elle doit ainsi être considérée comme une entreprise au sens de l'article 14 de la LIR et, d'autre part, que ses bateaux figurent à l'actif de son bilan dans cet État membre et sont utilisés dans le cadre d'une activité imposable exclusivement sur le territoire de celui-ci, elle soutient que la décision du 29 janvier 2009 revient à lui réserver un traitement fiscal moins favorable que celui dont bénéficient les sociétés exerçant la même activité sur le territoire de cet État membre. Elle fait valoir que le traitement qui lui est appliqué est, par conséquent, constitutif d'une restriction injustifiée à la libre prestation des services. Elle ajoute que, bien que ses bateaux soient aptes à la navigation sur la Moselle luxembourgeoise, le service de la navigation intérieure maritime du ministère des Transports a rejeté sa demande d'enregistrement desdits bateaux dans le port luxembourgeois de Mertert, ce qui l'a contrainte à faire enregistrer ceux-ci dans le port d'Anvers.
8 Partant du constat que Tankreederei est établie et imposable au Luxembourg, et que la décision du 29 janvier 2009 a été fondée sur le non-respect de la condition, énoncée à l'article 152 bis de la LIR, de mise en œuvre physique de l'investissement sur le territoire luxembourgeois, le tribunal administratif relève que, contrairement à la position défendue devant lui par le Gouvernement luxembourgeois, le droit de l'Union ne s'oppose pas uniquement aux réglementations nationales comportant une discrimination fondée sur la nationalité, mais est également susceptible de s'opposer à une réglementation nationale ayant pour effet de dissuader un ressortissant national de fournir des services ou d'investir dans un autre État membre.
9 Confronté à des doutes sur la compatibilité de l'article 152 bis de la LIR avec le droit de l'Union, le tribunal administratif a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Les articles [56] TFUE et [63] TFUE s'opposent-ils aux dispositions de l'article 152 bis, paragraphe 1, de la [LIR] dans la mesure où elles réservent aux contribuables luxembourgeois le bénéfice de la bonification d'impôt pour investissement à la condition que ces investissements [soient] effectués dans un établissement situé au Grand-Duché de Luxembourg et destiné à y rester de façon permanente et [soient] en outre [...] mis en œuvre physiquement sur le territoire luxembourgeois?"
Sur la question préjudicielle
10 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 56 TFUE et 63 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une disposition d'un État membre qui subordonne l'octroi d'une bonification d'impôt pour investissement à la condition que l'investissement en cause soit effectué dans un établissement situé sur le territoire national et destiné à y rester de façon permanente, et qu'il soit mis en œuvre physiquement sur ce territoire.
11 Il ressort de la demande de décision préjudicielle et du dossier transmis à la Cour que l'interrogation de la juridiction de renvoi porte, plus précisément, sur la conformité aux articles 56 TFUE et 63 TFUE de la condition, telle qu'énoncée à l'article 152 bis de la LIR, qui fait dépendre le bénéfice de l'avantage fiscal en cause au principal de la mise en œuvre physique de l'investissement concerné sur le territoire national.
12 À cet égard, il y a lieu de souligner, à l'instar de Tankreederei et de la Commission européenne, que les prestations fournies, contre rémunération, par cette société établie exclusivement au Luxembourg, dans le cadre de ses activités de ravitaillement exercées dans les ports d'Anvers et d'Amsterdam au moyen des deux bateaux au titre desquels elle a sollicité une bonification d'impôt pour investissement, constituent des services au sens de l'article 57 TFUE.
13 Il s'ensuit que les dispositions du traité FUE relatives à la libre prestation des services s'appliquent à une situation telle que celle du litige au principal.
14 À cet égard, si, certes, la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit de l'Union (voir, notamment, arrêt du 28 octobre 2010, Établissements Rimbaud, C-72-09, non encore publié au Recueil, point 23).
15 La Cour a itérativement jugé que l'article 56 TFUE s'oppose à l'application de toute réglementation nationale ayant pour effet de rendre la prestation de services entre États membres plus difficile que la prestation de services purement interne à un État membre (voir, notamment, arrêt du 11 juin 2009, X et Passenheim-van Schoot, C-155-08 et C-157-08, Rec. p. I-5093, point 32). Constituent des restrictions à la libre prestation des services les mesures nationales qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l'exercice de cette liberté (voir, notamment, arrêt du 4 décembre 2008, Jobra, C-330-07, Rec. p. I-9099, point 19).
16 Par ailleurs, la libre prestation des services peut être invoquée par une entreprise à l'égard de l'État membre dans lequel elle est établie dès lors que les services sont fournis à des destinataires établis dans un autre État membre et, d'une façon plus générale, dans tous les cas où un prestataire de services offre des services sur le territoire d'un État membre autre que celui dans lequel il est établi (voir, notamment, arrêt du 11 janvier 2007, ITC, C-208-05, Rec. p. I-181, point 56).
17 En l'occurrence, force est de constater qu'une disposition nationale telle que celle en cause au principal, qui soumet les investissements mis en œuvre sur le territoire d'un autre État membre, dans lequel l'entreprise concernée n'est pas établie, à un régime fiscal moins favorable que celui réservé aux investissements mis en œuvre sur le territoire national est susceptible, sinon de décourager les entreprises nationales de fournir, dans un autre État membre, des services nécessitant l'utilisation de biens d'investissement situés dans ce dernier État membre, du moins de rendre cette fourniture de services transfrontaliers moins attrayante ou plus difficile que la fourniture de services sur le territoire national au moyen de biens d'investissement situés sur ce dernier (voir, en ce sens, arrêt Jobra, précité, point 24).
18 Il s'ensuit qu'une telle disposition nationale constitue une restriction à la libre prestation des services, au sens de l'article 56 TFUE.
19 Ladite restriction ne peut être admise que si elle se justifie par des raisons impérieuses d'intérêt général. Encore faut-il, en pareil cas, que l'application de cette restriction soit propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre (voir, en ce sens, arrêts du 30 janvier 2007, Commission/Danemark, C-150-04, Rec. p. I-1163, point 46, et du 15 avril 2010, CIBA, C-96-08, non encore publié au Recueil, point 45).
20 Or, aucune justification éventuelle n'a été invoquée par le Gouvernement luxembourgeois dans le cadre de la présente affaire, ni envisagée par la juridiction de renvoi.
21 En tout état de cause, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, la restriction constatée ne saurait être justifiée par l'exigence, jugée légitime par la Cour, de répartition équilibrée du pouvoir d'imposition entre les États membres (voir, notamment, arrêt du 13 décembre 2005, Marks & Spencer, C-446-03, Rec. p. I-10837, points 45, 46 et 51).
22 En effet, il suffit, à cet égard, de relever, à l'instar de Tankreederei et de la Commission, que, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, les activités de Tankreederei, relatives aux services de ravitaillement fournis dans les ports d'Anvers et d'Amsterdam au moyen des bateaux au titre desquels la bonification d'impôt pour investissement est sollicitée, sont exclusivement imposables au Luxembourg. Partant, le droit du Grand-Duché de Luxembourg d'exercer sa compétence fiscale en relation avec lesdites activités ne serait aucunement compromis en l'absence de la condition visée au point 11 du présent arrêt (voir, en ce sens, arrêt Jobra, précité, points 32 et 33).
23 La restriction en cause ne saurait davantage être justifiée par la nécessité de garantir la cohérence du régime fiscal national, érigée par la Cour en raison impérieuse d'intérêt général (voir arrêts du 28 janvier 1992, Bachmann, C-204-90, Rec. p. I-249, point 28, et Commission/Belgique, C-300-90, Rec. p. I-305, point 21).
24 En effet, pour qu'une telle justification puisse prévaloir, il faut que soit établie l'existence d'un lien direct entre l'avantage fiscal concerné et la compensation de cet avantage par un prélèvement fiscal déterminé (voir, notamment, arrêt du 29 mars 2007, Rewe Zentralfinanz, C-347-04, Rec. p. I-2647, point 62 et jurisprudence citée).
25 Or, ainsi que le souligne la Commission, il ne ressort aucunement du dossier transmis à la Cour qu'il existerait un lien direct, du point de vue du régime fiscal luxembourgeois, entre, d'une part, l'octroi, à une entreprise fournissant des services tels que ceux en cause au principal, d'une bonification d'impôt au titre des biens d'investissement utilisés à cette fin et, d'autre part, le financement de cet avantage fiscal par l'impôt perçu sur les revenus réalisés par les destinataires des services fournis grâce à ces biens (voir, en ce sens, arrêt Jobra, précité, point 34 et jurisprudence citée).
26 Il est donc sans pertinence, aux fins de l'octroi de la bonification fiscale en cause au principal, que les destinataires de ces services établis au Luxembourg soient assujettis à l'impôt dans cet État membre et que ceux qui sont établis dans un autre État membre ne le soient pas (voir, en ce sens, arrêt du 13 avril 2000, Baars, C-251-98, Rec. p. I-2787, point 40).
27 Quant à la nécessité de prévenir une réduction des recettes fiscales nationales - réduction à laquelle conduirait, dans l'affaire au principal, l'octroi de la bonification en cause à Tankreederei -, elle ne figure pas parmi les raisons impérieuses d'intérêt général susceptibles de justifier une restriction à une liberté instituée par le traité FUE (voir, en ce sens, arrêts du 3 octobre 2002, Danner, C-136-00, Rec. p. I-8147, point 56, et du 27 janvier 2009, Persche, C-318-07, Rec. p. I-359, point 46).
28 S'agissant de la nécessité de prévenir les pratiques abusives, il ressort, certes, d'une jurisprudence constante qu'une restriction à la libre prestation des services peut être justifiée lorsqu'elle vise spécifiquement les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont la seule fin est l'obtention d'un avantage fiscal (voir, notamment, arrêt Jobra, précité, point 35 et jurisprudence citée).
29 Toutefois, la disposition nationale en cause au principal affecte toute entreprise qui met en œuvre des biens d'investissement sur le territoire d'un autre État membre que le Grand-Duché de Luxembourg, et ceci nonobstant l'absence, comme dans l'affaire au principal, d'éléments objectifs susceptibles de démontrer l'existence d'un tel montage (voir, en ce sens, arrêt Jobra, précité, points 36 à 38).
30 Enfin, s'agissant des considérations émises par le Gouvernement français sur la faculté pour les États membres de subordonner l'octroi d'un avantage fiscal visant à répondre à des besoins spécifiques de tout ou partie de sa population à l'exigence d'un certain degré de rattachement entre le bénéficiaire de l'avantage et la société de l'État membre concerné, il convient de relever que, certes, le choix des intérêts de la collectivité qu'un État membre veut promouvoir en octroyant des avantages fiscaux relève de sa compétence (voir, en ce sens, arrêt du 14 septembre 2006, Centro di Musicologia Walter Stauffer, C-386-04, Rec. p. I-8203, point 39).
31 En outre, à propos de l'exigence d'un certain lien de rattachement du bénéficiaire d'une prestation avec la société de l'État membre concerné, la Cour a déjà eu l'occasion de juger, au sujet de prestations qui ne sont pas régies par le droit de l'Union, que les États membres jouissent d'une ample marge d'appréciation en ce qui concerne la fixation des critères d'évaluation d'un tel rattachement (voir, en ce sens, arrêt du 1er octobre 2009, Gottwald, C-103-08, Rec. p. I-9117, points 32 et 34).
32 Cependant, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, où une disposition nationale refuse systématiquement le bénéfice d'un avantage fiscal dès l'instant où l'investissement n'est pas mis en œuvre sur le territoire national, nonobstant le fait que l'investissement en cause est étranger à toute finalité sociale, un tel refus ne saurait être justifié par de telles considérations.
33 Il ressort de l'analyse qui précède qu'une disposition nationale telle que celle en cause au principal ne saurait être justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général.
34 En conséquence, il convient de répondre à la question posée que l'article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une disposition d'un État membre en vertu de laquelle le bénéfice d'une bonification d'impôt pour investissement est refusé à une entreprise qui est établie uniquement dans cet État membre, au seul motif que le bien d'investissement, au titre duquel cette bonification est revendiquée, est mis en œuvre physiquement sur le territoire d'un autre État membre.
35 Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire d'examiner si les dispositions du traité FUE concernant la libre circulation des capitaux pourraient également s'opposer à une telle disposition nationale (voir, en ce sens, arrêt Jobra, précité, point 42).
Sur les dépens
36 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:
L'article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une disposition d'un État membre en vertu de laquelle le bénéfice d'une bonification d'impôt pour investissement est refusé à une entreprise qui est établie uniquement dans cet État membre, au seul motif que le bien d'investissement, au titre duquel cette bonification est revendiquée, est mis en œuvre physiquement sur le territoire d'un autre État membre.